Le sort du prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, décédé la semaine dernière en Chine, a suscité de nombreuses réactions de culpabilité
Y a-t-il encore quelqu’un pour défendre les droits de l’homme ? La question peut sembler incongrue en 2017, alors que l’on devrait plutôt se demander s’il y a encore quelqu’un pour s’opposer aux droits de l’homme…
Pourtant, la mort, la semaine dernière, du dissident et prix Nobel de la paix chinois Liu Xiaobo, d’un cancer diagnostiqué alors qu’il purgeait une peine de prison en Chine, a suscité de nombreuses réactions de culpabilité dans le monde, sur le thème : “Nous n’avons rien fait pour le défendre.”
Mort de Liu Xiaobo, l’homme qui n’avait “pas d’ennemis, pas de haine”
Le sort de Liu Xiaobo, un intellectuel non violent, condamné par le régime chinois à une lourde peine pour avoir produit un manifeste en faveur de la démocratie dans son pays, est en effet symptomatique d’une disparition non annoncée : celle de la diplomatie des droits de l’homme.
Droit-de-l’hommisme
Dans les années 1990, dans la foulée de la chute du mur de Berlin et de la fin supposée de l’histoire, les droits de l’homme étaient quasiment érigés en idéologie, avec de grandes messes thématiques orchestrées par les Nations unies. Je me souviens d’une grande conférence sur les droits de l’homme à Vienne, avec plus de 10.000 participants venus du monde entier, qui annonçait une ère plus vertueuse, battant en brèche le relativisme culturel au profit des valeurs universelles.
Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce que ce sont les attentats djihadistes du 11 septembre 2001 qui ont marqué ce qu’on a parfois décrit comme “la fin de l’innocence” ? Toujours est-il que ces attentats ont été suivis d’une “guerre contre le terrorisme” menée par l’administration Bush, qui a marqué une régression majeure dans le respect du droit.
Ou bien les dérives néoconservatrices de l'”ingérence humanitaire” portée initialement par Bernard Kouchner et les French Doctors pour mettre fin à la sanctuarisation des violations des droits de l’homme derrière de sacro-saintes frontières ? Ces dérives ont connu un point d’orgue avec l’intervention militaire en Libye de 2011, la mort de Kadhafi et la descente aux enfers de ce pays charnière d’Afrique du Nord.
Toujours est-il que “droit-de-l’hommisme” est devenu une expression péjorative, voire méprisante, dans la bouche de responsables politiques et de diplomates, comme Hubert Védrine, au nom d’un réalisme qui se voudrait plus efficace, plus pragmatique.
“Diplomatie discrète”
Certains arguments des anti “droit-de-l’hommisme” sont parfaitement exacts. Le “messianisme” démocratique dont a voulu faire preuve l’Occident après la fin de la guerre froide s’est révélé à la fois inefficace –même si le nombre de pays pratiquant des élections pluralistes et respectant la liberté de la presse a initialement progressé – et souvent contre-productif – le retour des “hommes forts” à la Poutine ou Erdogan en est le symbole.
Cette impasse a pour corollaire les changements du monde, avec l’émergence de plusieurs grandes puissances dites du “Sud”, à commencer par la Chine toujours officiellement communiste, qui n’entendent pas s’en laisser compter par les anciens dominants du “Nord”, eux-mêmes loin d’être vertueux et exemplaires.
Le résultat est la quasi-disparition des droits de l’homme de l’agenda diplomatique international, sous prétexte de “discrétion” destinée à être plus efficace.
Avec Trump et Poutine, sale temps pour les droits de l’homme
Le journaliste dissident chinois Chang Ping, aujourd’hui exilé en Allemagne, a dénoncé la “diplomatie discrète” longtemps mise en avant par les pays occidentaux pour justifier leur silence sur le sort du prix Nobel emprisonné. “Cette approche n’a généré que l’échec et l’humiliation pour ceux qui prétendaient le sauver”, écrit-il.
Le mois dernier, dix organisations internationales de défense des droits de l’homme ont appelé l’Union européenne à suspendre son “dialogue” sur les droits de l’homme avec la Chine, tant que ces rencontres annuelles ne sont pas en mesure d’améliorer réellement la situation dans ce pays. Une étude montre en effet que ce “dialogue”, instauré en 1995, n’avait eu qu’un impact “limité”.
La pensée Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix 2010
Pire, l’influence économique de la Chine a des effets directs sur la capacité de l’UE à s’exprimer : la Grèce, qui a reçu de très importants investissements chinois ces dernières années, bienvenus dans le contexte de sa crise profonde, a empêché le mois dernier la Commission européenne de déposer une déclaration sur les abus en Chine devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU, une première !
Entre les années 1990 où les droits de l’homme étaient abusivement brandis comme un étendard par les démocraties occidentales, et les années 2010 où ils ont disparu en catimini de l’agenda, n’est-on pas passé d’un excès à l’autre ? Si les droits de l’homme ne peuvent être l’alpha et l’oméga d’une action diplomatique, leur effacement contredit l’invocation permanente des “valeurs” dont se réclament ces Etats.
“Puisse sa mort les réveiller”
Dans un monde complexe, où certaines des grandes puissances de l’heure piétinent sans hésiter les droits de l’homme, voire sont en pleine régression, il est sans doute temps de redéfinir leur place dans les relations internationales.
Les sociétés civiles devraient peser en ce sens, pour ne pas laisser un monde d’arbitraire et de realpolitik s’installer durablement dans les relations entre Etats. C’est évidemment un vœu pieux, mais c’est aussi le message que certains voudraient voir retenir de la mort tragique de Liu Xiaobo.
Chang Ping, le journaliste chinois exilé au cœur d’une Europe qu’il croyait plus farouchement accrochée à ses valeurs, souligne que “le gouvernement chinois préférait que le monde entier assiste à la mort de Liu Xiaobo plutôt que de lui octroyer un minimum de liberté et la chance de vivre un peu plus longtemps. C’est la preuve, ajoute-t-il, que la ‘diplomatie discrète’ a échoué. Cela montre à quel point, lorsque les dirigeants du monde occidental ont peur du Parti communiste chinois, ils abandonnent eux aussi les principes de la civilisation moderne, incluant les droits de l’homme, la liberté et la démocratie, au profit d’une diplomatie secrète qui n’est rien d’autre qu’un exercice d’auto-humiliation. Puisse la mort de Liu Xiaobo les réveiller”.
Il n’est pas sûr qu’il soit entendu, tant les intérêts économiques, la peur du terrorisme et ce qu’elle génère de réflexes sécuritaires, les contradictions entre Etats, pèsent aujourd’hui sur toute action collective. Pour les victimes des violations des droits de l’homme, et pour leurs défenseurs, le printemps n’est pas encore arrivé.
Par Pierre Haski