De passage au Cameroun où il achève une visite dans le Sud-Ouest et le Nord-Ouest, le directeur régional Afrique du National Democratic Institut, Think Thank basé aux États-Unis proche du Parti démocrate américain évoque les évènements de Bamenda et Buéa, la gestion de la crise par le gouvernement, la question anglophone et son éventuelle candidature à la présidentielle de 2018.“ L’omniprésence d’un État prédateur pousse à la révolte.Adopter le fédéralisme sans trop y croire ou sans maîtriser les rouages de son fonctionnement ne nous mènerait nulle part. Il faut reconnaître que ceux qui gouvernent notre pays depuis des décennies ne maitrisent qu’une approche de centralisation jacobine du pouvoir, qu’ils pratiquent depuis les années 60. il y a de quoi douter de leur capacité à trouver des solutions durables à la crise actuelle qui suppose une ouverture d’esprit et des nouvelles méthodes de gouvernance et d’interactions entre l’État et les populations. ”
Que vous inspire l’instabilité dans laquelle les régions du Nord Ouest et du Sud Ouest semblent s’installer en cette fin d’année 2016 ?
J’aimerais d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’une instabilité sécuritaire mais plutôt d’une instabilité sociale provoquée au départ par des revendications légitimes des avocats et des enseignants, et exacerbée ensuite par une mauvaise réaction à la situation du fait de certaines autorités et acteurs politiques. Aujourd’hui, les réclamations initiales se sont aggravées par l’expression d’un ras-le-bol généralisé des populations : elles viennent remettre en question certains aspects fondamentaux de la forme extrêmement centralisée de l’État et le fonctionnement des institutions et des espaces de liberté. À ce jour, beaucoup de frustrations ont été portées sur la place publique et nous devons les gérer avec sincérité et beaucoup de dextérité pour ne pas hypothéquer l’avenir du pays et de générations futures.
Parmi les revendications formulées par les manifestants, lesquelles ont retenu votre attention et méritent un traitement urgent ?
Vous savez, les questions de droit et libertés, et de l’éducation engagent la survie et le développement de toute société ou communauté. Les revendications inventoriées par les enseignants et les avocats sont intimement liées les unes aux autres et méritent d’être traitées au plus vite pour éviter une détérioration aggravée du climat social et de la cohésion nationale. J’avoue que je suis moi même choqué par les chiffres de sous représentativité dans les organes gouvernementaux avancés par les grévistes, qui font ressortir une marginalisation planifiée et délibérée des ressortissants de ces deux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.
Selon vous, quel est le problème de fond qui structure ces revendications visiblement éparses ?
À mon sens, le problème de fond est celui d’une mal gouvernance excessive ressentie comme une discrimination flagrante voire une exclusion de la gestion de la chose publique, aussi bien à l’échelle nationale que locale, et cela depuis plusieurs décennies. L’omniprésence d’un État prédateur qui se contente d’extraire tout ce dont disposent ces populations sans leur en redistribuer aucun dividende pousse à la révolte. Et la brutalité avec laquelle les forces de l’ordre ont traité les avocats – un corps très respecté dans la tradition anglosaxonne – comme les enseignants et les étudiants d’université a fini par convaincre une frange importante de la population qu’elle n’aura jamais d’avenir dans ce pays et particulièrement sous le régime actuel.
Quelle est votre perception de ce qui est communément appelé le problème anglophone ?
Fouillez dans les archives des interviews que j’accorde à la presse nationale depuis plus d’une décennie. Lisez le livre “Le Cameroun de Demain” publié en 2013. J’ai toujours dit qu’il y a une question anglophone méritant une attention particulière pour être résolue. Hélas, l’arrogance du pouvoir en place empêche une lecture objective de ces signaux pourtant très visibles, au point d’avoir conduit à un débordement dans la rue avec des actes de violence et des revendications encore plus radicales.
Partagez-vous la thèse d’une instrumentalisation des manifestants par des groupes organisés ayant des buts inavoués ?
Il serait malhonnête et méprisant d’imaginer que des personnes bien éduquées – des intellectuels, des avocats, des élus (députes, maires, conseillers municipaux), des parents et des étudiants – n’ont aucune capacité d’analyse des souffrances qu’ils subissent depuis longtemps. Que dire des autres compatriotes francophones, y compris des élus du parti au pouvoir, qui reconnaissent la légitimité des revendications posées ? N’oublions pas que ces revendications datent depuis de nombreuses années. Et c’est aussi cette attitude fâcheuse du régime qui froisse beaucoup de nos compatriotes – le fait de chercher toujours des bouc émissaires au lieu de s’attaquer aux problèmes réels posés en plein jour par des citoyens responsables, honnêtes et patriotes.
Quelles propositions faites-vous pour un règlement définitif de cette crise ? Le fédéralisme vous semble-t-il une solution pertinente?
Dans le système de gouvernance actuelle sous le Président Biya, il est difficile de savoir à qui faire des propositions concrètes. Comment proposer des solutions à un noyau aveuglé du régime qui refuse de reconnaître l’existence du problème ? Saura-il mettre en œuvre des solutions qu’il n’arrive pas lui-même à initier ? Certains évoquent le fédéralisme comme solution, mais rien ne nous assure que s’il était adopté, le fédéralisme ne resterait pas lettre morte, comme le régime actuel l’a fait de la décentralisation adoptée en 1996. Voilà 20 ans que les dispositions constitutionnelles relatives à la décentralisation ne sont pas appliquées. Adopter le fédéralisme sans trop y croire ou sans maîtriser les rouages de son fonctionnement ne nous mènerait nulle part. Il faut reconnaître que ceux qui gouvernent notre pays depuis des décennies ne maitrisent qu’une approche de centralisation jacobine du pouvoir, qu’ils pratiquent depuis les années 60. il y a de quoi douter de leur capacité à trouver des solutions durables à la crise actuelle qui suppose une ouverture d’esprit et des nouvelles méthodes de gouvernance et d’interactions entre l’État et les populations.
Peut-être la solution du sécessionnisme prônée par le Scnc devrait-elle, elle aussi, faire l’objet d’un débat franc ? Qu’en pensez-vous ?
La présente crise a exposé en grand jour la détérioration du lien entre ceux qui nous gouvernent aujourd’hui et les populations à la base. Le pays entier et la communauté internationale se rendent compte que la blessure est profonde et nécessite des efforts sincères, inclusifs et participatifs pour être soignée. Je viens de passer deux semaines dans le Nord Ouest et le Sud-Ouest, et je constate que les populations ne sont plus prêtes à accepter l’inacceptable. Nous devons donc tous prendre la mesure de l’ampleur des réclamations et ne rien traiter à la légère ou avec des méthodes habituelles et rétrogrades de brutalité, d’achat de conscience de quelques élites ou de la propagande clivante.
Venons-en à la gestion de ces tensions sociales par le gouvernement, quelle analyse en faites-vous ?
Comme je l’ai dit la semaine dernière à Kumba, dans le SudOuest, aucun chef d’État ou leader politique ne choisit les crises qui surgissent pendant son mandat électif, mais c’est sur leur gestion de ces différentes crises qu’ils sont jugés – sur le moment et a posteriori . Je salue le fait que le Premier ministre, Philemon Yang ait fait le déplacement à Bamenda pour rencontrer les leaders des avocats et des enseignants, et que le gouverneur de la région du Nord-Ouest ait multiplié les contacts citoyens au plus fort de la crise pour calmer les esprits échauffés par la brutalité de certains éléments des force de l’ordre et par les déclarations mensongères et intempestives de certains politiques. Cela dit, vous-vous souvenez que dans une déclaration du 23 novembre, donc 48 heures après le déclenchement des manifestations, j’avais demandé que le président Paul Biya s’adresse à la nation pour apaiser et rassurer tout un chacun. Je reste convaincu qu’une telle démarche initiée dès le début aurait permis une meilleure gestion de la crise, et évité les dérives répressives et traumatisantes envers les populations dans les grandes villes de ces deux régions du pays. A ce jour, les populations attendent les sanctions exemplaires contre ceux qui ont agi de façon non professionnelle. Elles attendent aussi des actes et des actions concrètes en réponse aux revendications posées qui les rassurent sur leur appartenance à part entière à la nation camerounaise. Il y va de la convivialité citoyenne fondée sur des relations saines et respectueuses entre le peuple et ceux censés les protéger.
Le chef de l’État qui est au pouvoir depuis 34 ans n’a-t-il pas failli dans sa mission de promotion de l’intégration nationale et du caractère biculturel de notre pays ?
Aujourd’hui le bilan de 34 ans de discours et de glorification personnelle est sur la place publique et il appartient à chacun d’en tirer ses propres conclusions. Posez la question à ceux qui aujourd’hui roulent sur le “Ring Road” que le président Biya avait lui même promis aux populations enclavées du Nord-Ouest. Posez la question à ceux qui avaient connu les ports de Mamfe, Tiko et Victoria comme centres névralgiques alimentant les activités commerciales dans les deux ré- gions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Posez la questions à ceux qui ont connu les entreprises florissantes de l’ancien Cameroun occidental liquidées ou fermées sous le régime actuel – Powercam, Produce Marketing Board, Cameroon Bank, Cameroon Air Transport, Ndu Tea Estate, Nanga Building Company, etc. Ne parlons pas du domaine culturel et des valeurs abondamment couvertes par les médias ces dernières semaines. Le plus triste pour moi, en tant que panafricain, c’est de voir le régime se comporter comme s’il n’avait d’autre objectif politique que d’anéantir tout un peuple et sa culture, alors que dans d’autre pays Africains les gens font tout pour faire épanouir le bi-culturalisme. En dehors des questions actuelles dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, les insuffisances du régime sont criantes. Allez dans le Grand Nord et constatez vous même la précarité de la vie des citoyens ordinaires. Elles sont visibles, palpables. Parlez aux ressortissants de l’Est et du Sud; allez voir dans la Lékie, à quelques kilomètres de Yaoundé; lisez le mémorandum du patriarche du Mfoundi. Faites le tour des grandes villes de Yaoundé, Douala, Maroua, Bafoussam, Bamenda, etc, et vous verrez combien l’urbanisation moderne se fait attendre. En aucune région les gens ne se sentent à l’aise. Apparemment aucun secteur n’est épargné et la survie est devenue une bataille quotidienne pour la grande majorité de nos concitoyens.
Au-delà des frontières nationales, on a beaucoup parlé du NDI lors des dernières élections en Afrique, quel est l’objectif réel des missions d’observations des élections que vous conduisez en Afrique ?
Les missions d’observations électorales du NDI, comme celles des autres structures telles l’Union Africaine, l’Union Européenne, le Centre Carter, etc., constituent des mesures d’accompagnement neutres et non partisanes aux pays qui souhaitent organiser des élections paisibles et crédibles. Sur notre continent, je me réjouis du fait que ces différentes missions viennent renforcer le travail pertinent et hautement apprécié des organisations de la société civile africaine qui de plus en plus s’approprient des élections dans leurs pays respectifs et qui recrutent, forment et déploient des dizaines de milliers d’observateurs nationaux pour observer les diffé- rents scrutins.
Êtes-vous toujours animé par un principe de neutralité dans les élections que vous observez ?
C’est la condition sine que non de chaque mission d’observation. Il y va de sa crédibilité ! Par ailleurs, il existe depuis 2005, une déclaration de principes sur l’observation électorale avec des règles de déontologie et une méthodologie bien précises. Le temps où certains groupes arrivaient la veille d’une élection pour se prononcer sur le résultat et la qualité du scrutin avant même la fermeture de bureaux de vote est derrière nous.
Quel bilan pouvez vous faire après plusieurs années d’observation des élections en Afrique ?
Des progrès se réalisent comme nous le constatons dans les pays comme le Ghana, le Sénégal, le Benin, Le Nigéria et l’Afrique du Sud; mais les défis majeurs restent à franchir, surtout dans la zone des Grands Lacs et notre sousrégion d’Afrique Centrale.
Pour finir, est-il envisageable que vous troquiez votre costume d’observateur des élections pour celui de compétiteur lors de la prochaine élection présidentielle dans votre pays le Cameroun?
Le Cameroun de 2018 et au delà se construira avec l’ensemble de ses fils et filles de bonne volonté, chacun apportant le meilleur de ce qu’il dispose en terme d’expertise et d’expérience professionnelle. Notre pays a besoin du sang neuf, d’un visionnaire, d’un vrai rassembleur qui pourra servir avec abnégation en prêtant une attention particulière aux doléances de l’ensemble des populations du Nord au Sud, et de l’Est à l’Ouest. Dans ce sens, la priorité serait d’œuvrer dans le sens d’une démarche collective pour que se produise le changement véritable et générationnel vécu en d’autres lieux et tant nécessaire pour notre survie nationale.
Propos recueillis par Claude Tadjon
le jour n°2342 du jeudi 29 décembre 2016