Haman Mana (Directeur de publication du quotidien Le Jour): «notre profession dans le Cameroun d’aujourd’hui: précarité économique, risques réels sur l’intégrité, même physique, et incertitudes»
Cameroon-info.net vous propose des extraits de cette interview réalisée par Aboudi Ottou. Certaines questions ont été reformulées.
Question: Un journaliste condamné à 10 ans de prison par le tribunal militaire, d’autres poursuivis pour « non dénonciation » par la même juridiction, des mois de salaire impayés dans des quotidiens emblématiques du pays… Comment qualifierez-vous les conditions d’exercice de la profession de journaliste au Cameroun aujourd’hui ?
Haman Mana : Vous avez l’art des images fortes… C’est vrai que ces faits pris un par un ramènent à un tableau véritablement chaotique, en cette veille de la journée mondiale de la liberté de la presse. Hélas oui, c’est une peinture réaliste de ce qu’est l’exercice de notre profession dans le Cameroun d’aujourd’hui : précarité économique, risques réels sur l’intégrité, même physique, et incertitudes. C’est un tableau, je l’avoue, qui est noir…
Question : Comment de telles conditions de travail impactent-elles les capacités de la presse à se constituer comme un contrepouvoir ?
Haman Mana : Je vous vois venir, avec cette théorie de la presse, « quatrième pouvoir», dont je suis loin d’être un adepte. Au moins dans le contexte du Cameroun. Parler d’un quatrième pouvoir suppose qu’il en existe un premier, l’exécutif, un deuxième, le législatif, un troisième, le judiciaire… Est-ce le cas dans notre pays ? Au Cameroun il y a le Pouvoir, de celui que nous savons, un point, un trait. Donc vous comprendrez aisément à partir de là, la raison pour laquelle une chape de plomb peut peser sur une presse qui prend des distances ou des libertés avec ce dernier. Les seuls véritables espaces de dissidence ont pour périmètre cette presse, dont vous pouvez comprendre pourquoi elle peut-être l’objet de tant « d’attentions » de la part du Pouvoir.
Question : D’une manière générale, les entreprises de presse semblent rencontrer des difficultés économiques. Mais en quels termes se pose le problème au Cameroun ?
Haman Mana : Oui, le constat est clair : il existe des difficultés économiques dans la plupart des entreprises de presse. Restons dans le domaine de la presse écrite, où nous pouvons observer que déjà, le contexte mondial est véritablement difficile. La presse imprimée vit des heures difficiles dans le monde entier, et même le numérique que l’on nous présente comme la panacée n’est que le dernier remède qui va achever le malade… Non ! Soyons plus attentifs : je crois qu’au Cameroun, il existe d’abord un problème d’investissement dans le domaine. Mis à part la SOPECAM, qui profite d’investissements lourds de l’État, aucun autre quotidien n’a les moyens de se déployer et de s’épanouir sur le plan éditorial et même industriel. La presse est une industrie, et ce n’est pas avec les moyens de débrouille qu’il y a autour de nous qu’on la fait. Pourquoi aucun capitaine d’industrie n’a vraiment jamais pris le risque de s’y lancer ? Il y en a pourtant, qui mettent de l’argent dans toutes sortes de choses, qui foirent, du jour au lendemain… On peut aussi se demander pourquoi les actuels patrons de presse n’arrivent pas à convaincre de véritables investisseurs à faire le pas ! C’est un paradoxe camerounais, mais nous ne sommes pas à un paradoxe près, voyez-vous… L’investissement, c’est le préalable… sur le modèle économique, je crois que le schéma ancien, avec les revenus de la vente au numéro et de la publicité est à bout de souffle. Il faudrait se réinventer. Et ce n’est pas que dans la presse que ce défi s’impose. Nous voyons tous les défis qu’il y a dans la vie économique d’aujourd’hui. Les opérateurs de téléphonie, les banquiers… Tout le monde doit revoir sa manière d’envisager son business par rapport à demain.
Question : Ce diagnostic ne semble pas nouveau. Mais on n’a pas l’impression qu’on peine à administrer aux maux qui minent la presse camerounaise le traitement adéquat. Qu’est-ce qui bloque ?
Haman Mana : Qui aurait intérêt à ce qu’il n’y ait pas d’outils d’information puissants mais dissidents ? Mais bon, je ne suis pas un partisan de la victimisation dans la presse, mon parcours depuis trente ans l’atteste (j’ai écrit mon premier article dans Cameroon-Tribune en juillet 1986). Nous essayons ; toutefois, maintenir la tête hors de l’eau n’est pas une chose facile dans notre contexte. Il faudra trouver le bon contexte. Mais, j’aime toujours prendre en exemple le Sénégal, pays économiquement moins doté que nous, mais où il existe une vraie industrie des médias… La qualité des médias a-t-elle quelque chose à voir avec la qualité de la démocratie ? Il y a du travail, comme vous pouvez le constater…
Question : Les éditeurs de presse que vous représentez sont aussi très souvent mis en index. Certains syndicats de journalistes vous accusent notamment de mauvaise gestion, de rouler carrosse alors que votre personnel tire le diable par la queue, de pactiser avec le pouvoir et les forces de l’argent au détriment de la liberté de presse. Où se trouve la vérité ?
Haman Mana : Il n’y a de vérités que dans les esprits de ceux qui les énoncent. Mon expérience m’a permis de voir seulement des anciens employés, qui dénoncent les patrons de journaux, jusqu’au moment où ils créent leur propre journal, où ils reproduisent jusqu’à la caricature, le modèle qu’ils dénonçaient hier… Prenez nos journaux, et décryptez en les contenus. Vous constaterez qu’il y a une invasion jusqu’à l’outrance, de contenus «communicationnels» signés vaillamment de journalistes heureux d’avoir pointé dans les entreprises. D’autres ne se cachent même plus, pour signaler leurs accointances avec telle institution ou tel responsable. Ce ne sont pas ces contenus-là qui vont faire courir un lecteur par ailleurs sollicité sur son Smartphone ou sa tablette… Pendant trop longtemps les journalistes ont cru qu’on pouvait vivre sur des rentes. Ce n’est plus possible. Vous ferez un bon journal, avec des informations de qualité (originales, vérifiées, fiables, impartiales) le public payera pour, et vous serez bien payé en retour. D’autres ont aussi cru qu’ils pourraient vivre sur la rente malodorante du chantage et de la prostitution. Mais comme je l’ai souvent dit, une pute est comme un kleenex, on ne s’en sert qu’une fois… La rhétorique du discours syndicaliste sur les gentils ouvriers (forcément exploités) par les méchants patrons (forcément exploiteurs) a d’autant plus de relief ici que, souvent, le « DP » comme on l’appelle au Cameroun, est un journaliste, qui est seulement passé à l’autre palier, d’où un plus grand nombre de raisons encore, de lui en vouloir. C’est, non pas un entrepreneur un peu fou ou intrépide qui fait survivre un organe de presse dans un contexte difficile, mais un rentier malhonnête qui exploite ses confrères, de talentueux artistes qui lui procurent une rente confortable. Dans un calcul économique froid, quel journaliste s’est-il déjà interrogé sur sa rentabilité et sa productivité réelles dans le système qui produit le journal dans lequel il officie ?
Question : A Le jour, que vous éditez, comment faites-vous pour équilibrez votre compte d’exploitation ?
Haman Mana : Le jour est hélas frappé de plein fouet par cette crise qui n’épargne personne. Mais je dirai humblement que Le jour vit aujourd’hui grâce à la force qu’il tient de ses origines : la solidarité de son équipe.
Question : Face à tous ces problèmes, comment le journaliste devrait-il se comporter le 03 mai, consacré journée internationale de la liberté de la presse ?
Haman Mana : Réfléchir sur son métier, qui à mon sens reste l’un des plus passionnants et exaltants qui soit. Savoir que son salut, c’est lui-même, et sa plume.
Par Jean-Marie NKOUSSA | Cameroon-Info.Net