RFI : En 2009, la Banque des Etats d’Afrique centrale a été victime de graves détournements de fonds, le plus grand scandale de son histoire. Où est-ce qu’on en est aujourd’hui ?
Lucas Abaga Nchama : J’ai fait ce qui m’était demandé par les chefs d’Etat, c’est-à-dire remettre le dossier aux mains de la justice, ce qui a été fait. Certains ont été condamnés et la procédure est en cours ici à Paris et en Afrique. Certains ont déjà été condamnés par exemple au Cameroun.
Il y a eu des défaillances humaines, est-ce qu’il n’y a pas eu aussi des défaillances techniques ?
Peut-être. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs nous avons rendu le contrôle totalement indépendant. Ce contrôle rend compte directement au Conseil d’administration. Aujourd’hui, par rapport à 2009, ni le gouverneur ni personne ne peut exercer une quelconque pression sur le contrôle interne à la banque. Et c’est cela qui a fait que nous avons vraiment beaucoup amélioré la gouvernance au sein de notre institution communautaire.
Aujourd’hui, la Banque des Etats d’Afrique centrale enregistre son plus haut bénéfice de l’histoire. C’est bien, mais au lieu de faire des bénéfices est-ce que votre banque ne ferait pas mieux de mettre plus d’argent au service des entreprises et du développement ?
Absolument. Cela nous permet de renforcer nos fonds propres, de distribuer les dividendes aux Etats, mais aussi d’appuyer les institutions de la sous-région, comme la COBAC (Commission bancaire d’Afrique centrale) ou le GABAC qui milite contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Mais en même temps la Banque centrale avec ses ressources, en rétablissant les équilibres financiers, nous soutenons l’activité économique depuis notamment qu’il y a le choc à cause de la chute du cours des matières premières. La Banque centrale a appuyé, par exemple, la Banque de développement. Parce que notre mission n’est pas de financer directement le développement. Et récemment, grâce à nos bénéfices, nous avons donné un concours de 400 milliards à cette institution, la Banque de développement des Etats de l’Afrique centrale qu’on appelle BDEAC.
A la tête de la BEAC vous gérez donc le franc CFA pour six pays d’Afrique centrale. Mais qu’est-ce que vous répondez à l’ancien commissaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, Carlos Lopez, qui dit que votre système est désuet parce que vous donnez la priorité à la lutte contre l’inflation et pas au développement ? Du coup, votre politique monétaire est restrictive. Elle pénalise les entreprises qui ont besoin de liquidité.
Il ne s’agit pas de faire la polémique avec ce monsieur. Aujourd’hui, on peut arrimer une monnaie à l’euro ou à un panier de monnaie, il n’y a aucun système parfait. Si c’est parce qu’il y a une crise aujourd’hui, une crise qui provient de l’insécurité et de la chute du cours des matières premières, notamment le pétrole puisque cinq Etats sur six produisent du pétrole, le problème n’est pas d’abord monétaire. C’est un problème économique. Donc par conséquent il ne s’agit pas de chercher les problèmes là où il n’y en a pas. Et quand on regarde l’impact de cette crise dans d’autres pays pétroliers, on voit dans un grand pays voisin où on laisse flotter la monnaie parce qu’on n’a plus de réserves.
Vous parlez du Nigeria ?
C’est à vous d’imaginer quels sont les pays qui connaissent une inflation importante. Par contre nous au niveau de l’Afrique centrale, nous maintenons un niveau confortable des réserves, ce qui est très important. Et le pouvoir d’achat des opérateurs est maintenu puisque notre inflation ne dépasse pas les 3%.
Mais si la monnaie était moins forte, si vos six pays pouvaient dévaluer peut-être qu’ils pourraient stimuler leurs industries exportatrices.
C’est vrai, mais nous avons opté pour un change fixe. Et par rapport à d’autres pays où on utilise la monnaie pour faire des ajustements systématiques, c’est parfois le désordre et ça crée une situation d’inflation que l’on ne peut plus maîtriser, voire de l’hyperinflation. Or, une monnaie stable est nécessaire pour avoir une croissance durable. Mais ça ne veut pas dire que le système actuel ne peut pas évoluer. Les accords datent de 1972, nous avons diversifié les partenaires. Les politiques à qui incombe la responsabilité de définir le système de change pour les monnaies peuvent toujours, s’ils le souhaitent, évoluer.
Evoluer dans quel sens ?
Dans n’importe quel sens. Vous savez, il y a des monnaies qui sont arrimées à une seule monnaie. Il y a des monnaies qui sont arrimées à un panier de monnaie, il y a des monnaies qui flottent carrément. Et donc ça, c’est une volonté politique. Mais le plus important dans le franc CFA aujourd’hui, c’est que c’est une monnaie stable qui nous permet de maintenir le pouvoir d’achat dans notre sous-région et c’est une volonté politique pour une intégration en Afrique centrale. C’est d’abord cela.
Donc l’avenir, ça pourrait être : arrimer la monnaie commune de vos six pays, non plus seulement à l’euro, mais un panier de devises. Et dans ce panier de devises, on pourrait mettre le yuan chinois, par exemple ?
Tout est possible. Nous avons de très bons rapports avec ce pays émergent qui est la Chine et dans un rapport gagnant-gagnant.
Beaucoup d’économistes disent que l’avantage de ce panier de devises, c’est que du coup votre monnaie commune ne serait plus arrimée à une monnaie très forte comme l’euro.
Est-ce qu’il faut vraiment rester dans le change totalement fixe ou un change fixe avec des marges de fluctuation, tout ça pour revenir dans un premier pool ? Pour l’heure, l’essentiel d’abord dans les économies en développement et qui aspirent à l’émergence, c’est d’avoir une monnaie stable avant d’envisager d’autres solutions.
Le franc CFA n’est-il pas un vestige du colonialisme ?
Pas du tout. Le franc CFA est géré par les Africains. Il y a une garantie pour la convertibilité externe de cette monnaie, mais à aucun moment nos partenaires ne nous dictent ce qui est à faire. On ne nous dicte pas. Moi qui suis gouverneur, je ne reçois pas les instructions du gouverneur de la Banque de France à Paris.
Mais de fait est-ce que ça ne donne pas au Trésor français et à la Banque de France un droit de regard sur les activités monétaires ?
Le droit de regard appartient au moment où ils sont les garants de la convertibilité externe de la monnaie. Le droit de regard oui, c’est normal lorsque vous êtes le garant, de voir comment les choses évoluent parce que c’est quand même un engagement. Mais à aucun moment, la France ne s’impose au niveau des décisions qui sont prises dans la gestion de notre monnaie.