En France, les présidents changent, mais l’alliance avec le Tchad reste solide. La preuve ? La longue rencontre de 90 minutes, le 11 juillet dernier à l’Elysée, entre Emmanuel Macron et Idriss Déby. Mais qu’en pense l’opposition tchadienne ? Le député Saleh Kebzabo est le chef de file de l’opposition tchadienne. De passage à Paris, le président de l’UNDR, l’Union nationale pour le développement et le renouveau, répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : Depuis une semaine, l’opposant Laoukein Médard est en prison pour détournements de biens. Qu’en pensez-vous ?
Saleh Kebzabo : Moi, je n’ai pas été surpris, après avoir été destitué de son siège de maire de Moundou [capitale économique du Tchad] que tous ces ennuis arrivent. C’est dans la pratique du pouvoir. Je pense qu’il y a là une grosse machine contre l’opposition de façon générale. Laoukein en est la première victime. Il faut que l’opposition dans son ensemble sache que c’est un complot contre nous tous qui commence à se dévoiler maintenant. Et c’est de la part du président Déby, déjà, les prémices de la préparation des élections de 2021.
Alors Laoukein Médard a été mis en minorité au sein du conseil municipal de Moundou pour malversations financières. Et aujourd’hui, il est inculpé pour détournements de biens ?
Bien entendu. Je ne suis pas surpris que la machine s’emballe parce que, en matière de détournements au Tchad, si on doit lui reprocher quelque chose à l’ancien maire Laoukein, on parle de 20 millions, tantôt de 40 millions. On a vu d’autres maires, notamment à Ndjamena avoir été emprisonnés, puis relâchés malgré les accusations d’avoir détourné quatre milliards de francs CFA. Si c’est 40 millions, c’est cent fois moins. Donc depuis cinq ans, on le cherche, on a fini par le trouver.
Selon les résultats officiels de la présidentielle de l’an dernier, Laoukein Médard, qui était le maire de Moundou à l’époque, est arrivé troisième, juste derrière vous. Est-ce que ce n’est pas votre principal rival dans l’opposition ?
Je ne prends pas cela comme de la rivalité négative. Je pense que c’est de l’émulation. Et c’est ce qui s’est passé avec Laoukein, qui pour la première fois, arrive dans l’arène, se présente à l’élection présidentielle, sort troisième officiellement vous dites, mais dans nos résultats à nous : je suis premier, il est deuxième.
Est-ce que la répression s’accentue aujourd’hui au Tchad ?
La répression s’accentue. Aujourd’hui, un parti politique ne peut pas organiser des réunions publiques au Tchad. Un parti politique ne peut même pas organiser des réunions dans une salle privée.
Depuis l’an dernier, le Tchad est confronté à une très grave crise financière et vous dites que le pays est en faillite. Mais en même temps, le gouvernement réussit à payer ses fonctionnaires tous les mois. Est-ce que vous n’avez pas joué les oiseaux de mauvais augure ?
Absolument pas. Je crois que le président Déby lui-même est le premier à dire que le pays est en panne. Et ce n’est pas le fait de payer les fonctionnaires à la fin de chaque mois, ce n’est pas un indicateur de performance. Quand on sait que l’année dernière, les trois derniers mois de l’année ont été payés par les partenaires du Tchad : le Fonds monétaire, la Banque mondiale, l’Union européenne, ainsi de suite.
Vous avez entendu le président Déby sur RFI, le 25 juin 2016, il reconnaît qu’il aurait pu mieux faire. Mais il affirme qu’à son arrivée au pouvoir en 1990, les fonctionnaires avaient six mois d’arriérés et seulement un demi-salaire. Et il ajoute : aujourd’hui, leur salaire a été multiplié par 300 ?
Je voudrais d’abord dire que le président Déby fait un jeu politique assez dangereux pour lui parce que c’est maintenant qu’il reconnaît ses méfaits que nous dénonçons depuis plusieurs années. Il croit en faisant cela peut-être qu’on va passer tout cela par pertes et profits. Je ne crois pas que ce soit une bonne méthode de reconnaître ses erreurs aujourd’hui. Quand on reconnaît ses erreurs, il faut aller jusqu’au bout de la logique. Maintenant, cela étant, je m’inscris en faux contre ce qu’il dit. Quand il est venu au pouvoir en 1990, il n’a pas trouvé de demi-salaire, il n’a pas trouvé de salaires impayés. Ce n’est pas vrai. Hissène Habré en 82-83, je crois, a institué le demi-salaire pour faire face aux difficultés nées de la guerre, qui était payé régulièrement. Et je crois vers les années 87-88, le plein salaire est revenu et payé de façon constante et régulière à la fin de chaque mois. Je voulais dire sans pétrole. Aujourd’hui, avec le pétrole, le président Déby peine à payer les fonctionnaires. On ne peut pas du tout dire qu’il n’arrive pas à payer parce qu’il y a eu 300% d’augmentation de salaire, ce n’est pas vrai. Il faut demander aux syndicats, ils vous diront bien qu’il n’y a pas 300% d’augmentation de salaire. Maintenant, si jamais on devait constater que c’est 300%, ça veut dire qu’il ne sait pas gérer.
Cela dit, les fonctionnaires ont fait grève au début de cette année pendant quatre mois. Mais finalement, après un protocole d’accord signé le 6 mars, ils ont repris le travail ?
Ils ont repris le travail de façon responsable. En son temps, j’ai estimé qu’il fallait à un moment donné arrêter la grève et faire preuve de bonne volonté. Revenir sur la table des négociations avec le gouvernement. Les négociations devaient reprendre. Elles ont repris effectivement, mais les syndicats, en tout cas l’UST [Union des syndicats du Tchad] a claqué la porte parce que, en même temps que le gouvernement s’assied pour discuter, des mesures contradictoires sont prises, notamment ils ont mis fin aux effets de l’avancement des fonctionnaires. Ils ont mis fin aux frais de transport. Ce n’était pas prévu, donc les syndicats ont dit non dans ces conditions. Ces préalables-là doivent d’abord être gérés avant qu’on aille au fond, le fond étant le problème de la loi qui limite gravement la grève au Tchad et le décret qui coupe les indemnités des agents.
Le président reconnaît qu’il n’a pas assez « diversifié le tissu économique du Tchad ». Mais en même temps, il ajoute « l’argent du pétrole a servi à construire de nombreuses écoles et quelque 80 centres de santé ».
Oui, lorsqu’on a atteint l’ère pétrolière, il a dit à cette époque-là, il y a un peu moins de 15 ans, que l’argent du pétrole allait servir au financement de l’agriculture et de l’élevage. Aujourd’hui, et c’est ce qu’il reconnaît, il n’y a pas une vache du Tchad qui a pris un litre de plus ou un kilo de plus. Il n’y a pas un paysan tchadien qui peut vous dire qu’il a augmenté sa production, que ce soit du coton qui est la culture essentielle au Sud, ou de mil ou de maïs. Où donc est parti cet argent ? Il suggère que cet argent est parti dans les infrastructures. Ok, mais des infrastructures de mauvaise qualité. Que vous preniez les bâtiments qui ont été construits, que vous prenez les routes qui ont été construites, tout cela est en train de partir en lambeaux aujourd’hui, en moins de dix ans. Donc ça veut dire que c’est de l’argent qui a été purement et simplement détourné.
Le 11 juillet 2017, au terme de sa rencontre à l’Elysée avec le président français Emmanuel Macron, Idriss Déby a obtenu l’assurance que les bailleurs de fonds du Tchad se réuniraient le 6 septembre à Paris pour apporter de l’argent frais. On parle de trois milliards d’euros. Est-ce que cela ne va pas être quand même un ballon d’oxygène pour votre pays ?
Mais je ne peux pas être contre si mon pays peut avoir de l’argent, mais il faut que ça soit encadré. Il ne faut pas que les gens pensent que c’est des sacs d’argent qu’on va déposer dans nos caisses ou dans nos tiroirs. Ce n’est pas vrai. Le gouvernement tchadien, l’actuel gouvernement, il faut qu’on l’amène vraiment à une gouvernance beaucoup plus vertueuse pour que cet argent ne soit pas dilapidé.
Quand François Hollande était président, vous dénonciez le soutien de la France au régime d’Idriss Déby. Aujourd’hui, c’est Emmanuel Macron, et ça continue. Est-ce que ça ne vous désespère pas ?
Non, pas du tout. Il faut positiver. Avec l’arrivée de Macron en France, c’est sûr que la politique africaine ne va pas être la même. Macron a 39 ans. On ne peut pas du tout l’identifier à la Françafrique.
Oui, mais en même temps, le 11 juillet, Emmanuel Macron a reçu Idriss Déby pendant une heure et demie ?
Bien entendu, puisque les sujets entre le Tchad et la France sont certainement très nombreux et importants, notamment les problèmes de lutte contre le terrorisme qui est le grand dada de Déby pour se faire avaliser un peu partout maintenant dans le monde. Mais je crois que le président Macron, s’il ne le savait pas, très rapidement va se rendre compte que le partenaire tchadien tel qu’il le voit aujourd’hui n’est pas aussi fiable qu’il le paraît.
Quand Idriss Déby affirme que si la communauté internationale ne lui vient pas en aide financièrement, le Tchad devra retirer ses troupes des autres pays sahéliens.
Vous savez, c’est l’homme spécialiste du chantage. Et en politique, il abat toujours ses cartes comme un joueur de poker. Le Tchad ne peut pas se retirer du Mali. Le Tchad a été payé contrairement à ce qu’il dit, et à ce que les gens pensent. Non, le Tchad a été payé pour son intervention au Mali. Mais tout ce que les Tchadiens réprouvent dans cette affaire, c’est que leurs enfants sont en train de mourir au Mali. Il y a eu plus de 50 enfants tchadiens qui sont morts au Mali, sans qu’il y ait des compensations que les Nations unies versent, sans que les 1 400 ou 1 500 soldats tchadiens actuellement au Mali ne soient payés régulièrement, alors que les Nations unies versent régulièrement en temps et heure leur salaire. Où donc va ce salaire ? On ne le sait pas.
Quand Idriss Déby affirme qu’il était prêt à quitter le pouvoir en 2006 et que c’est sous la pression de la France de Jacques Chirac qu’il a modifié la Constitution afin de briguer un troisième mandat. Vous le croyez ?
Non seulement je ne le crois pas. Mais je dis que c’est triste. Maintenant ce que je vais dire, c’est que c’est faux. C’est faux parce que, n’oubliez pas que les [frères] Erdimi et autres qui sont ses parents, le premier cercle du pouvoir, jusqu’en 2004-2005 se sont rebellés contre lui parce qu’ils ont compris que Déby était en train de revenir sur son engagement de ne pas modifier la Constitution. Et ce, dès 2004, il voulait modifier la Constitution. Les autres pensaient qu’ils ne devaient pas le faire. Et on ne peut donc pas accuser la France. C’est son intention à lui parce qu’il fallait qu’il bénéficie des revenus pétroliers. C’est ce qu’il a fait depuis que le Tchad a le pétrole, les ressources sont dilapidées, les ressources sont pillées. Et c’est cela le gros drame du Tchad aujourd’hui.