« Au Cameroun, le président Biya a trouvé son bouc émissaire idéal : Vincent Bolloré »
Pour notre chroniqueur Yann Gwet, le groupe Bolloré, symbole de l’impérialisme français en Afrique, va devoir dédouaner le président de sa léthargie absolue.
Ce lundi 24 octobre, le Cameroun est en deuil suite au déraillement, trois jours plus tôt, d’un train au départ de Yaoundé qui conduisait environ 1 300 personnes à Douala. Les bilans officiels ont évoqué 50, puis 60, puis 70 et désormais 79 morts et environ 600 blessés. Des sources non officielles évoquent un bilan beaucoup plus lourd – plusieurs centaines de morts. Ce qui est sûr, c’est que cette catastrophe ferroviaire, comme l’éventrement d’une femme enceinte de jumeaux, Monique Koumaté, il y a quelques mois devant un hôpital public, a ému tout le Cameroun et illustré, une nouvelle fois, l’impasse dans laquelle se trouve un peuple pris en otage par sa classe politique et par son président.
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Ce dernier nous a fait l’insigne honneur de revenir de son long exil suisse dimanche 23 octobre, et s’est fendu d’une déclaration brève, contrainte, et désincarnée, dans laquelle il a entre autres salué « la réaction positive » du gouvernement et, à la manière d’un médecin, « prescrit une enquête approfondie pour établir les causes profondes de ces accidents ou de ce drame ». Ah oui, preuve sans doute de sa sollicitude, il a également « prescrit » que les blessés soient « soignés aux frais de l’Etat », c’est-à-dire des Camerounais.
Est-il indécent d’espérer que le président préside ?
Eût-il été indécent d’imaginer que celui-ci se rendît directement sur le lieu de la catastrophe ? Qu’il donnât un peu de son sang bleu ? Qu’il fît le tour des hôpitaux, notamment ceux d’Eseka, d’Edea, et même de Lolodorf, qui n’intéressent personne, mais qui ont accueilli, dans des conditions qu’on imagine désastreuses, des blessés et des morts ? Qu’il tînt un point presse tous les jours, entouré de ses ministres, pour évaluer la situation des victimes et leur prise en charge. Bref, qu’il gouvernât ?
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Oui cela eût été indécent. D’abord, ces comportements sont ceux que l’on observe dans des démocraties – ce que le Cameroun n’est pas. Et surtout, comme dans l’affaire Monique Koumaté, le souci du chef de l’Etat et de son gouvernement est avant tout politique. A quelques semaines du début de la CAN féminine de football au Cameroun, et à un peu plus d’une année de l’élection présidentielle, l’obsession du régime camerounais est d’apaiser la colère du peuple et de préserver un climat serein dans le pays. Pour cela, il est prêt à aller jusqu’à la répression d’éventuelles protestations populaires. Le précédent Koumaté illustre sa détermination.
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Le peuple aura son coupable
Dans ce contexte, « l’enquête approfondie » que le président Biya a « prescrite » vise non pas à établir les faits et les responsabilités, mais à trouver une victime expiatoire. Dans le cas du scandale Monique Koumaté, le directeur de l’hôpital Laquintinie, limogé quelque temps après le scandale, a joué ce rôle. Le ministre de la santé, lui, est toujours à son poste. Dans la présente affaire, Camrail, filiale d’un groupe Bolloré, symbole de l’impérialisme français en Afrique, fait figure de bouc émissaire idéal. Le ministre des transports camerounais, Edgar Alain Mebe Ngo’o, a déjà annoncé la couleur : « Le ministre donne une orientation générale », mais la décision d’ajouter huit voitures pour répondre à l’afflux de passagers a été prise par « les responsables de Camrail ». Le décor est planté. La catharsis aura lieu. Le peuple aura son coupable. La paix sociale sera sauve.
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Pourtant, seuls les naïfs peuvent croire à la thèse avancée par M. Mebe Ngo’o et à cette « enquête » qui dédouanera évidemment les responsables de l’Etat. Dans le contexte qui prévalait ce vendredi noir, alors que la route qui reliait les deux plus grandes villes du pays était coupée, il est tout simplement inimaginable que Camrail, simple concession d’un Etat camerounais qui, de surcroît, subventionne le transport des personnes, ait agi en totale autonomie. Inimaginable que Camrail, connaissant ses locomotives, ses wagons et l’état de la ligne, pour l’emprunter plusieurs fois par jour dans les deux sens, décide d’un coup de risquer la vie de 1 300 passagers et sa réputation. Et même si c’était le cas, au vu des rapports qui lient le groupe Bolloré à l’Etat camerounais, actionnaires tous deux de Camrail, le ministre des transports serait au mieux cas complice d’incompétence criminelle, indigne d’être maintenu dans ses fonctions.
Des questions qui ne seront pas posées
Mais, surtout, ce drame devrait être l’occasion d’interpeller directement le président Biya. Pourquoi, après trente-trois ans à la tête de l’Etat, et au vu du potentiel du Cameroun, Eseka et Edéa, qui sont pourtant des villes importantes et stratégiques entre Douala et Yaoundé, disposent d’hôpitaux si démunis – des témoignages rapportent que de simples compresses manquaient dans ces hôpitaux et des photos montrent des victimes « traitées » à même le sol. Pourquoi sommes-nous incapables d’avoir une compagnie nationale de chemins de fer digne de ce nom ? Pourquoi l’axe routier Douala-Yaoundé est-il l’un des plus meurtriers au monde ? Des accidents s’y produisent littéralement chaque semaine et il n’a pas été rénové depuis trente ans.
Ces questions et beaucoup d’autres ne seront pas posées. Elles ne doivent pas l’être. M. Biya nous a appelés à la « ferveur patriotique » et à « l’union des cœurs ». Autrement dit à accepter l’inacceptable et à continuer comme avant, sur le long chemin de la misère, du désespoir et de la mort. Jusqu’à quand ?
Yann Gwet chroniqueur Le Monde Afrique