Le directeur de la rédaction de Jeune Afrique réagit aux accusations de complot contre le régime au pouvoir à Yaoundé.
Comment d’emblée éviter cette question : Jeune Afrique est-il l’instrument d’une campagne de déstabilisation du régime de M. Paul Biya ?
Evidemment non. J’aimerais d’ailleurs connaître quelle est cette campagne dont nous serions les instruments, qui en est l’architecte, le commanditaire et dans quel but. Tout cela relève du pur fantasme.
Une opinion au Cameroun accuse votre journal de pratique anti professionnelle, notamment de chantage vis-à-vis du pouvoir à Yaoundé. Que lui répondez-vous ?
Ceux qui disent cela ont un problème, hélas récurrent, avec la liberté d’expression. Lorsqu’on souligne ce qu’il y a de positif dans l’exercice d’un pouvoir, on est forcément rémunéré pour cela. Lorsqu’on se montre critique, on entre dans le cadre d’un complot ou d’un chantage. Pour eux, il n’y a pas d’espace pour l’opinion libre, encore moins pour la recherche de l’objectivité. Tout est achetable ou vendable. C’est ainsi sans doute qu’ils fonctionnent euxmêmes. Ce n’est pas une raison pour nous prêter leurs propres compromissions.
Que vous inspirent ces critiques de plus en plus audibles au Cameroun, vous préoccupent-elles ?
Elles me désolent. Lorsque fleurissent les théories du complot, c’est qu’il y a un profond malaise dans la société. L’outrance, la violence, l’hystérie du vocabulaire utilisé pour critiquer Jeune Afrique dans certains journaux ou sur certains plateaux de télévisions sont inquiétants. Je me demande parfois si leurs auteurs ne relèvent pas d’une psychothérapie de groupe.
Il y a quelques années, vous étiez considéré comme un journaliste très proche du régime de M. Biya. Faut-il croire que vos rapports se sont distendus ?
Etre considéré comme tel ne signifie pas que je l’étais. En fonction des articles que j’écrivais alors, l’opposition et le pouvoir me critiquaient, parfois en même temps, parce que je n’ai jamais eu une vision binaire des réalités politiques camerounaises. Depuis quelques années, je me suis éloigné du suivi quotidien de la couverture du Cameroun dans Jeune Afrique. Pour plusieurs raisons : mes fonctions de direction, très absorbantes, au sein du Groupe ; la nécessité de passer la main à des journalistes plus jeunes, avec un regard neuf et talentueux à l’exemple de votre compatriote Georges Dougueli. Une certaine lassitude aussi : celle de relever d’un traitement spécial chaque fois que je sollicitais un visa auprès des ambassades camerounaises. Donnée par on ne sait qui, la consigne était et demeure sans appel : il me faut produire une lettre d’autorisation signée du Secrétaire général de la Présidence et de personne d’autre pour espérer obtenir ce sésame, ce qui n’est le cas pour aucun confrère ou collaborateur ! Comme quoi …
Avez-vous gardé vos habitudes dans les couloirs du Palais présidentiel à Yaoundé ?
Je n’y ai jamais eu mes habitudes. J’y allais pour rencontrer des décideurs politiques, jamais pour des réceptions, encore moins à titre privé.
Quels sont vos rapports personnels avec le chef de l’Etat camerounais ?
Ceux du Directeur de la rédaction d’un hebdomadaire indépendant avec un Chef de l’Etat qui n’a pas pour habitude, comme vous le savez, de donner des interviewes- ce que je regrette – ni de recevoir des journalistes. Je le respecte et je crois qu’il respecte Jeune Afrique.
Le calendrier politique prévoit des élections présidentielles en 2018 au Cameroun, voyezvous le président Paul Biya candidat, il aura alors 85 ans ?
Ce n’est pas l’âge qui fait le bon ou le mauvais Président, ni la longévité au pouvoir. C’est la transparence de l’élection, la qualité de la gouvernance et le respect de la constitution. Le Président tunisien Béji Caïd Essebsi a été élu démocratiquement à l’âge de 87 ans et nul ne s’en est plaint. Pour le reste, c’est à l’intéressé de décider s’il veut ou non se porter candidat et aux Camerounais de trancher.
Vous affirmez dans l’une de vos dernières éditions que le président Paul Biya est un chef absent qui laisse gérer le pays par procuration. Concrètement, sur quoi fondez-vous cette affirmation ?
Cette analyse est celle de Georges Dougueli, qui est l’auteur de l’article en question et libre d’écrire ce qu’il pense. Il n’a d’ailleurs pas utilisé le terme d’ “absent” hors contexte, qui ne correspond pas à la réalité. Cela dit, je partage largement son point de vue pour l’avoir moi-même formulé plusieurs fois : Paul Biya gère depuis toujours à distance et avec une certaine parcimonie dans ses interventions et dans sa communication. Manifestement, cela lui réussit.
En tant qu’observateur averti, pensez-vous vraiment qu’un péril jeune menace le Cameroun ?
Le péril jeune menace tous les pays africains, tous les pays du Sud et certains pays du Nord dont la démographie est dynamique comme la France. Le Cameroun ne fait pas exception. Chômage, inadéquation des diplômes, insertion, déculturation, risques de manipulations diverses etc … C’est cela que décrivait le reportage de Rémi Carayol auquel vous faites allusion. Même si chacun reconnaît que la jeunesse camerounaise recèle un formidable potentiel de créativité, il ne faut pas se voiler la face. Sur quel autre terreau que celui du désarroi la secte Boko Haram a-t-elle pu recruter parmi les jeunes de l’extrême Nord, à l’instar des djihadistes de l’Etat islamique dans les banlieues françaises ?
L’armée camerounaise semble plutôt bien tenir ses positions face à la secte Boko Haram dans la région de l’Extrême Nord du pays, vos critiques sur sa désorganisation ne vous paraissent-elles pas un peu sévères aujourd’hui ?
Lors des premières incursions des tueurs de Boko Haram en territoire camerounais, l’armée n’a pas été particulièrement performante et a connu nombre de dysfonctionnements. C’est ce que nous avons écrit à l’époque et c’est pour cette raison que Paul Biya a procédé à plusieurs réaménagements au sein de l’Etat major. Depuis, les qualités opérationnelles de cette armée et surtout de son encadrement se sont améliorées. Cela dit, tous les Camerounais savent que l’unité la plus efficace et la plus professionnelle face à Boko Haram est le Bataillon d’Intervention Rapide, le BIR, qui est hors hiérarchie militaire classique et ne relève que du Chef de l’Etat. JA a effectué un reportage à ses côtés il y a quatre mois. Encore une fois, notre rôle tel que je le conçois et tel que l’a toujours conçu notre fondateur, Béchir Ben Yahmed, n’est pas de dire ce qui plait à telle ou telle chapelle ou à tel ou tel clan. L’hostilité manifestée par certains démontre hélas que cela n’entre pas encore dans leur univers mental. Rassurez-vous : cela ne nous empêchera pas de continuer notre travail. Notre histoire avec ce grand pays qu’est le Cameroun où, cela dit en passant, nos ventes se portent bien, continue …