«Aujourd’hui donc le problème n’est plus seulement anglophone ; il est national et même international»
Germinal : L’attention des Camerounais est captée depuis un certain temps par ce qui est communément appelé ‘le problème anglophone.’ Quelle lecture faites-vous de cette situation et comment vous la vivez-vous?
Christopher Fomunyoh : Il s’agit d’une situation d’incompréhension historique latente qui date et dont la dernière manifestation est cette crise née des doléances professionnelles des avocats et des enseignants anglophones, et qui entre temps s’est métamorphosée en une crise de confiance aigue de la gouvernance dans les deux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Quatre mois après les premières manifestations de rue, on est confronté à une crise d’envergure nationale qui impose à chacun de nous une introspection profonde des valeurs humaines et démocratiques qui nous animent.
Personnellement, comme la vaste majorité des compatriotes, je vis très mal et avec beaucoup de tristesse cette situation : d’abord parce que je suis fils du Nord-Ouest et donc anglophone ; et ensuite parce que je fais partie de ceux qui ont toujours cru au sens d’équité et de justice de l’état. Aujourd’hui cette confiance est fortement ébranlée par certains actes qu’on ne peut s’empêcher de condamner. Je citerais notamment les pertes en vies humaines, les égarements de certains manifestants au début de la crise, l’incendie de la faculté de médecine de l’université de Bamenda, la violence gratuite sur les étudiants et les avocats qui manifestaient paisiblement, et cette punition, voire cette humiliation collective sur plus de cinq millions de nos concitoyens qui depuis plus de 60 jours ont été privés d’Internet et d’autres moyens de communication. Comment peut-on ne pas partager la consternation de cette population qui, ne l’oublions pas, à elle seule dépasse de loin la population totale des trois pays voisins qui sont le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Congo Brazzaville ? Même s’il y a eu des actes isolés de cybercriminalité au début de la crise, il existe plusieurs façons de contrer ces actes pour la plupart minimes, sans avoir à châtier des populations innocentes en les privant de leur liberté fondamentale d’accès à l’information. Par ailleurs, cette coupure d’Internet a un coût négatif sur notre économie, tout comme elle ternit gravement l’image de notre pays sur la scène africaine et internationale. Les gens en parlent partout à travers le monde ; ils marquent leur étonnement par rapport à notre incapacité à valoriser les atouts dont nous disposons, et ça fait très mal.
Aujourd’hui donc le problème n’est plus seulement anglophone ; il est national et même international lorsqu’on voit les images des compatriotes manifestant devant nos ambassades et autres institutions à l’étranger.
Pensez-vous qu’une solution définitive à ce problème anglophone ou national sera trouvée un jour ?
Si. Forcément une solution sera trouvée, un jour ou l’autre, étant donné que les griefs ont été mis sur la place publique. D’ailleurs, nous n’avons pas de choix si nous voulons promouvoir la convivialité entre les différentes communautés nationales. Et cela suppose également que les doléances soient prises en compte et solutionnées, et que les problèmes structurels relatifs à la gouvernance nationale, régionale et locale soient débattus avec honnêteté et sérénité, et résolus de façon consensuelle dans les plus brefs délais.
Parmi les solutions évoquées, certains prônent la décentralisation, d’autres le fédéralisme, et certains la sécession. Dans quel groupe vous trouvez-vous ?
Comme vous le savez, en panafricaniste convaincu, je n’ai jamais prôné la sécession ou une quelconque séparation, et ma position n’a pas changé. Au moment où les grands ensembles se forment partout ailleurs dans le monde, l’émiettement des pays africains serait contreproductif pour le développement et pour l’intégration nationale et continentale. Comme la constitution prévoit des garanties et protège les droits fondamentaux, nous devons tous œuvrer, le Président de la République en premier, pour que ça soit ainsi au bénéfice de tous les citoyens.
En même temps, je trouve que le débat figé entre la décentralisation et le fédéralisme est mal posé, car il faut d’abord créer les conditions favorables pour un débat instruit et constructif, un débat franc et sincère sur le mode de gouvernance de nôtre pays. Par ailleurs, je suis agacé du fait que ce débat se tienne alors que ceux qui ont posé le problème au départ — et de la manière la plus civilisée et paisible que possible — se trouvent en détention a Kondengui pour être traduits devant un tribunal militaire. Evitons de tomber dans une fixation de la forme de l’État qui s’articulerait uniquement autour de la décentralisation ou du fédéralisme. Nous devons dépasser cette posture. Cela demande d’éviter de sauter dans la rue comme ces compatriotes qui, en 1990, ont marché à Yaoundé et dans d’autres villes de la République contre le multipartisme et la démocratie qu’ils définissaient alors comme des « valeurs importées. » On connait la suite : aujourd’hui, au nom de ces « valeurs importées » les mêmes qui avaient marché se disent démocrates et prétendent avoir apporté la démocratie au Cameroun.
À mon sens, nous devrons très bien diagnostiquer le contrat de confiance violé, les textes jamais appliqués, les promesses non-tenues et les ratées constatées pendant ces dernières décennies, avant d’examiner les nouvelles formes de gouvernance et les alternatives fiables à même de nous orienter vers l’option idéale pour notre pays. Sinon, on ne pourra jamais trouver de solution durable. Il faut aussi prendre des mesures rapides d’apaisement telles : la libération immédiate des avocats, des enseignants, des leaders de la société civile, et d’autres anglophones arrêtés ; le rétablissement de la connexion Internet ; la cessation immédiate des arrestations arbitraires des journalistes et des innocents — afin de créer un climat propice pour une réflexion approfondie et cohérente sur les voies de sortie de crise.
J’en appelle aux autorités concernées et qui ont le pouvoir de décision d’appliquer les mesures évoquées ci-dessus, et de prêter une oreille attentive aux doléances et aux cris de détresse des populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, et plus généralement des Camerounais. Ils doivent rechercher des solutions aux problèmes qui se posent aux différentes communautés dont la dégradation des conditions de vie est très préoccupante. Je lance un appel solennel aux compatriotes pour que nous prenions tous, individuellement et collectivement, l’engagement d’élever le niveau de débat sur ces questions capitales relatives à l’avenir de la patrie. Comme vous le savez très bien, je suis profondément républicain et démocrate. Je défends un Etat de droit authentique où l’intérêt général est au cœur des préoccupations des dirigeants à tous les niveaux ; il y a séparation effective des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire ; la justice est indépendante ; les droits fondamentaux de l’homme sont respectés ; la corruption est combattue avec la dernière énergie et aussi de façon transparente ; la méritocratie prime sur d’autres considérations ; la déclaration des biens et avoirs est effective ; les élections libres, équitables et justes sont organisées par un organisme véritablement indépendant, et un code électoral mis en place de manière consensuelle. Voilà quelques exemples des mesures à même de rassurer l’ensemble de nos citoyens.
Depuis le déclenchement de cette crise, on ne vous a pas pourtant assez entendu. Comment expliquez-vous ce mutisme ?
Mais non, comment pouvez-vous penser un seul instant que je sois resté inactif par rapport à une crise aussi importante et à laquelle le monde entier est aujourd’hui alerté. Il vous souvient que, 48 heures après le déclenchement des premières manifestations du 21 novembre 2016, j’ai fait une déclaration publique en anglais et en français fortement relayée par les médias nationaux, déclaration dans laquelle j’appelais au calme et à la non-violence. Dans ce même communiqué du 23 novembre 2016, en voyant les images qui provenaient du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, j’avais recommandé que le président Paul Biya s’adresse à la nation pour calmer les esprits et rassurer les concitoyens. A ce jour, cette déclaration est toujours d’actualité et je reste convaincu que si le président Biya avait pris les devants en ce moment-là au mois de novembre, la question n’aurait pas pris la tournure que l’on connait aujourd’hui.
Je suis descendu sur le terrain à Kumba dans le Sud-Ouest en mi-décembre 2016, où j’ai encore appelé à la non-violence et au pansement des cœurs. J’ai accordé des interviews à la presse écrite et radiotélévisée allant dans le même sens. Heureusement que d’autres concitoyens tels que Dr. Simon Munzu, les Honorables Wirba et Joshua Osih, les anciens Bâtonniers Bernard & Akere Muna, Me Felix Agbor Balla, Ayah Paul, Mme Kah Walla, etc., dont je salue les efforts, ont eux aussi édifié l’opinion nationale et internationale sur les contours de la question.
Comment appréciez-vous les démarches des différents intervenants jusqu’à présent ?
Il va sans dire que par sa détermination et sa persévérance, la jeune génération des anglophones — les avocats, les enseignants, les étudiants et autres personnalités impliquées dans ce mouvement — a réussi à mettre sur la place publique, et de manière pacifique, des doléances qui perdurent depuis des décennies, et qui jusqu’à présent étaient traitées à huis-clos en commissions restreintes par certains politiques.
Dans la vie de toute nation, la gestion des crises d’envergure permet de mieux cerner les pensées et les convictions des uns et des autres, et beaucoup de nos compatriotes se sont illustrés par leur objectivité et la pertinence de leurs interventions. Je profite de l’occasion que vous m’offrez pour apprécier à leur juste valeur les prises de position factuelle et dépassionnée de tous ceux qui ont pu éclairer l’opinion nationale et internationale sur la problématique. Je pense notamment à l’ancien ministre David Abouem-A-Tchoyi, à Protais Ayangma, au Député RDPC Martin Oyono, à Me Jean de Dieu Momo, au Professeur Nkou Mvondo, à Jean-Pierre Bekolo, Richard Bona et à bien d’autres compatriotes qui, sans être anglophones, ont manifesté de l’empathie et de la sympathie envers nos compatriotes du Sud-Ouest et du Nord-Ouest et on fait montre de beaucoup de lucidité dans leurs analyses. J’ai aussi positivement apprécié les démarches et les efforts d’apaisement du Gouverneur du Nord-Ouest engagés aux moments forts de la crise. Surement que la postérité sera le meilleur juge de l’apport de chacun de nous dans la recherche de solutions justes, équitables et durables.
Avez-vous la même impression que Achille Mbembe qui estime que quelque chose de très profond s’est cassé au Cameroun au cours des 34 dernières années de gouvernement par l’abandon, et que le bilan des dirigeants actuels est calamiteux ?
J’apprécie beaucoup le compatriote Achille Mbembe pour son franc-parler et pour ses réflexions limpides sur les questions d’intérêt national. Il a surement raison, et j’ajouterais que la gestion de la présente crise sera déterminante à plus d’un titre. Aujourd’hui, nous sommes face à une alternative : soit nous restons indifférents à ce constat éclairé ; soit ensemble nous œuvrons avec des nouvelles approches et des nouveaux hommes pour ressouder ladite cassure et reprojeter le Cameroun sur la place d’honneur et d’avenir qui devrait lui revenir. Cette posture permettrait d’éviter au Cameroun de sombrer dans l’incertitude.
Doit-on continuer à garder l’optimisme malgré l’absence manifeste de volonté politique affichée par les dirigeants actuels et leur volonté de confisquer le pouvoir par tous les moyens ?
Evidemment ! Nous devons garder intact notre optimisme pour le Cameroun car l’absence de volonté politique ou la confiscation du pouvoir dans toute société est forcément temporaire. Dans le cas spécifique de notre pays, le pouvoir est tenu par des octogénaires dont la plupart sont aux affaires depuis les années 60, alors que la génération montante de notre jeunesse aspire à être gouvernée autrement, sinon à jouer un rôle capital et central dans cette nouvelle gouvernance plus démocratique, réellement républicaine et attentive aux besoins et desiderata des populations.
Dans certains pays africains, on a vu les peuples prendre leur destin en main en faisant partir des autocrates. Le peuple camerounais est-il suffisamment mature pour sa révolution ?
Je n’ai jamais douté ni de l’intelligence ni de la maturité de nos populations, du peuple Camerounais. N’oublions pas qu’avant même les indépendances en Afrique et en dehors de l’Algérie, le Cameroun (sous la tutelle de la France) fut le seul territoire où les populations se sont soulevées contre le pouvoir colonial français. Pendant presque la même période, le Southern Cameroons (sous la tutelle de l’Angleterre) a pu retrouver son autonomie en se soustrayant de la dominance nigériane. Il existe aussi des exemples plus récents comme la lutte pour la démocratie et la conquête des espaces de liberté des années 1990 et les émeutes des jeunes en 2008. Mais, toujours est-il que pour le démocrate que je suis, profondément attaché à un changement ou une transition pacifique, la meilleure révolution est celle qui se produit à travers les urnes.
Changeons de registre. Depuis quelque temps vous engrangez une bonne moisson de lauriers sur l’ensemble du territoire national. Le dernier en date est le ‘Scoop’s Awards’ reçu récemment à Kumba, dans le Sud-Ouest. Quelles significations donnez-vous à ces lauriers que vos compatriotes vous attribuent ?
Je suis très touché par les encouragements et le soutien que je reçois de façon constante des compatriotes de tous les horizons à travers le pays. Lorsque les communautés s’ouvrent à vous du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, et qu’elles vous reçoivent à cœur ouvert en vous rassurant de leur soutien multiforme, vous ne pouvez qu’apprécier cela avec la plus grande gratitude et avec beaucoup d’humilité. Vous pouvez aisément comprendre les motivations et la détermination de la Fondation Fomunyoh à faire davantage dans le domaine humanitaire. Je souligne que cette fondation est une organisation à but non lucratif que j’ai créée en 1999. Son siège est situé à Bamenda avec une antenne à Yaoundé. Elle œuvre pour l’amélioration du bien-être des camerounais, l’instauration et le renforcement de la démocratie et les institutions, la promotion d’un Etat de droit et les droits des personnes. Avec la Fondation Fomunyoh, je suis allé dans toutes les dix régions du pays pour marquer mon soutien aux couches défavorisées.
Et si l’attribution de ces Awards était une interpellation pour un engagement politique plus marqué, par exemple à être candidat à un poste électif ?
Effectivement, cela alimente des conversations dans les chaumières, parmi les compatriotes vivant au pays comme dans la diaspora et parmi d’autres observateurs avertis qui aimeraient voir une valorisation de l’expertise acquise et des expériences cumulées toutes ces années. Ils souhaitent voir surgir un jour le moment de la politique partisane ou électorale et me voir mettre mon expérience au service du Cameroun en adoptant une démarche politique visant à accéder au pouvoir. Ils font remarquer à juste titre que pour le moment c’est l’humanitaire qui prime. Heureusement qu’à travers toutes les 10 régions où je suis allé, les populations comprennent et apprécient notre démarche, surtout que les besoins sur le plan humanitaire sont aussi énormes.
Récemment, la presse internationale — Jeune Afrique, TV5, Notre Afrique, Financial Times, L’Opinion, etc. — a parlé de vous comme un potentiel candidat à la prochaine élection présidentielle. L’une d’elle a même écrit que vous y pensez chaque matin en vous rasant. Quel crédit donner à cette affirmation ?
Quelque part, ces médias internationaux reprennent effectivement ce que dit la presse nationale qui en parle depuis plusieurs années déjà, pratiquement depuis 2003/2004. Il est évident que, comme tous les Camerounais qui veulent apporter leur pierre dans la construction de l’édifice national, j’ai des ambitions et des rêves pour notre pays. Si je vous dis que je n’ai ni rêves ni ambitions pour notre pays qui se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, mes propos pourraient être assimilés à un acte de haute trahison. Les compatriotes et des observateurs ne comprendraient pas que presqu’au quotidien je facilite les processus de gouvernance démocratique dans d’autres pays africains et que je ne puisse rien faire pour mon pays qui marque le pas ou marche à reculons malgré ses énormes potentialités humaines et matérielles. Aujourd’hui, notre avenir est en danger car soumis à des épreuves existentielles. Contribuer à juguler ces menaces devient une priorité qui dépasse tout positionnement personnel par rapport à la présidentielle d’octobre 2018.
L’hebdomadaire Jeune Afrique affirmait aussi que malgré des atouts certains pour la conquête de la magistrature suprême en 2018, vous souffrez d’une image de technocrates peu connu sur le terrain. Autrement dit que vous êtes peu connu du commun de nos compatriotes. Est-ce pour corriger cette image que depuis quelque temps on vous a vu faire le tour des régions du pays ?
Les tournées en régions m’ont été très instructives. Elles m’ont donné et me donnent toujours l’opportunité de toucher du doigt les réalités et le vécu quotidien de nos compatriotes en zone urbaine comme en zone rurale. Elles me permettent de mesurer l’ampleur de leurs besoins ainsi que de leurs aspirations. Il se dégage clairement que dans le Cameroun d’aujourd’hui, les populations ont des besoins réels tels que l’électricité, l’eau, les centres de santé, des services publics efficaces et de proximité, des infrastructures et des institutions de gouvernance nationales, régionales et locales qui fonctionnent et qui sont adaptées à leurs besoins et aux réalités locales. Dans de pareilles circonstances, être technocrate et porteur de solutions alternatives et d’une vision de rassembleur sont de véritables atouts que même les concitoyens à la base apprécient.
Justement, en décembre 2016, vous avez déclaré à un journal basé ici à Yaoundé que « Notre pays a besoin du sang neuf, d’un visionnaire, d’un vrai rassembleur qui pourra servir avec abnégation. » A qui pensiez vous justement ?
Je pense à tous ces leaders de ma génération — de l’opposition comme de la mouvance présidentielle — qui ont beaucoup à apporter à notre pays, mais qui en sont empêchés parce que les espaces de libertés sont très réduits et le contexte politique est hostile au renouvellement de la classe politique dirigeante. Certains ont dû se rabattre vers les organisations de la société civile et d’autres sont devenus très apolitiques. Or, le changement positif tant attendu et vivement souhaité par nos populations n’adviendra qu’avec la contribution citoyenne et active de tout un chacun.
Avec 20 ans d’expérience aux Etats-Unis et dans les institutions internationales, comment capitaliser votre riche expérience en faveur du Cameroun et de l’Afrique ?
Avant d’aller poursuivre les études supérieures aux Etats Unis d’Amérique, j’ai grandi au village de Guzang – Batibo dans les champs de café, de manioc, de maïs, etc. Je faisais des kilomètres à pieds nus pour aller à l’école primaire. Plus tard, j’ai poursuivi mes études au collège et au lycée dans les grandes villes. J’ai fait le droit à l’Université de Yaoundé (Ngoa Ekelle), puis une carrière professionnelle à Douala, avant de me retrouver comme le premier Camerounais à être admis dans le programme “LL.M” à la prestigieuse Harvard Law School de l’Université de Harvard à Boston. Vous comprenez que je connais les défis journaliers des populations ordinaires ou des paysans, pour avoir passé mon enfance dans leurs milieux. Je suis donc fils du pays profond et je sais ce dont notre pays a le plus besoin.
Il se trouve aussi que ma carrière professionnelle de ces dernières années m’a offert énormément d’opportunités qui m’ont permis de maîtriser les rouages des institutions internationales dans ce monde globalisant. Elle m’a permis de côtoyer des grands hommes et certains acteurs significatifs de l’heure, et de contribuer dans une certaine mesure aux grands événements qui ont marqué des évolutions positives sur notre continent. J’en suis fier de cette évocation panoramique de ma vie, et je me dis que la meilleure façon de rendre grâce au Seigneur et de reconnaître les efforts de ceux qui m’ont assisté d’une manière ou d’une autre pendant ces différentes expériences serait de me donner à fond pour améliorer les conditions de vie et le bien être des miens, compris dans son sens le plus large.
Chaque matin au réveil, il me revient à l’esprit l’image de ce Christopher Fomunyoh parti de son village natal pour arriver là où il se trouve aujourd’hui. Je suis conscient qu’il y a forcément des milliers d’autres jeunes Camerounais qui ne demandent que les ouvertures pour s’imposer et briller de la plus belle manière, chacun dans son domaine. Le panafricaniste que je suis ne peut que penser grand pour son pays et pour le continent dont j’ai pu mesurer les potentialités et les défis de démocratie et de développement pendant les deux dernières décennies.
L’année dernière vous avez été reçu au Congrès américain où vous avez entretenu votre auditoire sur certains sujets. Dans quel cadre inscrivez-vous votre démarche, une interpellation ou un plaidoyer et pourquoi ? De quoi avez-vous parlé au Congrès ?
Effectivement j’ai eu l’honneur d’être invité à plusieurs reprises par différentes commissions parlementaires du Congrès américain pour témoigner de mon point de vue basé sur mon expérience professionnelle et mon background personnel sur des questions de la démocratie, des élections, de la paix et de la sécurité sur notre continent. En pareilles circonstances, on profite toujours pour interpeller les législateurs américains sur les actions qu’ils peuvent entreprendre pour accompagner les Africains dans leurs démarches. Il va de soi que je saisis pareilles occasions pour faire aussi un plaidoyer lorsque les circonstances l’exigent.
De votre position de haut responsable du NDI qui œuvre pour la démocratie et la bonne gouvernance à travers le monde, notamment sur le continent africain, quels sont, selon vous, les goulots d’étranglements, c’est-à-dire des difficultés qui retardent les processus démocratiques et empêchent des transitions démocratiques pacifiques sur notre continent ?
Le plus gros goulot d’étranglement aux processus de gouvernance démocratique sur le continent se trouve être la qualité des hommes qui nous gouvernent et qui animent nos institutions — leur état d’esprit par rapport à la gestion de la chose publique, leur ouverture d’esprit par rapport aux valeurs universelles telles la tolérance, l’acceptation de la différence, l’humanisme, la pratique de la convivialité dans notre diversité ambiante, etc. Evidemment, les pays africains ne feront leur révolution démocratique qu’avec à leurs têtes des démocrates convaincus qui, en forgeant un leadership éclairé et solidaire, créent des conditions pour consolider les institutions de gouvernance et ainsi favoriser la participation effective des citoyens et des acteurs sectoriels. C’est à ce niveau que se situe la grande différence entre le progrès observé en Afrique de l’Ouest où les élections de plus en plus transparentes et crédibles favorisent les alternances au pouvoir, et la régression observée en Afrique centrale et des Grands Lacs où les quelques avancées obtenues dans la vague de démocratisation des années 90 ont été pulvérisées ou anéanties par les ambitions des personnalités hostiles à la transparence et à la gouvernance moderne, et qui veulent s’éterniser au pouvoir. Pour parler vrai, dans notre sous-région de l’Afrique, les difficultés à surmonter sont très nombreuses. Elles sont liées aux contraintes structurelles, économiques, politiques et géostratégiques.
Compte tenu des difficultés et contraintes sus-évoquées et à surmonter, doit-on désespérer de ces pays Africains où les pratiques démocratiques tardent à entrer dans les mœurs ?
Heureusement que beaucoup de pays Africains comme le Ghana, le Sénégal, le Bénin, le Botswana, L’île Maurice, etc. nous réconfortent dans notre optimisme sur l’avenir du continent. Même le rapport annuel du “Économist Intelligence Unit” de 2016 a classé le Cape Vert en 21e position sur le plan mondial avant les États Unis et l’Italie. Et à regarder de près, les pays Africains qui tirent le continent vers le bas sont gérés par des autocrates octogénaires, qui ont une conception rudimentaire et moyenâgeuse du pouvoir politique. Ceux-ci font semblant d’oublier qu’en toute chose, et surtout dans l’exercice du pouvoir politique, la longévité excessive expose à la routine, au clientélisme et à l’inefficacité, et finit par ennuyer ceux qui l’exercent et à dégouter ceux qui le subissent. Néanmoins, l’espoir est d’autant plus permis que les jeunes représentent près de 70% des populations de l’Afrique. Cette population est relativement la plus jeune population du monde. Nous comptons sur la vitalité et le dynamisme de cette jeunesse pour construire un avenir meilleur pour le Cameroun de demain et pour l’Afrique toute entière.
En 2016, vous avez conduit des missions du NDI au Gabon, au Ghana et dans beaucoup d’autres pays africains. Quelles leçons avez-vous tiré du déroulement des différents scrutins dans ces pays ?
La principale leçon que je tire de ces différentes missions d’observation électorale est celle selon laquelle le succès de chaque élection dépend de la volonté politique des principaux acteurs et intervenants. À ce jour, tous les pays Africains ont la possibilité et la capacité d’organiser des élections paisibles, transparentes et crédibles — il faut seulement y croire et créer les conditions pour le bon déroulement des élections avant, pendant et après les scrutins. Si le Nigéria a pu le faire avec succès en 2011 et en 2015 avec ses 150.000 bureaux de vote et près de 70 millions d’inscrits, aucun autre pays Africain ne devrait se dérober à cette attente de plus en plus grandissante de la part de nos populations.
Au regard de la situation actuelle du Cameroun dans un contexte marqué par « la guerre contre Boko Haram », la question anglophone, et de nombreuses revendications sociales, croyez-vous à une alternance pacifique par les urnes en 2018 ? Comment procéder ?
Je crois encore que nous pouvons tenir de bonnes élections en 2018, mais la volonté politique devrait se manifester au plus vite pour qu’il en soit ainsi. Les revendications et critiques pertinentes formulées par le passé relativement au code électoral et à l’indépendance d’Elections Cameroon (Elecam) restent d’actualité. Les propositions de réformes faites par les partis politiques de l’opposition et certaines organisations de la société civile méritent d’être examinées avec sérénité et dans une démarche inclusive et consensuelle. Nous savons tous ce qui met en mal la confiance des populations dans notre système électoral. Dès à présent, il serait judicieux que les dispositions soient prises pour corriger les imperfections du code électoral et garantir l’indépendance et l’impartialité d’Elecam. Préparons le terrain pour un climat électoral apaisé avec l’acceptation des résultats des élections par tous et évitons la politique d’autruche pouvant conduire aux crises électorales ou de légitimité à l’issue imprévisible.
Selon vous, en son état actuel, l’opposition camerounaise sera-t-elle en mesure de réaliser l’alternance tant souhaitée ?
La fragmentation des partis politiques que nous constatons sur le terrain n’inspire pas beaucoup confiance quant aux chances de cette opposition divisée, surtout dans un scrutin présidentiel à un tour. Il est aussi de notoriété publique que le code électoral contient certaines dispositions nuisibles à la transparence du scrutin. L’opposition a encore le temps pour faire son autocritique et de passer en revue les résultats des scrutins passés pour en tirer les conclusions appropriées. Quant à une alternance éventuelle, ce sera aux électeurs d’en décider. Toujours est-il qu’aucun pays africain n’a connu une alternance politique avec une opposition aussi fragmentée que la nôtre. Les populations sont fatiguées d’avoir à être gouvernées par les mêmes pendant plus de cinq décennies. Elles souhaitent par conséquent un changement véritable non seulement au sommet de l’Etat, mais dans les pratiques de gouvernance politique, économique, socioculturelle, entre autres. Pour moi donc, le changement ne devrait pas être seulement celui d’un homme. Pour que ce changement voie le jour, il faudrait que les différents leaders de l’opposition et des autres secteurs sociaux œuvrent dans une démarche collective et multisectorielle. C’est un impératif catégorique, comme je viens de le dire. Il suffit de lire mon ouvrage « Le Cameroun de demain » pour constater que ma conviction reste constante depuis des années. Vous n’avez qu’à regarder les alternances et transitions réussies dans des pays africains comme le Sénégal, le Kenya, le Burkina Faso, la Tunisie, le Mali, le Benin, le Nigeria, le Madagascar et dans une certaine mesure la Centrafrique. Ça serait à cette large coalition, si elle voyait le jour, de proposer aux Camerounaises et aux Camerounais une alternative crédible basée sur un projet de société centré sur l’intérêt général et les préoccupations des concitoyens.
La corruption est l’un des maux qui mine le Cameroun. Quel regard portez-vous sur l’opération dite « Epervier » ? Que faudra-t-il faire pour lutter efficacement contre la corruption ?
Beaucoup a été déjà dit et écrit sur la manière de crédibiliser davantage l’opération « Épervier » afin de renforcer la lutte contre la corruption dans notre pays. Malgré les incantations, une frange importante de la population reste sceptique. Elle ne comprend pas que certaines personnes contre qui pèsent beaucoup de soupçons ne soient pas inquiétées. Des dispositions constitutionnelles telles que la déclaration des biens, et des propositions comme l’informatisation des procédures financières peuvent faire la différence s’il y avait une volonté politique pour leur mise en œuvre. Au finish, l’incivisme et la criminalité financière ne pourront être réellement combattus que lorsqu’on aura placé aux affaires des hommes et des femmes patriotes et intègres qui n’ont pas été mêlés de près ou de loin à la gestion intéressée des affaires du pays.
Au Cameroun, on trouve une jeunesse débordante d’énergie. Parlant de cette jeunesse, Christian Cardinal Tumi a estimé dans une interview accordée à Germinal qu’à plus de 70% des Camerounais ne sont pas gouvernés. Quelle place doit-on accorder à cette jeunesse pour le Cameroun de Demain ?
Voilà encore une couche sociale à laquelle on adresse beaucoup de verbe sans que cela ne se traduise en actes concrets pour lui donner la place qui lui revient dans la gestion de la société et de la chose publique. Permettez-moi de souligner un paradoxe qui laisse dubitative notre jeunesse quant à la volonté politique réelle des pouvoirs publics à valoriser sa contribution dans la gouvernance du pays. De façon arbitraire, notre code électoral fixe l’âge de la maturité électorale ou de la majorité politique à 20 ans refusant ainsi le droit de vote à des centaines de milliers de jeunes âgés de 18 à 20 ans, alors qu’à 18 ans ces jeunes sont pénalement responsables, ils peuvent se marier, payer les impôts et entretenir leurs familles ; à 18 ans ils peuvent défendre le drapeau et se battre pour notre sécurité en tant que policier, gendarme, soldat ou marin. Et en contrepartie, le régime actuel leur refuse le droit de vote. Difficile à expliquer ! Comment ne pas s’étonner de l’hypocrisie du régime, qui se plaint souvent que la jeunesse n’a pas de comportement citoyen et civique, et qu’elle manifeste un désintéressement à la chose publique. Il faut absolument donner à notre jeunesse des perspectives nouvelles avec des débouchés qui lui permettront de réaliser ses espoirs et ses aspirations pour le Cameroun et un avenir meilleur. Il faut redonner à cette jeunesse le droit de rêver et d’oser.
Selon vous, et dans la meilleure des hypothèses, quelles seraient les cinq priorités permettant de répondre aux attentes des citoyens quant à une démocratie réelle et un avenir prospère pour notre pays ?
En fouillant les archives de mes différentes interventions, vous trouverez que j’ai esquissé à plusieurs reprises les chantiers qui devraient être nos priorités pour un avenir meilleur. Ma position a été constante pendant les vingt dernières années. Le Cameroun de demain doit devenir une véritable démocratie et cela passera d’abord par une véritable réconciliation nationale car, en dépit du tapage médiatique habituel sur la paix (que nous voulons tous d’ailleurs), la convivialité et le respect mutuel ne sont pas si évidents. Le pays est traversé par de nombreux clivages et l’identité camerounaise peine à s’imposer. La crise actuelle n’est qu’une face visible de l’iceberg des rancœurs, des déceptions et des récriminations que formulent les différentes communautés. Il suffit d’écouter ce que disent les uns des autres derrière les portes fermées, et parfois même dans les lieux publics pour se convaincre de la fragilité de l’Etat du Cameroun.
Deuxièmement, il faudra revoir notre architecture constitutionnelle qui constitue la fondation de l’état nation et de l’Etat de droit que nous voulons construire, ce qui nous obligerait à revoir le contrat social à établir entre les populations et ceux à qui elles confient le mandat de les représenter ou de les gouverner pendant la durée d’un mandat spécifique. Cela nécessite beaucoup de réformes allant dans le sens de la démultiplication des centres de décision, de l’agrandissement des espaces de libertés, et de la professionnalisation des services de sécurité de proximité (ou de premier et deuxième degré), dont la police et la gendarmerie.
Troisièmement, nous devrions rapidement prioriser la mise en place des infrastructures permettant de favoriser l’émergence d’une industrialisation locale, de la commercialisation des produits agricoles, et de l’amélioration du bien-être de nos populations.
Quatrièmement, nous devons repenser de manière exhaustive et profonde notre diplomatie et notre représentation internationale. Cela passe par une redynamisation de notre rôle dans les instances sous-régionales et continentales et une amélioration rapide des relations entre nos ambassades et les compatriotes vivant ou travaillant à l’étranger. Ce serait aussi l’occasion de valoriser l’apport de notre diaspora pour qu’elle joue pleinement son rôle de catalyseur du développement et la modernisation de la patrie.
Cinquièmement, pour terminer, je reviendrais sur l’intégration effective et efficace des femmes et des jeunes dans la gestion des affaires publiques. Pour redynamiser le Cameroun et donner un nouveau souffle à notre pays, on n’a pas d’autre choix que de se focaliser sur ces priorités et beaucoup d’autres que je pourrais expliciter davantage au prochain passage dans votre rédaction, et si l’occasion m’est à nouveau offerte.
Propos recueillis par Jean-Bosco Talla.