Cameroun: Flexible loi, Implacable répression
Regards sur la répression pénale des leaders anglophones
Par Dr. Stéphane B. ENGUELEGUELE, Avocat, Conseil juridique du CL2P
Lorsqu’on observe la scène judiciaire camerounaise depuis le déclenchement de l’«affaire dite anglophone», on est frappé par trois phénomènes, qui renseignent sur le style actuel de la gouvernance politique. La justice apparaît d’abord clairement comme une ressource du politique, plutôt qu’un Pouvoir investi de la régulation du fonctionnement social. Instrumentalisée, elle est au service de la mise en œuvre d’une conception de l’ordre politique et du lien social, sous couvert d’un passé prestigieux dont tous les acteurs s’inspirent cependant. Or tout ordre politique repose sur le postulat de son acceptabilité. La politique pénale est adossée à un cadre axiologique, fait de normes et valeurs, qui rendent l’action étatique en la matière acceptable. La brutalité de l’intervention des forces de maintien de l’ordre au seuil du déclenchement des événements instaure un malaise sur la culture du maintien de l’ordre, en tout cas, l’aptitude de l’institution judiciaire à contrôler les conditions du déploiement de la force publique, à des fin de restauration supposée de l’ordre public.
Les mobilisations autours de la cause des leaders anglophones poursuivis, signent une béance entre l’action judiciaire et l’univers de ses légitimations. De même, les polarisations à l’œuvre autour des enjeux Unitarisme/fédéralisme/
En voici un exemple: Notre loi pénale a défini la sécession comme le fait «en temps de paix (d’entreprendre) par quelque moyen que ce soit de porter atteinte à l’intégrité du territoire.» Il s’agit d’une arme, extrêmement redoutable, fonctionnant d’ailleurs à plein, puisqu’on poursuit même l’apologie du sécessionnisme. Or, la formule «quelque moyen que ce soit» est extensive et autorise une extrapolation des faits délictueux à des actes positifs et matériels, ce qui est conforme au principe d’interprétation stricte de la loi pénale, mais aussi, à la simple expression d’une idée.
Pourtant, la protection de la liberté de penser est une composante du cadre axiologique de la politique pénale d’un État démocratique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’article 15.1 de la Charte Internationale sur les droits Civils et politiques énonce que «1. Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment où elles ont été commises.» Un prévenu ne peut donc répondre que d’actes matériels, et non de l’expression d’idées, aussi gênantes qu’elles soient sur l’organisation des pouvoirs publics. Il n’en irait autrement que de l’expression d’idées susceptibles de remettre en cause des composantes protégées de l’ordre public: l’apologie du terrorisme se conçoit dans le cadre d’un ordre public de protection de la sécurité nationale. L’expression d’une idée sur la forme de l’État ne contrevient à aucune composante de l’ordre public de protection de l’intégrité territoriale de l’État.
Bien mieux, la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la charte des Nations Unies rappelle que «toute tentative visant à rompre partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité d’un État ou d’un pays ou porter atteinte à son indépendance politique est incompatible avec les buts et les principes de la charte.» La Cour internationale de Justice a rappelé que le principe de l’intégrité territoriale des États avait un caractère obligatoire en tant qu’éléments de droit international coutumier (CIJ 26 novembre 1984, Activités militaires au Nicaragua, Rec 1984 425). Ainsi, la CIJ a jugé que «les limites territoriales dont il s’agit d’assurer le respect peuvent également résulter de frontières internationales.» (CIJ 22 décembre 1986, Différend frontalier Burkina Faso/Mali, Rec 1986 565-566).
La sécession est donc dans tous les cas une atteinte à l’uti possidetis Juris «de l’intérieur», et requiert des actes matériels d’atteinte à l’intégrité territoriale. Les parties aux procès de nos compatriotes anglophones savent mieux que quiconque, si des actes matériels d’atteinte à l’intégrité du territoire peuvent être reprochés aux prévenus. Nous autres, n’en savons rien, étant étrangers aux dossiers dont est saisi le Tribunal militaire de Yaoundé. Mais l’incrimination d’intellectuels et d’acteurs de la société civile, opinant sur l’organisation de l’État marque, sans nul doute, une escalade dans la stratégie répressive, qui rejoint le vieux modèle colonial de la répression de la subversion.
Une justice pénale de l’ordre téléologique se déploie sous nos yeux.
Surveiller l’expression de la pensée, instaurer une police des consciences, en bâtissant des murs toujours plus hauts là où il faudrait pourtant construire des ponts, et faire de la fraternité un véritable projet politique.
La dynamique politique et judiciaire démontre ensuite une régression de l’État de droit, tout se passant comme si l’État ne s’exprimait plus qu’à travers la figure du Léviathan. L’État de droit émerge et se développe toujours au cœur d’un cycle vertueux, où l’équité permet de réconcilier grâce au droit, des intérêts qui, autrement s’opposeraient en permanence. Comme le remarquent Acemoglu et Robinson «the rule of law is not imaginable under absolutist political institution. It is a creation of pluralist political institutions and of the broad coalition that support such pluralism. It’s only when many individuals and groups have a say in decision, and the political power to have a seat at the table, that the idea that they should all be treated fairly starts making sens.» Un tel déploiement de l’État de droit va d’ailleurs de paire avec la mise en forme d’institutions économiques aussi inclusives que les politiques: «The logic of the virtuous circle also meant that such repressive steps would be increasingly infeasible, again because of the positive feedback between inclusive economic institutions lead to a more equitable distribution of ressources than extractive institutions.» (Why Nations Fails, London Profile books 2013, 306-314). Au cœur de l’État de droit, bien-sur, la sûreté individuelle, le droit au juge et le droit à un tribunal «véritablement» indépendant et impartial. Un système de régulation sociale et politique par la loi (Rule of Law) garantissant l’inclusion de tous les citoyens aux processus d’allocation des ressources.
Or, ce qui se passe au fur et à mesure de ce qui est devenu la «crise anglophone» est la mise en forme d’une gouvernance par le pénal, qui dicte le rythme sociopolitique, et révèle que l’axe du système et son centre de gravité ont basculé au profit des agences et des pratiques répressives. La loi et les catégories pénales sont interprétées de manière large et extensive, en empêchant parfois le libre jeu de la preuve par le seul mécanisme de l’incrimination: celui qui est poursuivi pour outrages et diffamation contre les corps constitués, reçoit-il seulement l’offre d’administrer l’exceptio veritatis, c’est-à-dire la vérité de l’allégation prétendument diffamante? On a vu souvent des incriminations retenant la notion pénale de «bande armée» dont l’observateur attentif relèvera qu’elle n’est pas définie par l’article 115 du code pénal. Comme n’est pas véritablement définie la notion d’arme, pourtant au cœur de l’article 117 du même code, dont la rédaction est imprécise. Le Léviathan ratisse large, car il doit aller vite. La protection de l’ordre politique est à ce prix.
Le dernier trait des processus à l’œuvre sur la scène nationale est l’atonie du discours judiciaire.
Aveugle mais armée d’un glaive, la justice a symboliquement pour mission de rétablir les grands équilibres perturbés. Ce rôle prend une dimension essentielle en temps de crise. Dans l’interactionnisme stratégique à la Dobry (Sociologie des crises politiques, Presses de Science Po 1986), on dirait qu’elle est un ressort de la restauration de nouvelles routines permettant le dépassement de la crise. Or, d’une part la justice est muette. Elle se borne à dire la loi qu’on la somme d’appliquer dans le contexte critique actuel. Elle pouvait, dans un fonctionnement de contre-pouvoir, mettre en cause ceux qui au cœur des appareils de répression, ont inspiré la coupure d’internet au nord-ouest et au sud-ouest en violation des engagements internationaux de l’État.
Il lui appartenait de rappeler que les avocats que l’on a molestés dans les rues du sud-ouest sont des auxiliaires de justice, dont l’existence et l’indépendance conditionnent le fonctionnement de la chaîne judiciaire. Le parquet se serait saisi, sans délai, des graves exactions de toute nature commises sur les étudiants par les forces de sécurité, comme il assure la répression des fauteurs de trouble appréhendés au plus fort des violences. Sa position structurelle d’inféodation au pouvoir politique, notamment dans les contentieux sensibles, interdisent à la justice d’autre part d’opérer tel un tiers pouvoir, distribuant mérites et peines de manière impartiale. Ce qui se passe dans les procès encours, est le double inversé de la justice dépeinte par Monsieur le Premier Président de la Cour suprême lors de son discours de rentrée pour 2017. Car le changement auquel on aspire et la modernisation de la gouvernance dans notre pays se feront par la médiation de la justice, ou alors, cela ne se fera pas.
Ce que l’observateur n’oubliera pas, c’est que cette justice est restée exceptionnelle depuis la guerre d’indépendance. Elle ne s’est modernisée qu’en apparence puisqu’elle continue d’obéir au paradigme d’une justice entièrement dédiée à la défense sociale et à la répression d’actes construits comme des atteintes à la «sureté de l’État.»
Bobé Enguéléguélé Stéphane
Avocat, Conseil juridique du CL2P
Attorney At Law
International Consultant
Spécialiste en droit Public/Public Law
Qualification Droit Public Economique/Public Economy
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