Une affaire de corruption d’État emblématique sera jugée à partir de lundi et pour trois semaines devant la XXXIIe chambre correctionnelle de Paris, spécialisée dans les affaires financières et fiscales. L’unique prévenu, Teodoro Obiang (surnommé Teodorin), 47 ans, est vice-président de la Guinée-Équatoriale et fils du président Obiang, à la tête de ce petit pays – dont la population fait partie des plus pauvres d’Afrique – depuis un coup d’État militaire en 1979.
Le fils Obiang doit répondre d’accusations de blanchiment d’abus de biens sociaux, de blanchiment de détournement de fonds publics, de blanchiment d’abus de confiance et de blanchiment de corruption. N’ayant jamais déféré aux convocations des juges et malgré un mandat d’arrêt effectif de 2012 à 2014, ce prévenu de marque devrait être absent des débats et représenté par ses avocats.
Ministre de l’agriculture et des forêts de 1997 à 2012, avant de devenir vice-président de la Guinée-Équatoriale, Teodorin Obiang vit dans un luxe inouï. Il est accusé d’avoir pillé les ressources de son pays – qui vit essentiellement du pétrole et du bois – pour financer un train de vie pharaonique. La liste de ses biens identifiés lors des enquêtes judiciaires menées aux États-Unis et en France est sidérante. La justice française a saisi la plupart de ses biens parisiens et en a vendu une partie, les considérant comme des biens mal acquis.
Rien n’est trop coûteux pour embellir les lieux. « Lors de la vente de la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, organisée du 23 au 25 février 2009 par Christie’s France, Teodoro Nguema Obiang Mangue a acquis 109 lots, pour un montant total de 18 347 952,30 euros », lit-on dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal signée par les juges d’instruction Roger Le Loire, Charlotte Bilger et Stéphanie Tacheau (un document de 36 pages dont Mediapart a pris connaissance). Ces meubles de prix et œuvres d’art ont été réglés par la société Somagui Forestal, une société d’exploitation forestière contrôlée par Teodorin Obiang, alors ministre de l’agriculture et des forêts. Pratique. Cette même société forestière a encore réglé 600 000 euros d’achats à un antiquaire parisien en décembre 2010. Au fil des ans et de ses déplacements, le fils Obiang s’est constitué une collection de toiles de maîtres, comprenant des Renoir, Degas, Chagall, Matisse, Monet et Toulouse-Lautrec.
Dépensant sans compter lors de ses brefs séjours à Paris, celui qui était alors ministre de Guinée-Équatoriale a notamment acheté (en quelques années seulement) pour 200 000 euros de matériel audio-vidéo, 70 000 euros de vêtements, 710 000 euros de montres, 1,8 million d’euros de collections de couverts, 107 000 euros d’objets d’orfèvrerie, 146 000 euros de porcelaines, 110 000 euros de broches, ou encore une commande de 250 000 euros de bouteilles de Romanée-Conti, selon les factures découvertes.
« Le montant total de ses acquisitions d’œuvres d’art, objets anciens et orfèvrerie entre 2007 et 2009 a été évalué à 15 890 130 euros », lit-on dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal. Ce n’est pas tout.
L’enquête a également révélé « un parc automobile hors du commun ». En novembre 2009, Teodorin Obiang a ainsi fait transporter des États-Unis vers la Guinée-Équatoriale, via la France, un chargement de sept Ferrari, quatre Mercedes, cinq Bentley, quatre Rolls-Royce, deux Bugatti, une Aston Martin, une Porsche, une Lamborghini, une Maserati et huit motos, pour une valeur de 12 millions de dollars. Encore ne s’agit-il là que d’une cargaison parmi d’autres : il est apparu que l’aéroport de Vatry (Marne) était régulièrement utilisé par le clan Obiang pour expédier des véhicules de luxe vers Malabo.À Paris, magistrats et policiers ont mis la main sur d’autres bolides hors de prix, souvent payés par la décidément très généreuse société Somagui Forestal. Dix-huit véhicules ont été découverts avenue Foch et dans des parkings du XVIe arrondissement, lors de deux transports de justice effectués en septembre et octobre 2011, et malgré l’arrivée sur place de l’ambassadeur de Guinée-Équatoriale et d’un avocat soutenant qu’il s’agissait de biens de l’État. Deux Bugatti, une Aston Martin, deux Ferrari, quatre Bentley, une Rolls-Royce, deux Porsche, une Maserati et une Mercedes Maybach faisaient partie du lot et ont été saisies.
Huit jours de perquisition
Quelques mois plus tard, la perquisition effectuée par les juges et les policiers avenue Foch a été épique. Elle a duré plusieurs jours, du 14 au 23 février 2012. Là encore, un avocat a tenté de s’y opposer, en soutenant qu’il s’agissait de locaux appartenant à l’État équato-guinéen. Mais l’aménagement des lieux, les vêtements, affaires et documents découverts montrent qu’il s’agit d’un bien personnel de Teodorin Obiang et pas d’un lieu de représentation. Plusieurs employés, fournisseurs et prestataires de services l’ont confirmé, en livrant quelques détails embarrassants aux enquêteurs.
En général, le ministre flambeur et mégalomane ne passait que deux ou trois jours par mois à Paris, le temps d’écumer les boutiques de luxe, avant de passer quinze jours à Los Angeles et une petite semaine à Malabo, raconte ainsi un ancien employé. Des valises d’espèces, plusieurs millions d’euros et de dollars, suivaient le fils Obiang à Paris, pour régler ses achats auprès des grands couturiers de l’avenue Montaigne. Ce témoin croit savoir qu’il s’agissait de commissions occultes versées par des sociétés pétrolières présentes en Guinée-Équatoriale.
Selon le témoignage d’un autre employé, qui confirme le manège des valises d’espèces, Teodorin Obiang menait une existence dissolue en France, aux États-Unis et au Brésil, qu’il résume crûment en trois mots : « Alcool, putes, coke ».
Le ministre s’était également offert un pied-à-terre en Californie : une villa à Malibu achetée l’équivalent de 29 millions d’euros en 2006 et un jet à 34 millions de dollars pour faire bonne mesure. Ses investissements aux États-Unis représentent quelque 73 millions de dollars pour la seule période comprise entre avril 2005 et décembre 2006. Or, selon l’enquête judiciaire menée outre-Atlantique, Teodorin Obiang ne disposait officiellement que d’un salaire de 80 000 dollars par an. Ses comptes étaient en fait abondés par le Trésor public de Guinée-Équatoriale et par plusieurs entreprises, quand celles-ci ne réglaient pas directement ses dépenses somptuaires.
La corruption était partout. Un témoin espagnol, qui travaille dans le domaine forestier, a ainsi expliqué qu’Obiang avait instauré des taxes pour avoir le droit d’effectuer des chargements de bois sur les ports de Guinée-Équatoriale et qu’il vendait personnellement des forêts de la réserve nationale à une société malaisienne.
L’enquête américaine s’est conclue par un accord entre le procureur général du ministère de la justice et Teodorin Obiang, ce dernier reconnaissant les faits de corruption et de blanchiment, et s’engageant à reverser des sommes importantes à des œuvres de charité.
L’enquête française, pour sa part, a mis en évidence la légèreté ou la complaisance des concessionnaires automobiles, joailliers, couturiers et autres commerçants parisiens du secteur du luxe, qui acceptaient d’être réglés en espèces ou par virements de sociétés équato-guinéennes. Une information judiciaire se poursuit à Paris sur les complices et fournisseurs du clan Obiang, dans laquelle la Société générale est placée sous le statut de témoin assisté depuis juillet 2015, pour ne pas avoir signalé d’importants mouvements de fonds douteux.
Pendant l’instruction, la défense de Teodoro Obiang a tenté de discréditer les ONG qui avaient porté plainte pour blanchiment, tout en arguant d’une immunité pénale à laquelle aurait droit le ministre devenu vice-président (une promotion acquise après les premières convocations des juges). Sollicité par Mediapart pour donner son point de vue, Emmanuel Marsigny, l’un des avocats du fils Obiang, n’a pas donné suite.
Les premières plaintes dans cette affaire de biens mal acquis, déposées par les associations Sherpa et Transparency International, remontent à mars 2007. Elles visaient initialement cinq chefs d’État africains, dont le clan Obiang. Alors procureur de Paris jusqu’en 2011, Jean-Claude Marin s’était opposé à plusieurs reprises à l’ouverture d’une information judiciaire, en soutenant que les chefs d’État bénéficiaient d’une immunité pénale. Le procureur Marin sera finalement désavoué par la Cour de cassation fin 2010 et l’enquête pourra enfin s’étendre, jusqu’à rattraper le fils Obiang.
« Sous Nicolas Sarkozy, tout a été fait pour paralyser vainement les procédures sur les biens mal acquis », rappelle William Bourdon, l’avocat de Transparency International France (partie civile au procès). Il espère que ce « procès du pillage des ressources publiques » va donner lieu à d’autres procédures à l’étranger, en vertu de la convention de Merida (convention des Nations unies contre la corruption).
« Il serait par exemple souhaitable que les ONG britanniques poussent les autorités judiciaires à déclencher des procédures sur l’immense patrimoine détenu à Londres par des chefs d’État d’Afrique, d’Asie centrale, d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine », lance Me Bourdon.
Dans un rapport présenté le 15 juin, l’ONG Human Rights Watch accuse le régime de Malabo d’avoir « gaspillé et spolié » les richesses pétrolières du pays, au détriment du système de santé, de l’éducation, des transports et des équipements publics. « Les taux de vaccination figurent désormais parmi les pires au monde et la vaccination contre la tuberculose chez les nouveau-nés et les nourrissons a chuté de 99 % en 1997 à 35 % en 2015 », note l’ONG. « Plus de la moitié de la population équato-guinéenne n’a pas accès à de l’eau potable sûre à proximité, un taux inchangé depuis 1995, et, en 2012, 42 % des enfants en âge d’aller à l’école primaire (46 000 enfants) n’étaient pas scolarisés, ce qui correspond au septième rang mondial. »
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« Biens mal acquis » : la Guinée équatoriale est « un cas d’école » en matière de prédation
Alors que le procès Obiang s’ouvre lundi à Paris, la chercheuse Sarah Saadoun appelle le président Macron à aller plus loin dans la lutte contre le blanchiment d’argent.
Ce lundi 19 juin, après une décennie de procédure, le fils du président équato-guinéen comparaît devant le tribunal correctionnel de Paris pour des accusations de blanchiment d’argent portant sur des dizaines de millions d’euros. Selon le ministère public, cet argent provient en grande partie du vol des ressources de ce pays riche en pétrole.
Ce procès offre un rare aperçu des agissements du gouvernement équato-guinéen : sous l’égide d’un président détenant le record mondial de longévité au pouvoir (depuis 1979), des représentants du gouvernement et, supposément, le fils du chef de l’Etat, lui-même vice-président, se comportent en hommes d’affaires, encaissant le fruit d’énormes contrats publics.
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Le gouvernement du président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo affirme que ces arrangements ne violent pas la loi nationale et son fils Teodoro Nguema Obiang Mangue, dit « Teodorin », au centre du procès français, a un jour affirmé, en tant qu’accusé lors d’un procès antérieur devant une cour sud-africaine, qu’un « ministre reçoit sur son compte en banque une part conséquente de la valeur des contrats publics ».
Trafic d’influence
Ce serait une grande victoire contre la corruption si, à travers ce procès, la France pouvait montrer clairement que des responsables politiques corrompus ne peuvent blanchir leur argent sale sur son territoire. Cela leur enverrait un puissant message : l’impunité dans leur pays n’est sans doute pas suffisante pour leur éviter de rendre des comptes à l’étranger.
Mais la France devrait aussi faire en sorte que ces responsables ne puissent pas, dès le départ, mettre la main sur de l’argent sale. Le président français, Emmanuel Macron, pourrait agir dans ce sens à travers la mise en œuvre vigoureuse de la nouvelle loi française anticorruption, dite loi Sapin 2. Cette dernière confère des pouvoirs accrus au procureur français sur toutes les compagnies françaises se livrant à de la corruption et à du trafic d’influence à l’étranger, et ce même si elles ne violent pas la loi du pays dans lequel elles investissent. Cette loi impose aussi aux sociétés de mettre en place un plan de vigilance et a créé l’Agence française anticorruption, chargée de contrôler le respect des dispositions par les entreprises.
Vaches à lait
La Guinée équatoriale est un cas d’école en matière d’impact de la corruption sur les droits humains. Comme le montre le rapport que Human Rights Watch vient de publier, il existe un lien direct entre l’enrichissement personnel des responsables politiques et les indicateurs lamentables du pays en matière de santé publique et d’éducation. Le manque de transparence et de mise en concurrence dans le processus de choix et d’allocation des contrats publics permet aux agents du gouvernement de transformer facilement des projets d’infrastructures en vaches à lait, à leur propre bénéfice. L’argent public est ainsi détourné, pendant que s’effondrent les systèmes de santé et d’éducation.
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Ainsi, bien que la Guinée équatoriale soit dotée de richesses considérables, le gouvernement n’investit qu’entre 2 % et 3 % de son PIB dans la santé et l’éducation – bien moins que les autres pays dans la même tranche de revenus. De plus, la majeure partie des dépenses du gouvernement sert à financer des hôpitaux trop chers pour la plupart des habitants et une université réservée à quelques privilégiés. Seule la moitié de la population a accès à l’eau potable, le taux de vaccination a chuté et est maintenant l’un des pires au monde, et la proportion d’enfants qui ne vont pas à l’école, en augmentation depuis le début du boom pétrolier, est la septième plus importante du monde.
Une troisième capitale
Pendant ce temps-là, le gouvernement dépense des sommes faramineuses dans des projets d’infrastructures. Entre 2009 et 2013, environ 80 % des dépenses publiques ont été consacrées à ces projets, et ce malgré l’inquiétude du Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement défend ces dépenses en affirmant que ces infrastructures sont nécessaires au développement du pays et à la diversification de l’économie dans la perspective de l’épuisement des ressources pétrolières.
Le projet le plus coûteux et inexplicable est celui de nouvelle capitale, Oyala, au beau milieu de la jungle. Il s’agit de la troisième capitale dans ce pays d’un million d’habitants. Après avoir dépensé des milliards dans la construction de bâtiments ministériels à Malabo, l’actuelle capitale insulaire, et à Bata, l’autre capitale sur la partie continentale, le gouvernement a budgété 8 milliards de dollars (plus de 7 milliards d’euros) supplémentaires pour Oyala, selon le FMI, qui estime que cela représente la moitié du budget du pays pour 2016.
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Des éléments troublants laissent penser que cette dépense massive en infrastructures donnera probablement lieu à des opérations à des fins personnelles. Il apparaît par exemple que le président, la première dame et Teodorin détiennent conjointement l’entreprise de construction, avec un monopole sur les importations de ciment. La construction de la nouvelle capitale a aussi attiré des entreprises étrangères, dont françaises, comme le groupe Egis, chargé de sa conception.
Conflits d’intérêts
Il est difficile pour les investisseurs étrangers d’éviter les conflits d’intérêts en Guinée équatoriale, car la loi du pays exige que les entreprises étrangères aient un partenaire local détenant une participation d’au moins 35 % dans tout projet développé localement. Deux anciens cadres d’entreprises de construction agissant en Guinée équatoriale affirment en outre que s’associer à des responsables influents peut s’avérer crucial pour accomplir quoi que ce soit dans le pays, particulièrement pour décrocher des contrats publics lucratifs.
Les mesures prises par la France pour empêcher des responsables de blanchir leurs biens mal acquis sont un bon début. Mais le gouvernement devrait à présent aller plus loin et s’assurer que les entreprises françaises n’aident pas ces individus à aspirer les fonds publics de leur pays. L’accès de la population à la santé et à l’éducation en dépend.
Sarah Saadoun est chercheuse au sein de la division « Entreprises et droits humains » de l’ONG Human Rights Watch.