Le pidgin que pratique la plupart des citadins camerounais réussit effectivement la prouesse de gommer – le temps d’une conversation – les différences sociales, les identités culturelles, les origines régionales et tribales.
Est-ce pour autant qu’il faut occulter voire nier “un problème anglophone” né d’abord du sentiment de relégation continue puis d’inexistence institutionnelle ressenti (comme tel) par la minorité anglophone, que les pouvoirs francophones successifs tiennent à réduire en une simple revendication linguistique?
Le Comité de Libération des Prisonniers Politiques (CL2P)
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Le pidgin peut devenir la langue de réconciliation des Camerounais
Dans le monde de l’art international qui compte désormais des artistes et des commissaires d’exposition africains de renom, les Camerounais se signalent par leur production artistique mais également par leur rôle de passeur indispensable. On connaît en France le rôle du pionnier Simon Njami, il convient de saluer le dynamisme de Koyo Kouoh ou de Christine Eyene. C’est depuis Berlin que le talentueux et fringant Bonaventure Soh Bejenh Ndikung met en valeur les créateurs extra-européens. Retour sur son parcours et sur le rôle inattendu qu’il confie au pidgin. Cette langue syncrétique dérivant des langues européennes peut devenir selon lui un ciment de la société camerounaise voire un socle panafricain.
Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, vous êtes natif de Bamenda et c’est à Berlin que vous est devenu ce que l’homme que vous êtes. Un agitateur culturel, un passeur. D’où vous vient ce talent…
Je suis né en 1977 à Yaoundé, une ville décrite comme francophone. J’ai grandi à Bamenda une ville considérée anglophone. Au-delà de ces étiquettes, dans notre maison, les gens parlaient toutes sortes de langues. Le ngemba, le lamnso, le weh, le beti et même le français et l’anglais avaient droit de cité. Mon père qui a étudié au Congo est revenu avec des vinyles de Franco, de Tabu Ley Rochereau, deMbilia Bel aussi également avec le lingala. J’ai vécu dans ce monde polyglotte.
Je suis arrivé à Berlin en 1997 où j’ai fait des études scientifiques conclues par un doctorat en biotechnologie médicale. En gagnant ma vie comme ingénieur, j’ai pu nourrir mon amour pour les arts.
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Mon père anthropologue avait une bibliothèque assez sophistiquée. Senghor, Angelou, Ngugi, Anta Diop, Fanon, Achebe veillaient là en compagnie d’innombrables magazines culturels, politiques qui m’ont donné une vision du monde que je n’ai assimilée que beaucoup plus tard. Les débats sur la négritude et le panafricanisme bercèrent mon enfance.
L’envie de franchir le pas… ?
A Berlin, un jour de 1997 j’entends à la TV qu’un Nigérian a été nommé directeur artistique d’un truc appelé Documenta. Jusqu’alors les Africains sur les chaînes allemandes se limitaient aux politiciens corrompus, aux victimes des famines et des guerres et aux footballeurs. Ce type s’appelait Okwui Enwezor. Et c’est la première fois que j’entendais parler du métier de curateur dit commissaire d’exposition même si je passais beaucoup de temps à traîner avec des artistes et à lire des livres sur l’histoire de l’art. Parce qu’il n’y avait pas d’espace pour montrer les œuvres et les artistes non occidentaux sans exotisme ni fétichisation, j’ai commencé à mettre sur pied un centre d’art appelé SAVVY Contemporary et plus tard le journal éponyme. Des artistes, des critiques, des philosophes, des commissaires d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes, des Amériques et d’Europe ont vite fait de rejoindre pour enrichir cet espace de réflexion qui est aussi un sanctuaire où l’hospitalité et la convivialité restent des vertus cardinales. Je suis aujourd’hui Curator at large (Commissaire d’expo spécial) pour Documenta 14 qui aura lieu à Athènes et à Kassel en 2017 tout en animant SAVVY Contemporary.
On a été surpris par cette partition du Cameroun en deux blocs linguistiques. Quel effet cela fait-il d’être coupé en deux ?
Le Cameroun traverse depuis longtemps une longue crise historique, politique et identitaire. Frantz Fanon nous a appris combien le colonialisme ne se contente d’imposer ses lois sur le présent et à l’avenir du peuple dominé mais qu’il défigure son passé pour le détruire. C’est exactement ce qui s’est passé au Cameroun. Bien avant 1884 et la Conférence dite du Congo à Berlin, les Allemands avaient jeté leur dévolu sur ce pays. Ladite conférence ne fit que confirmer le coup de force. Je vous passe les grandes étapes de cette histoire que tout le monde connaît ou devrait connaître : la domination allemande jusqu’en 1919, le mandat de la Société des Nations et le partage de l’ex-colonie allemande entre Français et Britanniques, la résistance nationaliste, impulsée par l’UPC, l’indépendance et l’union des deux entités pour former la République Fédérale du Cameroun. Cette réunification a été synonyme de retrouvailles mais aussi le début d’une malédiction. Très vite, les Camerounais anglophones ont demandé à être traités équitablement par les autorités du pays, très majoritairement francophones. Ce mécontentement s’est accru après le référendum du 20 mai 1972 qui a conduit à la transformation du Cameroun en un système étatique unitaire. Le Cameroun dit anglophone a perdu son autonomie et sa population a été marginalisée, discriminée, et dénigrée par le pouvoir central. En effet, on peut dire qu’il y a eu au Cameroun une sorte de racialisation à travers le prisme linguistique. Les effets de ces politiques de domination, d’absorption et d’assimilation se retrouvent dans les secteurs culturel, scolaire ou judiciaire. Partout on s’efforce d’imposer aux « Anglophones » des normes et des systèmes « francophones ».
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Toujours la mentalité coloniale…
Oui, il faut revenir à nos savoirs et nos histoires endogènes. Nous percevoir de nouveau comme des gens très divers qui parlaient et parlent encore des centaines de langues et mangeaient et mangent encore des centaines de type de nourritures très variées bien avant l’entreprise coloniale. Il faut restaurer le système juridique qui doit incorporer les règles et lois héritées des Français et des Britanniques et celles léguées par nos royaumes, chefferies, communautés et autres sultanats.
Si les langues séparent d’un côté, elles peuvent unir de l’autre…
Je pense que l’enjeu n’est pas la langue, mais son instrumentalisation. Pour ma part je ne suis pas spécialement attaché à ces langues coloniales. Le fait que je les parle ne fait pas de moi un Anglophone ou un Francophone. Je reste un Ngembaphone et plus largement un Bantouphone.
Mais les choses étant ce qu’elles sont et les influences du passé demeurant, je préconise comme langue nationale le pidgin qui est peut-être la langue la plus parlée au Cameroun. Cette langue syncrétique porte les empreintes de l’histoire coloniale mais également les traces de nombreuses langues locales. Je préconise le pidgin comme méthode et comme mode de vie. De plus, les Camerounais peuvent communiquer avec les Nigérians, les Ghanéens, les Libériens à travers leurs sortes de pidgin pas si éloignées du nôtre. Si nous nous lançons dans la pratique des autres pidgins à l’œuvre dans d’autres parties du continent nous serons sur la bonne voie. Le pidgin nous servira non seulement de catalyseur mais aussi d’espace de partage et de convivialité.
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Abdourahman Waberi chroniqueur Le Monde Afrique