C’est une « belle histoire », comme les journalistes les aiment. Surtout quand il s’agit de l’Afrique, dont les images de tragédie font trop souvent le tour du monde. La Silicon Mountain – ainsi que se nomme l’écosystème de start-ups de Buéa, une ville de province camerounaise de 100 000 habitants – a déjà vu se pencher sur elle les bonnes fées des médias internationaux, comme la BBC, France 24 ou The Guardian.
Je m’y suis moi-même rendu fin 2016 et j’ai compris pourquoi cette expérience encore modeste suscitait spontanément beaucoup de sympathie. Des jeunes Africains, souvent d’origine modeste, remplis d’assurance et persuadés de pouvoir « conquérir le monde » à partir des flancs brumeux du Mont Fako, l’un des sommets les plus hauts de leur continent (4070 mètres d’altitude) : voilà qui ne manque pas de panache.
Glocalisation
A Buéa, j’ai sympathisé avec Fritz Ekwoge, un ingénieur de 30 ans qui a entièrement codé Feem, une application de transfert de fichiers qui a déjà été téléchargée un million de fois, à partir du monde entier, notamment grâce aux recommandations enthousiastes de blogs hi-tech de référence.
Fritz m’a dévoilé la stratégie des pionniers de la Silicon Mountain, qu’il résume en un mot : glocalisation. Il faut pouvoir concevoir dans cette petite ville universitaire où la vie n’est pas chère et où règne un calme propice au travail des développeurs, des applications et des contenus qui s’adressent au monde entier, pas seulement à un marché local étroit et immature.
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Pour exporter des produits agricoles et industriels, les Africains ont besoin de préalables comme des bonnes routes, des plateformes logistiques de qualité et des législations favorables. Pour vendre du « jus de crâne », il suffit juste d’avoir Internet – ce qui tombe bien, car les infrastructures numériques sont les seules à s’améliorer très rapidement au Cameroun, pays d’Afrique centrale dirigé depuis bientôt 35 ans par le même homme, Paul Biya, ancien de Sciences Po et de l’Institut des études d’outre-mer de Paris.
Du coup, quand j’ai reçu une alerte Whatsapp de Fritz m’expliquant qu’environ 20% de la population était privée d’Internet depuis bientôt dix jours, je lui ai promis de médiatiser ce scandale.
“Malaise anglophone”
Pour comprendre ce qui se joue, quelques éléments de contexte sont nécessaires. La Silicon Mountain se trouve dans une des deux régions « anglophones » d’un pays qui en compte dix, les autres étant considérées comme « francophones ».
C’est l’héritage d’un passé colonial compliqué. Le Cameroun a été dans un premier temps une possession allemande. Après la Première Guerre Mondiale, il a été coupé en deux et confié par la Société des Nations (SDN, l’ancêtre des Nations unies) à la France et à la Grande-Bretagne. Au moment des indépendances, une partie du Cameroun britannique a choisi par référendum d’être rattaché au Cameroun français. Un Etat fédéral est créé, et le principe est, comme au Canada, « un pays, deux systèmes ».
Mais très vite, on évolue vers un Etat centralisé et corrompu, où les moindres décisions sont prises à Yaoundé, à 700 kilomètres de Buéa. Avec le temps, on parle de plus en plus du « malaise anglophone ». Et des thèses prônant un retour au fédéralisme, voire une sécession pure et simple, commencent à émerger. D’autant plus que les régions anglophones ne sont pas sans atouts : elles ont un bon niveau d’éducation, des réserves de pétrole, et des terres volcaniques extrêmement fertiles où le thé et la banane sont exploitées à une échelle industrielle.
La police mate les étudiants
Alors, quand en octobre dernier, à la faveur de revendications portées par les enseignants et les avocats anglophones, des mouvements de protestation en viennent à remettre en question la forme de l’Etat, le pouvoir central réagit par la répression.
Il fait mater impitoyablement les étudiants de l’Université de Buéa par les forces de l’ordre. Des étudiants justement pétris de culture numérique, et qui se servent massivement des réseaux sociaux pour témoigner, comme dans ces vidéos, de la brutalité des sévices.
Plus généralement, le pouvoir camerounais s’irrite du caractère incontrôlable des médias sociaux et des activistes qui y « sévissent ».
Punition collective
Et pour cause : quand le quotidien d’Etat, Cameroon Tribune, affirme en titre que “l’ordre règne dans les zones anglophones” et fait croire par un photomontage que les cours ont repris là où ses adversaires ont pourtant réussi à faire triompher leur mot d’ordre de « ville morte », des preuves qui démentent ses affirmations pleuvent sur la Toile.
Aux grands maux, les grands remèdes : le gouvernement décide de punir collectivement les « Anglophones », en coupant Internet « dans certaines régions sensibles ». Ce courrier adressé par le patron de la société d’Etat Camtel, qui contrôle tous les « backbones » qui relient le pays à la grande toile d’araignée mondiale, à sa ministre de tutelle, témoigne de la brutalité des méthodes : les opérateurs télécoms privés, qui ont renâclé à exécuter les consignes gouvernementales, ont vu leur service suspendu dans tout le pays, et ont été forcés de se mettre au pas.
C’est une « belle histoire », comme les journalistes les aiment. Surtout quand il s’agit de l’Afrique, dont les images de tragédie font trop souvent le tour du monde. La Silicon Mountain – ainsi que se nomme l’écosystème de start-ups de Buéa, une ville de province camerounaise de 100 000 habitants – a déjà vu se pencher sur elle les bonnes fées des médias internationaux, comme la BBC, France 24 ou The Guardian.
Je m’y suis moi-même rendu fin 2016 et j’ai compris pourquoi cette expérience encore modeste suscitait spontanément beaucoup de sympathie. Des jeunes Africains, souvent d’origine modeste, remplis d’assurance et persuadés de pouvoir « conquérir le monde » à partir des flancs brumeux du Mont Fako, l’un des sommets les plus hauts de leur continent (4070 mètres d’altitude) : voilà qui ne manque pas de panache.
Glocalisation
A Buéa, j’ai sympathisé avec Fritz Ekwoge, un ingénieur de 30 ans qui a entièrement codé Feem, une application de transfert de fichiers qui a déjà été téléchargée un million de fois, à partir du monde entier, notamment grâce aux recommandations enthousiastes de blogs hi-tech de référence.
Fritz m’a dévoilé la stratégie des pionniers de la Silicon Mountain, qu’il résume en un mot : glocalisation. Il faut pouvoir concevoir dans cette petite ville universitaire où la vie n’est pas chère et où règne un calme propice au travail des développeurs, des applications et des contenus qui s’adressent au monde entier, pas seulement à un marché local étroit et immature.
Pour exporter des produits agricoles et industriels, les Africains ont besoin de préalables comme des bonnes routes, des plateformes logistiques de qualité et des législations favorables. Pour vendre du « jus de crâne », il suffit juste d’avoir Internet – ce qui tombe bien, car les infrastructures numériques sont les seules à s’améliorer très rapidement au Cameroun, pays d’Afrique centrale dirigé depuis bientôt 35 ans par le même homme, Paul Biya, ancien de Sciences Po et de l’Institut des études d’outre-mer de Paris.
Du coup, quand j’ai reçu une alerte Whatsapp de Fritz m’expliquant qu’environ 20% de la population était privée d’Internet depuis bientôt dix jours, je lui ai promis de médiatiser ce scandale.
“Malaise anglophone”
Pour comprendre ce qui se joue, quelques éléments de contexte sont nécessaires. La Silicon Mountain se trouve dans une des deux régions « anglophones » d’un pays qui en compte dix, les autres étant considérées comme « francophones ».
C’est l’héritage d’un passé colonial compliqué. Le Cameroun a été dans un premier temps une possession allemande. Après la Première Guerre Mondiale, il a été coupé en deux et confié par la Société des Nations (SDN, l’ancêtre des Nations unies) à la France et à la Grande-Bretagne. Au moment des indépendances, une partie du Cameroun britannique a choisi par référendum d’être rattaché au Cameroun français. Un Etat fédéral est créé, et le principe est, comme au Canada, « un pays, deux systèmes ».
Mais très vite, on évolue vers un Etat centralisé et corrompu, où les moindres décisions sont prises à Yaoundé, à 700 kilomètres de Buéa. Avec le temps, on parle de plus en plus du « malaise anglophone ». Et des thèses prônant un retour au fédéralisme, voire une sécession pure et simple, commencent à émerger. D’autant plus que les régions anglophones ne sont pas sans atouts : elles ont un bon niveau d’éducation, des réserves de pétrole, et des terres volcaniques extrêmement fertiles où le thé et la banane sont exploitées à une échelle industrielle.
La police mate les étudiants
Alors, quand en octobre dernier, à la faveur de revendications portées par les enseignants et les avocats anglophones, des mouvements de protestation en viennent à remettre en question la forme de l’Etat, le pouvoir central réagit par la répression.
Il fait mater impitoyablement les étudiants de l’Université de Buéa par les forces de l’ordre. Des étudiants justement pétris de culture numérique, et qui se servent massivement des réseaux sociaux pour témoigner, comme dans ces vidéos, de la brutalité des sévices.
[ot-video type="youtube" url="https://www.youtube.com/watch?v=zkmhEFdBUgY"]
[ot-video type="youtube" url="https://www.youtube.com/watch?v=SNX5Y3d54E8"]
Plus généralement, le pouvoir camerounais s’irrite du caractère incontrôlable des médias sociaux et des activistes qui y « sévissent ».
Punition collective
Et pour cause : quand le quotidien d’Etat, Cameroon Tribune, affirme en titre que “l’ordre règne dans les zones anglophones” et fait croire par un photomontage que les cours ont repris là où ses adversaires ont pourtant réussi à faire triompher leur mot d’ordre de « ville morte », des preuves qui démentent ses affirmations pleuvent sur la Toile.
Aux grands maux, les grands remèdes : le gouvernement décide de punir collectivement les « Anglophones », en coupant Internet « dans certaines régions sensibles ». Ce courrier adressé par le patron de la société d’Etat Camtel, qui contrôle tous les « backbones » qui relient le pays à la grande toile d’araignée mondiale, à sa ministre de tutelle, témoigne de la brutalité des méthodes : les opérateurs télécoms privés, qui ont renâclé à exécuter les consignes gouvernementales, ont vu leur service suspendu dans tout le pays, et ont été forcés de se mettre au pas.
“Une forme de terrorisme”
« Ce recours systématique à des coupures de connexion devient malheureusement une pratique généralisée », déplore Julie Owono, responsable Afrique de l’ONG Internet Sans Frontières. Elle égrène les noms des pays africains où Internet a été coupé tout ou partie ces derniers mois à l’occasion de montées de tension :
– la République démocratique du Congo,
– le Tchad,
– le Gabon,
– le Congo-Brazzaville,
– l’Ouganda, etc…
Elle poursuit :
« Il y a quelques années, Internet était réservé à une minorité dans ces pays. Il fallait avoir un ordinateur, et souvent une ligne filaire. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont accessibles via le téléphone. Et les Africains en ont une utilisation très politique. Les Etats, de leur côté, ont une réaction de panique. Ils ne parviennent pas à s’adapter à la nouvelle donne, et sont tentés de revenir en arrière. »
Au Cameroun, justement, le président de l’Assemblée nationale Cavaye Yeguie Djibril dénonçait les « effets insidieux des médias sociaux », présentés comme « une nouvelle forme de terrorisme » ou « aussi dangereux que les missiles ». Dans un pays régulièrement frappé par les attaques criminelles des djihadistes de Boko Haram…
“Droit à la connexion”
Pour soutenir le « droit à la connexion » de peuples « punis » collectivement à la moindre poussée de fièvre, Internet Sans Frontières et d’autres organisations de la société civile ont lancé la coalition « Keep it On », qui veut agir pour donner force de loi à la résolution A/HRC/RES/32/13 du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies dont l’adoption date de juillet 2016. Cette résolution condamne clairement « les mesures qui visent à empêcher ou perturber délibérément l’accès à l’information ou la diffusion d’informations en ligne, en violation du droit international des droits de l’homme ».
Quand j’étais à Buéa en décembre dernier, j’ai vaguement discuté avec Fritz du « malaise anglophone ». « Les gens se plaignent trop du gouvernement. Il faut sortir de la culture de l’excuse et bosser », m’a dit ce bilingue parfait, certes originaire des montagnes du Sud-Ouest mais aussi diplômé de l’Ecole polytechnique de Yaoundé, grande école d’ingénieurs dans la plus pure tradition française.
Aujourd’hui, il doit faire quatre heures de route chaque jour pour avoir accès à Internet et travailler à Douala, la capitale économique (francophone) du Cameroun. Je ne sais pas si son point de vue sur la situation politique a changé ou si le cours des événements a radicalisé les afrogeeks de Buéa.
Je note juste que le gouvernement camerounais, pour se battre contre les « séparatistes », a lui-même pris l’initiative d’une « sécession numérique ».
Par Elie Tchapi, NouvelObs