Synthèse
Au Cameroun, les anglophones, qui représentent 20 pour cent de la population, se sentent marginalisés. Leurs frustrations se sont exprimées avec force fin 2016 lorsque des revendications corporatistes se sont transformées en demandes politiques, donnant lieu à des grèves et des émeutes. L’ampleur du mouvement a été telle que la politique répressive du gouvernement cette fois n’a pas suffi pour rétablir le calme, l’obligeant à négocier avec les syndicats et à faire quelques concessions. La mobilisation s’affaiblit, mais le mécontentement d’une majorité de la communauté anglophone demeure. Après avoir vécu trois mois sans Internet, six mois d’opérations « ville morte » et une année scolaire gâchée, beaucoup réclament aujourd’hui le fédéralisme ou la sécession. A un an de l’élection présidentielle, la résurgence du problème anglophone est porteuse d’instabilité. Le gouvernement camerounais, avec l’appui de la communauté internationale, devrait rapidement prendre des mesures d’apaisement afin de rétablir la confiance et le dialogue.
Souvent méconnu de la partie francophone, le problème dit anglophone existe au Cameroun depuis les indépendances. Une réunification mal conduite, fondée sur un projet centraliste et assimilationniste, a mené à un sentiment de marginalisation économique et politique de la minorité anglophone et à une prise en compte défectueuse de sa différence culturelle.
Jamais la question anglophone ne s’était auparavant manifestée avec une telle acuité.
La crise actuelle constitue une résurgence particulièrement inquiétante de ce vieux problème. Jamais la question anglophone ne s’était auparavant manifestée avec une telle acuité. La mobilisation des avocats, enseignants et étudiants à partir d’octobre 2016, ignorée puis réprimée par le gouvernement, a ravivé des mouvements identitaires datant des années 1970, qui demandent le retour au modèle fédéral existant entre 1961 et 1972. L’arrestation des figures de proue du mouvement et la coupure d’Internet en janvier ont achevé de saper la confiance entre le gouvernement et les activistes anglophones. Depuis, les deux régions anglophones vivent au rythme des villes mortes, du boycott des écoles et d’incidents violents sporadiques.
Les groupuscules sécessionnistes se multiplient depuis janvier. Ils profitent de la situation pour radicaliser la population avec l’appui d’une partie de la diaspora anglophone. Si le risque de partition du pays est très faible, celui d’une résurgence à moyen terme du problème sous forme de violence armée est élevé, car certains de ces groupuscules appellent désormais à la violence.
Les mesures gouvernementales prises depuis mars – la création d’une Commission nationale pour le bilinguisme et le multiculturalisme, de sections Common Law à la Cour suprême et à l’Ecole nationale d’administration et de magistrature, le recrutement de magistrats anglophones et de 1 000 enseignants bilingues, ou encore le rétablissement d’Internet après 92 jours d’interruption – ont eu peu d’effets. Les figures de proue de la contestation les jugent tardives et insuffisantes.
La réaction de la communauté internationale a été plutôt limitée, mais elle a néanmoins poussé le gouvernement à adopter les mesures sus-énoncées. Le régime de Yaoundé semble en effet plus sensible aux demandes internationales qu’à celles des acteurs nationaux. Sans une pression ferme, persistante et coordonnée des partenaires internationaux du Cameroun, il est peu probable que le gouvernement s’oriente vers des solutions de fond.
La crise anglophone illustre à la fois un problème classique de minorité, qui oscille entre désir d’intégration et d’autonomie, et des problèmes plus structurels de gouvernance. Elle montre les limites du centralisme national, alors que la décentralisation, engagée en 1996, est peu effective. La faible légitimité de la plupart des élites anglophones dans leurs régions, le sous-développement, la fracture générationnelle et le patrimonialisme sont des maux communs au Cameroun. Mais la combinaison d’une mauvaise gouvernance et de la question identitaire risque d’être particulièrement difficile à traiter.
La résolution du problème anglophone passe par une réponse internationale plus ferme et le rétablissement de la confiance, grâce à des mesures d’apaisement cohérentes qui répondent aux revendications des corporations en grève. Il y a urgence : les élections approchent, et la crise risque de miner le processus. Dans cette perspective, plusieurs mesures immédiates s’imposent :
- Discours d’apaisement et de reconnaissance du problème anglophone par le président de la République ;
- Libération provisoire des meneurs de la mobilisation anglophone ;
- Sanctions contre les membres des forces de sécurité responsables de bavures durant la crise ;
- Mise en œuvre rapide des mesures gouvernementales annoncées en mars 2017, ainsi que des 21 points qui ont fait l’objet d’un accord entre les syndicats anglophones et le gouvernement en janvier 2017 ;
- Remaniement ministériel et réorganisation de la haute administration en vue de mieux refléter le poids démographique, politique et historique des anglophones, d’inclure les jeunes générations et des personnalités plus légitimes en zone anglophone ;
- Restructuration de la Commission nationale pour le bilinguisme et le multiculturalisme afin d’inclure paritairement les anglophones, de la doter d’un pouvoir de sanction et de garantir l’indépendance de ses membres ;
- Décriminalisation du débat politique, y compris sur le fédéralisme, notamment en cessant d’utiliser la loi antiterroriste à des fins politiques, et recours à un tiers (l’Eglise catholique ou un acteur international) comme observateur voire médiateur entre le gouvernement et les organisations anglophones.
A plus long terme, le Cameroun devra engager des réformes institutionnelles pour remédier aux problèmes profonds dont la question anglophone est le symptôme. Il s’agira notamment d’appliquer de façon rigoureuse et d’améliorer les lois sur la décentralisation en vue de réduire les pouvoirs des administrateurs nommés par Yaoundé, de créer des conseils régionaux, de mieux distribuer les ressources financières et les compétences, et enfin d’adopter des dispositions légales spécifiques aux régions anglophones dans les domaines de l’éducation, la justice et la culture.
Le Cameroun – qui fait face à Boko Haram dans l’Extrême-Nord et aux miliciens centrafricains à l’Est – doit éviter l’ouverture d’un nouveau front potentiellement déstabilisateur. Une aggravation du problème anglophone pourrait affecter l’élection présidentielle et les élections générales prévues en 2018. Surtout, elle pourrait déclencher des revendications sur l’ensemble du territoire et une crise politique de plus grande ampleur.
Nairobi/Bruxelles, 2 août 2017
I. Introduction
Depuis octobre 2016, des mobilisations sociales sur fond de revendications corporatistes ont dégénéré en crise politique dans les régions anglophones du Cameroun. Cette crise a fait réapparaitre la question anglophone et mis en lumière les limites du modèle de gouvernance camerounais, fondé sur le centralisme et la cooptation des élites.
La partie anglophone est constituée de deux des dix régions du pays, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, qui représentent 16 364 kilomètres carrés sur une superficie totale de 475 442 kilomètres carrés et environ 5 millions d’habitants sur une population camerounaise de 24 millions. Elle est le bastion du principal parti d’opposition, le Social Democratic Front (SDF) et joue un rôle important sur le plan économique, en particulier grâce à des secteurs agricole et commercial dynamiques. L’essentiel du pétrole du Cameroun, qui représente un douzième de son produit intérieur brut (PIB), est exploité au large de la partie anglophone.
La politisation de la crise et la radicalisation des protagonistes résultent en grande partie de la réponse apportée par le gouvernement – déni, mépris, intimidation et répression –, de l’étiolement de la confiance entre la population anglophone et le gouvernement et de l’exploitation de la question identitaire par des acteurs politiques qui ont exacerbé les ressentiments des populations, au point qu’une probable majorité d’anglophones n’envisagent plus, comme issue viable, que le retour au fédéralisme ou même la sécession.
De quoi la crise anglophone est-elle le nom ? Quels en sont les protagonistes ? Comment est-elle perçue par la partie francophone ? Quelle est la réponse du gouvernement ? Comment réagit la communauté internationale ? Quels rôles jouent la diaspora anglophone et les acteurs religieux ? Pour répondre à ces questions, ce rapport s’appuie sur des recherches documentaires et une centaine d’entretiens effectués au cours de plusieurs séjours dans les régions anglophones, à Yaoundé et à Douala, entre décembre 2016 et mai 2017. Il analyse les causes structurelles qui ont favorisé l’éclosion de la crise dans les régions anglophones, les stratégies et motivations des acteurs, et ses conséquences politiques et économiques. Il formule des recommandations pour débloquer la situation et rétablir la confiance, en vue de faciliter un véritable dialogue et de trouver des solutions durables.
II. Aux sources du problème anglophone : legs colonial et échec du projet centraliste
A. Le legs colonial
Le protectorat signé en juillet 1884 entre le gouvernement allemand et les chefs traditionnels douala crée l’entité politique du Kamerun. La défaite allemande au terme de la première guerre mondiale donne lieu à un partage de ses territoires. La Société des Nations confie à la France et au Royaume-Uni l’administration conjointe du Kamerun. Le problème anglophone et nombre d’autres faiblesses actuelles du Cameroun plongent leurs racines dans l’époque coloniale.
Durant les régimes du mandat et de la tutelle, chacun des territoires administrés est façonné selon la culture du colonisateur.
Il en résulte des différences majeures de culture politique. Dans la partie sous administration britannique, l’anglais est la langue officielle. La justice (Common Law), le système éducatif, la monnaie et les normes réglementant la vie sociale épousent le modèle britannique. La pratique du gouvernement indirect (indirect rule) permet le maintien des chefferies traditionnelles et favorise l’éclosion d’une forme d’autogouvernement, si bien qu’avant l’indépendance la liberté de la presse, le pluralisme politique et l’alternance démocratique existent dans la partie anglophone. Elle est gérée comme faisant partie du Nigéria et plusieurs membres de l’élite anglophone du Cameroun britannique sont ministres dans les années 1950 au sein du gouvernement nigérian.
A l’opposé, la partie francophone est directement administrée par la France suivant le modèle assimilationniste, même si là aussi une sorte de gouvernement indirect se pratique dans les rapports entre colonisateurs et élites traditionnelles, en particulier dans le Nord du pays. Le français y est parlé et les normes sociales, juridiques et politiques de la métropole façonnent le projet politique centraliste des régimes qui lui succèdent. De plus, engluée dans une guerre totale contre le mouvement nationaliste (Union des populations du Cameroun, UPC) qui conteste la présence française, la partie francophone est moins avancée sur le plan démocratique.
B. Indépendances et réunification : deux rêves dans un même lit
Le processus ayant conduit à la réunification des deux Cameroun est le nœud du problème anglophone. La partie francophone obtient l’indépendance le 1er janvier 1960 pour devenir la République du Cameroun. La partie britannique est constituée du Cameroun méridional britannique (Southern Cameroons) et du Cameroun septentrional britannique (Northern Cameroon). Lors des référendums du 11 février 1961, le Northern Cameroon choisit de se rattacher au Nigéria et le Southern Cameroons à la République du Cameroun. Le Southern Cameroons devient indépendant le 1er octobre 1961 en se rattachant à la République du Cameroun.
Au moment du référendum de 1961, le paysage politique au Southern Cameroons est déjà dynamique.
Selon des historiens de renom, la majorité de la population aspire à l’indépendance. Mais le Royaume-Uni et des pays du tiers-monde s’y opposent, au motif que le Southern Cameroons ne serait pas économiquement viable et qu’il faut éviter de créer des micro-Etats. Ils plaident pour le vote en faveur du rattachement au Nigéria. Ainsi, l’ONU limite le référendum à deux options : le rattachement du Southern Cameroons au Nigéria ou la réunification avec la République du Cameroun, excluant l’option de l’indépendance.
Les principales élites politiques anglophones, Emmanuel Mbella Lifafa Endeley, John Ngu Foncha, Solomon Tandeng Muna et Agustine Ngom Jua, plaident à l’ONU pour un Etat indépendant du Southern Cameroons, ou à défaut pour une indépendance temporaire pouvant leur permettre de négocier par la suite les termes du rattachement en meilleure posture. L’option de l’indépendance étant écartée par l’ONU, deux camps s’opposent durant le référendum. Endeley, le chef du Kamerun National Congress (KNC), fait campagne pour le rattachement au Nigéria. Foncha, le chef du Kamerun National Democratic Party (KNDP), qui s’était retiré du KNC en 1955, Muna et Jua font campagne pour la réunification avec la République du Cameroun. Porté par ces figures politiques de premier plan, et par une certaine peur de se voir absorber par le géant nigérian, le vote en faveur de la réunification l’emporte.
Aujourd’hui encore, le non-respect des promesses de la conférence de Foumban […] fait partie des griefs des militants anglophones.
Les représentants du Southern Cameroons et le président de la République du Cameroun, Amadou Ahidjo, se retrouvent à Foumban (à l’ouest de la partie francophone) du 17 au 21 juillet 1961 pour négocier les termes de la réunification. Aujourd’hui encore, le non-respect des promesses de la conférence de Foumban, qui n’aboutit pas à un accord écrit, fait partie des griefs des militants anglophones. Alors que les représentants anglophones croient participer à une constituante devant aboutir à la rédaction d’une constitution garantissant un fédéralisme égalitaire et une large autonomie des Etats fédérés,
Ahidjo leur impose une constitution toute rédigée qui accorde de larges compétences à l’exécutif de l’Etat fédéral au détriment des deux Etats fédérés (le Cameroun occidental et le Cameroun oriental). Les anglophones, en position de faiblesse, finissent par accepter le texte d’Ahidjo, n’obtenant qu’une concession sur la minorité de faveur.
L’Assemblée nationale de la République du Cameroun vote la Constitution fédérale en août 1961 et Ahidjo la promulgue le 1er septembre, alors que le Southern Cameroons est encore sous tutelle britannique. Le processus constitutionnel de réunification et l’abandon des Britanniques ont laissé aux anglophones l’impression d’avoir été dupés par les francophones, et explique aussi l’amertume des militants anglophones à l’égard du Royaume-Uni.
C. Le projet centraliste et l’émergence de la contestation anglophone
L’unification et le centralisme ont été depuis 1961 les dogmes politiques des régimes d’Ahidjo (1960-1982) et de Paul Biya (1982-). Après la réunification du 1er octobre 1961, le Cameroun devient une République fédérale, mais hérite en pratique d’un fédéralisme boiteux avec une répartition inégale du pouvoir entre les deux états fédérés au niveau de l’Assemblée fédérale et du gouvernement.
Amadou Ahidjo est le président fédéral et John Ngu Foncha est à la fois vice-président du pays et Premier ministre du Cameroun occidental, conformément à la disposition constitutionnelle selon laquelle si le président vient du Cameroun oriental, le vice-président doit être originaire du Cameroun occidental et vice versa. Au moment de la réunification, Ahidjo exerce déjà un quasi-monopole politique au Cameroun oriental. Pour lui, seul le Cameroun occidental constitue dès lors un véritable obstacle à son projet hégémonique. Il s’applique dès 1961 à contrôler le Cameroun occidental en usant de la répression et en exploitant les divisions entre anglophones.
Au niveau fédéral, malgré la garantie constitutionnelle de l’anglais et du français comme langues officielles, le français est la langue administrative d’usage.
Le 20 octobre 1961, Ahidjo signe un décret réorganisant le territoire fédéral en six régions administratives, dont le Cameroun occidental, et nomme un inspecteur fédéral par région, responsable devant le président fédéral. Ceci suscite le mécontentement des anglophones, car le Cameroun occidental ne peut être à la fois un Etat fédéré selon la Constitution et une région administrative selon un décret. L’inspecteur fédéral a plus de pouvoir que le Premier ministre élu du Cameroun occidental et le démontre quotidiennement par diverses formes d’humiliation des membres du gouvernement et du parlement fédéré.
La guerre contre l’Union des populations du Cameroun faisant toujours rage au Cameroun oriental, les arrestations et détentions arbitraires des opposants et syndicalistes accusés de subversion se multiplient.
En 1962, Ahidjo signe plusieurs ordonnances limitant les libertés publiques. La guerre contre l’Union des populations du Cameroun faisant toujours rage au Cameroun oriental, les arrestations et détentions arbitraires des opposants et syndicalistes accusés de subversion se multiplient. Bien que ces arrestations aient lieu essentiellement en zone francophone, elles suscitent l’inquiétude des dirigeants anglophones sur l’orientation répressive du pouvoir fédéral.
D’autres mesures telles que l’instauration de la conduite à droite, l’imposition du système métrique et du franc CFA sont introduites aux cours des années 1960. Le changement monétaire entraine une réduction du pouvoir d’achat des populations anglophones d’au moins 10 pour cent. Ahidjo exige aussi au Cameroun occidental de couper tout lien avec le Royaume-Uni, et la partie anglophone perd plusieurs avantages douaniers à l’exportation dont elle bénéficiait avec les pays du Commonwealth.
Les états fédérés ne jouissent pas de l’autonomie financière et dépendent des subventions de l’Etat fédéral. Comprenant où se trouve le vrai pouvoir, les élites anglophones se livrent à une compétition interne pour s’assurer la meilleure position au niveau fédéral, se préoccupant davantage de plaire à Ahidjo que de défendre les populations anglophones. Ahidjo s’en sert, en instrumentalisant les rivalités entre élites et les clivages ethniques et culturels entre Grassfields au Nord, qui ont des liens culturels et linguistiques avec les Bamilékés de la région de l’Ouest francophone, et les Sawa au Sud, qui ont des liens culturels et linguistiques avec la côte francophone.
En résulte un désordre politique au Cameroun occidental, marqué par la rupture entre Foncha et Muna qui quitte le Kamerun National Democratic Party en 1965 pour former le Cameroon United Congress (CUC).
En 1965, pour affaiblir davantage Foncha, qu’il estime moins accommodant sur la question anglophone, Ahidjo tente d’user de ses prérogatives constitutionnelles pour nommer Muna Premier ministre plutôt que Ngom Jua, le dauphin de Foncha au KNDP, le parti majoritaire au parlement du Cameroun occidental. Il n’y parvient pas en raison de la forte opposition du parlement fédéré. Mais un an plus tard, tirant profit de la désunion des anglophones, Ahidjo appelle à la création d’un parti unique dans les deux Cameroun, au nom de l’unité nationale. Fort du soutien de certains dirigeants anglophones comme Endeley et Muna, qui y voient une occasion de détrôner Foncha, il réussit. L’Union nationale camerounaise (UNC) est créée en 1966 et les autres partis dissous. Foncha, Jua et Bernard Fonlon (secrétaire général adjoint de la présidence), qui s’y étaient opposés au départ, se ravisent de peur de perdre leur position au niveau fédéral. Le parti unique fait perdre aux anglophones tout levier institutionnel pour plaider leur cause. En 1968, Ahidjo peut nommer son nouvel allié Muna Premier ministre en remplacement de Jua.
Une fois le parti unique créé, Ahidjo accentue la centralisation, allant jusqu’à supprimer le fédéralisme le 20 mai 1972, lorsqu’à la suite d’un référendum le Cameroun devient la République unie du Cameroun. La légalité de cette abrogation demeure contestée par les anglophones car la Constitution de 1961 ne prévoit pas de changement de la forme de l’Etat et n’envisage la révision de la Constitution que par voie parlementaire.
Les militants anglophones estiment aussi que le référendum n’aurait pas dû être organisé au niveau national mais seulement au Cameroun occidental qui avait le plus à perdre. Ils soulignent enfin que dans le contexte de l’époque un référendum libre et transparent n’était pas possible, et que le scrutin a été entaché de graves irrégularités.
C’est aussi en 1972 que les anglophones commencent véritablement à contester leur marginalisation. Bernard Fonlon s’exprime publiquement au congrès national de l’UNC en 1972, critiquant le passage à la République unitaire. D’autres personnalités anglophones comme Albert Mukong et Gorji Dinka y sont farouchement opposés. Foncha et Jua, quant à eux, envoient des correspondances privées à Ahidjo et s’expriment dans la presse d’Etat pour marquer leur opposition.
Lorsque Paul Biya succède à Ahidjo en novembre 1982, il accentue encore le centralisme. Le 22 août 1983, il divise la région anglophone en deux provinces : Nord-Ouest et Sud-Ouest. En 1984, il transforme l’appellation officielle du pays en République du Cameroun (le nom de l’ancienne partie francophone) et supprime la deuxième étoile sur le drapeau, qui représentait la partie anglophone.
Les anglophones constituent des mouvements et associations pour résister à leur assimilation.
Les anglophones constituent des mouvements et associations pour résister à leur assimilation. En 1994, lorsque le gouvernement, sous la pression du Fonds monétaire international (FMI), annonce la privatisation de la Cameroon Development Corporation (CDC), qui joue un rôle économique et social majeur en zone anglophone, ils s’y opposent en vain. Lorsque le gouvernement tente la même année d’uniformiser les systèmes éducatifs anglophone et francophone, il se heurte à une forte résistance des syndicats d’enseignants et de parents d’élèves et crée par décret présidentiel un General Certificate of Education (GCE) Board indépendant.
L’unification laisse un sentiment de régression économique dans la partie anglophone, car elle entraine la centralisation et/ou le démantèlement des structures économiques du Cameroun occidental comme le West Cameroon Marketing Board, la Cameroon Bank et Powercam, ainsi que l’abandon de projets en gestation comme le port de Limbé, les aéroports de Bamenda et de Tiko, au profit des investissements dans la partie francophone.
Le processus d’unification laisse surtout une impression de recul démocratique, d’assimilation culturelle et de déclassement politique.
Beaucoup d’anglophones sont persuadés que la partie francophone a suivi une stratégie de marginalisation du Southern Cameroons, et ne mesurent pas toujours combien la crise économique des années 1980 a aussi été désastreuse dans plusieurs régions francophones. Lorsque le multipartisme est restauré dans les années 1990, les anglophones saisissent l’occasion pour faire entendre leurs griefs. Le 26 mai 1990, le Social Democratic Front, un nouveau parti d’opposition prônant le fédéralisme, à vocation nationale mais avec une forte composante d’anglophones, naît à Bamenda puis gagne du terrain dans la zone anglophone, avant d’élargir son influence dans les provinces francophones. Il participe à l’élection présidentielle d’octobre 1992 et passe tout près de la victoire.
Dans la perspective de la révision de la Constitution pour l’adapter à l’ère multipartite, les anglophones organisent la All Anglophone Conference (AAC) en 1993 et réclament le retour au fédéralisme.
Cette orientation est rejetée par le Comité consultatif de révision de la Constitution au profit de la décentralisation. Dans la foulée, Foncha et Muna, les rivaux d’hier, après avoir démissionné du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, le nouveau nom du parti unique à partir de 1985) en 1990, démissionnent du comité consultatif en 1994 et critiquent ouvertement l’assimilation des anglophones.
La même année, une deuxième All Anglophone Conference (AAC2) est organisée à Bamenda et une partie des participants réclament un fédéralisme à deux états ou la sécession.
Pendant ce temps, Muna et Foncha lancent des offensives diplomatiques à l’ONU pour réclamer l’indépendance du Southern Cameroons. La position du Social Democratic Front, qui rejette la sécession et propose, face à l’opposition des francophones au fédéralisme à deux états, un fédéralisme à quatre états, est jugée ambigüe par certains militants anglophones, qui créent dès 1995 des mouvements réclamant le fédéralisme à deux états ou la sécession :
le plus connu est le Southern Cameroons National Council (SCNC), dont la frange jeune, Southern Cameroons Youth League (SCYL), a recours à l’action violente à petite échelle. D’autres initiatives diplomatiques ont été menées depuis 1996 par le SCNC à l’ONU, à la Cour Africaine de Banjul, au Commonwealth et auprès des ambassades.
Malgré la naissance des mouvements anglophones, la centralisation s’est poursuivie et les anglophones ont davantage perdu en poids politique à l’échelle nationale.
Après l’âge d’or des années 1990, la contestation anglophone s’affaiblit, se focalisant sur le plaidoyer de la diaspora anglophone à la communauté internationale et la formation d’une conscience anglophone à travers le système éducatif, les écrits d’intellectuels anglophones, les églises, associations et médias locaux. Les militants du SCNC continuent toutefois d’organiser des protestations dans les régions anglophones chaque 1er octobre et quelques actions spectaculaires comme la proclamation de l’indépendance de l’Ambazonia Republic sur radio Buea en 1999 et en 2009. Malgré la naissance des mouvements anglophones, la centralisation s’est poursuivie et les anglophones ont davantage perdu en poids politique à l’échelle nationale. En 2017, sur 36 ministres avec portefeuille, un seul est anglophone.
Le problème anglophone plonge ses racines dans une réunification mal conduite, fondée sur un projet centraliste et assimilationniste, et une marginalisation économique et administrative.
A cela s’ajoutent les ambitions et les rivalités personnelles et ethniques d’élites qui n’ont pas toujours su faire front commun pour défendre une cause anglophone de plus en plus hétéroclite. La question anglophone est depuis les années 2000 devenue une question qui divise profondément la société. Elle se manifeste par des perceptions négatives entre populations anglophones et francophones et parfois par des stigmatisations réciproques entre citoyens.
La crise actuelle constitue une résurgence particulièrement inquiétante de ce vieux problème, car jamais la question anglophone ne s’était manifestée avec une telle acuité.
III. Des mobilisations sectorielles à la résurgence du problème anglophone
A. De la grève à la crise
La crise actuelle a commencé le 11 octobre 2016 à Bamenda par une grève des avocats du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Leurs revendications, ignorées jusque-là par le ministère de la Justice, portent alors sur le non-respect de la Common Law dans ces deux régions. Les avocats réclament la traduction en anglais du Code de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada) et d’autres textes de lois. Ils critiquent la francophonisation des juridictions de la Common Law, qui se traduit par l’affectation en zone anglophone de magistrats francophones ne maitrisant ni la Common Law, ni l’anglais, et par l’affectation de notaires, alors que cette fonction est exercée par les avocats dans le système de la Common Law.
Le mépris du gouvernement et la brutalité des forces de sécurité aggravent le problème et radicalisent les populations.
Le 8 novembre 2016, les avocats mobilisent des centaines de personnes pour une marche à Bamenda et réitèrent leur demande d’une restauration pleine du système de la Common Law, similaire à ce qu’elle était à l’époque du système fédéral, en y ajoutant une demande de fédéralisme.
Alors que la marche se déroule sans incident majeur, des gendarmes dispersent violemment la foule et molestent des avocats. Des conducteurs de motos-taxis (Okada boys) sont arrêtés. En réaction, des jeunes et des Okada boys installent des barricades à plusieurs carrefours et les affrontements entre manifestants et gendarmes font plusieurs blessés.
Au rassemblement des enseignants se joignent quelques milliers de personnes aux revendications diverses, allant de l’absence de routes dans le Nord-Ouest à la marginalisation des anglophones.
Le 21 novembre, les enseignants entrent à leur tour en grève. Ils organisent un rassemblement contre le manque d’enseignants anglophones, l’affectation d’enseignants ne maitrisant pas l’anglais et le non-respect du caractère « anglosaxon » des écoles et universités de la zone anglophone.
Au rassemblement des enseignants se joignent quelques milliers de personnes aux revendications diverses, allant de l’absence de routes dans le Nord-Ouest à la marginalisation des anglophones. La manifestation est violemment dispersée par la police et l’armée. Plusieurs personnes sont sévèrement battues, des dizaines d’autres arrêtées et au moins deux personnes sont tuées par balle, selon un rapport de la Commission nationale des droits de l’Homme et des libertés (CNDHL).
Plusieurs autres incidents ont lieu à Bamenda fin novembre et entrainent des émeutes.
Le 28 novembre, la crise jusqu’alors contenue au Nord-Ouest se propage au Sud-Ouest. Les étudiants de l’université de Buea organisent une marche pacifique sur le campus pour réclamer le versement de la prime d’excellence du chef de l’Etat, dédiée aux étudiants, dénoncer l’interdiction en 2012 de l’University of Buea Student Union (UBSU), et protester contre l’instauration d’une pénalité en cas de retard de paiement des frais de scolarité et de frais additionnels pour consulter les résultats des examens.
La rectrice de l’université réagit en faisant entrer la police sur le campus, qui réprime brutalement les étudiants, en arrêtant certains à leur domicile. Des étudiantes sont battues, déshabillées, roulées dans la boue et une aurait été violée.
La confrontation la plus violente a lieu le 8 décembre à Bamenda lorsque le Rassemblement démocratique du peuple camerounais tente d’organiser un rassemblement pour montrer que le gouvernement demeure populaire dans les régions anglophones. La foule en colère empêche la tenue du rassemblement et de violents affrontements avec les forces de sécurité font au moins quatre morts et plusieurs blessés par balle ; une cinquantaine de personnes sont arrêtées ; un commissariat de police, des édifices et des véhicules administratifs sont incendiés.
Le Premier ministre, le secrétaire général du RDPC, le gouverneur du Nord-Ouest et le conseiller à la sécurité nationale, censés participer au rassemblement, doivent se cloîtrer toute la journée dans la résidence du gouverneur pour échapper aux violences. Le gouvernement réagit à ces manifestations en militarisant la région, dégradant encore plus le climat social.
Les violences du 28 novembre à Buea et du 8 décembre à Bamenda contribuent à l’aggravation et à la médiatisation de cette crise. Les images des bavures des forces de sécurité se propagent rapidement sur Internet et font le tour des chaînes de télévision internationales. Elles poussent les populations à bout et ouvrent la boîte de Pandore du problème anglophone.
Entre octobre 2016 et février 2017, au moins neuf personnes sont tuées
D’autres incidents ont lieu en janvier et février 2017 à Bamenda et dans d’autres villes comme Ndop. Ils entrainent des émeutes qui font au moins trois morts, tandis que des véhicules et des bâtiments administratifs sont incendiés. Entre octobre 2016 et février 2017, au moins neuf personnes sont tuées et davantage blessées par balle. Quelque 82 personnes sont arrêtées (dont des journalistes et avocats) selon le ministre de la Communication, près de 150 selon le Social Democratic Front, et jugées par un tribunal militaire selon les dispositions de la loi antiterrorisme. Des arrestations et des intimidations de personnalités anglophones ont aussi lieu, comme l’arrestation sans mandat, en mars, de Paul Abine Ayah, juge à la Cour suprême, accusé de financement de la mobilisation anglophone. Il demeure derrière les barreaux.
B. Le gouvernement et les acteurs anglophones : stratégies et motivations
Face à la crise anglophone, l’objectif du gouvernement est de maintenir le statu quo. Constatant les limites du tout répressif, il a néanmoins entamé des discussions avec les syndicats en grève. Fin novembre, le Premier ministre crée un Comité interministériel ad hoc chargé de mener les négociations. Il est constitué de quatre ministres francophones et placé sous la supervision du directeur de cabinet du Premier ministère. Les avocats et les enseignants forment à leur tour, début décembre, le Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC, « le Consortium »). Il est initialement constitué de quatre associations d’avocats et de plusieurs syndicats d’enseignants, avec comme président Félix Khongo Agbor Balla, secrétaire général Fontem Neba et trésorier Wilfred Tassang.
Les 25 et 26 novembre, le Premier ministre effectue une première mission de dialogue à Bamenda, sans résultat. Il arrive sans propositions concrètes, espérant peut-être que sa promesse de dialogue et sa présence suffiraient à mettre fin à la grève. Cette visite met en lumière les premières divisions entre élites anglophones travaillant au sein des institutions à Yaoundé. Tandis que le Premier ministre reconnait à Bamenda l’existence d’un problème anglophone et invite les syndicats au dialogue pour le résoudre, d’autres élites anglophones comme le ministre et secrétaire permanent du Conseil national de sécurité déclarent dans les médias à Yaoundé qu’il n’existe pas de problème anglophone. Ces déclarations enflamment la région, rendant la mission du Premier ministre impossible et, surtout, confortant les anglophones dans leur perception du poste de Premier ministre, occupé depuis 1996 par un anglophone, comme étant sans réel pouvoir.
De décembre 2016 à janvier 2017, le Comité ad hoc effectue plusieurs missions à Bamenda. Les revendications des syndicats passent de onze à 25 entre novembre et janvier. Les protagonistes sont proches d’un accord, le gouvernement se disant prêt à satisfaire 21 des 25 revendications.
Mais le 13 janvier, des bavures policières, sur fond de rumeurs, provoquent des émeutes à Bamenda et font échouer les négociations. Le 14 janvier, le Consortium annule une réunion prévue avec le Comité, condamne les violences des forces de sécurité et déclare deux jours d’opération villes mortes (ghost towns) dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Le gouvernement réagit en coupant Internet dans ces deux régions le 17 janvier, en interdisant le Consortium et le SCNC et en arrêtant les dirigeants du Consortium, ainsi que plusieurs activistes comme Mancho Bibixy, au motif que le Consortium aurait conditionné la signature de l’accord à l’adoption du fédéralisme.
Crisis Group a rassemblé de nombreux témoignages, parfois contradictoires, sur les évènements du 13 janvier 2017, qui ont joué un rôle décisif dans la rupture du dialogue. Certains affirment que les forces de sécurité ont tiré à bout pourtant sur les motos-taxis. Selon d’autres, les plus radicaux dans la mouvance anglophone ont tenté d’introduire la question de la sécession dans le débat, durcissant ainsi les positions.
Si ces incidents ont contribué à l’échec des négociations, ils ne l’expliquent pas à eux seuls. En réalité, la tension dans les deux régions, la répression des forces de sécurité et la radicalisation de la population avaient fini par mettre les dirigeants du Consortium dans une position difficile. Ils ne pouvaient plus se limiter à leurs seules demandes – d’autant que les 21 points acceptés n’incluaient que les demandes des enseignants et pas celles des avocats – mais se devaient de soulever le problème anglophone de façon générale. D’après un responsable du Consortium, « la répression du régime a ouvert la boîte de Pandore et la population nous a obligés à poser la question du Southern Cameroons ».
Le Comité ad hoc inspirait peu confiance, car ses membres étaient surtout francophones.
Les négociations ont surtout pâti de la forte méfiance entre le gouvernement et les représentants de la communauté anglophone. Le Comité ad hoc inspirait peu confiance, car ses membres étaient surtout francophones. Les membres du Consortium pensaient que le gouvernement ne tiendrait pas sa promesse de satisfaire 21 des 25 réclamations. D’où l’évocation du fédéralisme pour garantir la mise en œuvre de ces réformes et résoudre plus généralement le problème anglophone. Le gouvernement, quant à lui, estimait que les syndicats avaient un agenda caché visant la sécession, et ne cessaient, pour cette raison, de rallonger leur liste de revendications.
Cherchant sans doute à éviter la contagion de la crise à la partie francophone, le gouvernement a brandi l’épouvantail du sécessionnisme en faisant l’amalgame entre griefs anglophones et division du pays. Certains intellectuels francophones affirment que le fédéralisme n’est pour ces derniers qu’une étape vers la sécession.
Certains indices, tels que les positions prises durant les négociations, confirmées lors de plusieurs entretiens, suggèrent que certains membres du régime à Yaoundé ont tenté de donner la main aux plus radicaux des anglophones dans le but de présenter leur contestation comme porteuse d’une dangereuse tentative de division du pays. Le gouvernement a aussi invoqué un possible complot, en dépeignant la grève anglophone comme une initiative financée de l’extérieur par une diaspora en intelligence avec des groupes cherchant à déstabiliser le Cameroun.
Après l’arrestation des dirigeants du Consortium le 17 janvier, l’école ne reprenant toujours pas et les opérations ville morte s’intensifiant, le gouvernement prend des mesures d’apaisement. En décembre 2016, il avait déjà annoncé le recrutement de 1 000 enseignants bilingues, une subvention de 2 milliards de francs CFA (3 millions d’euros) pour les écoles privées et le redéploiement d’enseignants francophones hors des régions anglophones. Le 23 janvier 2017, le président de la République crée une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme.
Les militants anglophones critiquent néanmoins une mesure tardive et regrettent que neuf membres de la Commission sur quinze soient francophones, que la plupart d’entre eux soient âgés et que plusieurs fassent partie du RDPC. La Commission est surtout handicapée par son texte fondateur, qui la cantonne à la rédaction de rapports et au plaidoyer en vue du respect du bilinguisme et du multiculturalisme, sans la doter de pouvoir de sanction. Certains de ses membres reconnaissent cette faiblesse.
Le gouvernement annonce d’autres mesures le 30 mars, notamment la création d’une section Common Law à la Cour suprême et à l’Ecole nationale d’administration et de magistrature (ENAM), l’augmentation du nombre d’enseignants en langue anglaise à l’ENAM, le recrutement de magistrats anglophones, la création de départements de Common Law dans des universités francophones et l’autorisation provisoire pour les avocats anglophones de continuer d’exercer les fonctions de notaire dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest.
Le 20 avril, Internet est rétabli après 92 jours d’interruption. Si ces mesures techniques constituent un premier pas appréciable, elles ne répondent pas aux préoccupations des syndicats en grève et n’apportent pas de solution au volet politique de la question anglophone. Elles surviennent surtout tardivement, la population réclamant désormais la libération des personnes détenues et l’ouverture d’un dialogue sur les réformes constitutionnelles nécessaires pour instaurer le fédéralisme.
La mobilisation anglophone se poursuit. Depuis le rétablissement d’Internet, elle est à nouveau largement organisée via WhatsApp, tandis que les SMS et les appels téléphoniques avaient pris le relai pendant la coupure.
Plus récemment, la mobilisation a néanmoins faibli, en particulier dans le Sud-Ouest, notamment à cause des conséquences économiques devenues insupportables pour les populations et des pressions du gouvernement. Les groupes radicaux qui se sont constitués ont aujourd’hui recours aux intimidations, menaces et violences pour faire en sorte qu’elle continue. Les populations, élus locaux, parlementaires et religieux reçoivent régulièrement des SMS et appels venant du Cameroun et de l’étranger, les informant sur les jours de ghost towns (rebaptisés country Sunday). Un enseignant francophone de l’université de Buea a par exemple reçu onze SMS et six appels en un seul jour pour avoir ignoré les opérations ville morte.
Les country Sunday ont lieu chaque lundi et tous les jours de fête nationale ou d’évènement étatique. Ceux qui ne les respectent pas sont harcelés et menacés.
Ces violences alimentent la stratégie gouvernementale de diabolisation de la mobilisation anglophone.
Les menaces sont parfois mises à exécution. De janvier à juin 2017, des dizaines de boutiques dans des marchés à Bamenda, Buea et Limbé, une quinzaine de bâtiments et véhicules administratifs et une douzaine d’écoles ont été incendiés pour n’avoir pas respecté le country Sunday.
Ces violences alimentent la stratégie gouvernementale de diabolisation de la mobilisation anglophone, d’autant que les représentants du Consortium en exil ne s’en sont distingués que tardivement et timidement. Pour briser la mobilisation, les autorités et forces de sécurité ont aussi usé de méthodes musclées, intimidant la population, menaçant les chefs d’établissement et les opérateurs économiques de leur retirer les licences s’ils prenaient part à la grève, et intimidant les imprimeries ayant produit des tracts. En travaillant avec les compagnies de téléphonie et les agences de transfert d’argent, les forces de sécurité ont arrêté des relais locaux des sécessionnistes en exil et bloqué les transferts d’argent de l’étranger vers les régions anglophones.
Les deux camps utilisent profusément la propagande. Les militants anglophones comme le gouvernement ont fait circuler de fausses informations via Internet, par SMS et par le biais de tracts.
Le gouvernement a surtout exploité l’idée de fausses informations pour semer le doute et se dédouaner lorsqu’il était interpellé sur les violations des droits humains, même dans les cas avérés.
La diaspora anglophone n’a pas impulsé cette crise, contrairement aux précédentes contestations. Son rôle n’est devenu prépondérant qu’après l’arrestation des responsables du Consortium le 17 janvier.
La mobilisation sur Internet a contribué à exacerber le ressentiment des anglophones et à populariser les idées sécessionnistes. La diaspora a donné à la crise une visibilité au niveau international en organisant des manifestations devant les parlements de pays occidentaux et par des initiatives diplomatiques, comme le recours au cabinet américain Foley Hoag pour revendiquer l’indépendance du Southern Cameroons. Cette crise marque aussi un renouvellement générationnel au sein du mouvement anglophone et de la diaspora. Les porte-étendards historiques de la question anglophone issus du SCNC, du Cameroon Anglophone Movement ou des AAC ont été peu entendus. Aux militants des années 1990, issus de l’université du Cameroun qui ont émigré à partir de 1995, ont succédé des jeunes issus de l’université de Buea et de l’University of Buea Student Union, qui ont quitté le Cameroun plus récemment.
Par ailleurs, si la grande majorité de la diaspora anglophone sympathise probablement avec la mobilisation actuelle, une frange s’est montrée très hostile aux appels à la sécession, voire à la mobilisation dans son ensemble, au point parfois d’écrire aux autorités des pays où résident les figures de proue du courant sécessionniste pour réclamer leur expulsion.
La mobilisation actuelle s’effrite aussi parce qu’elle souffre de dissensions internes portant sur la ligne idéologique, la stratégie et les actions.
La mobilisation actuelle s’effrite aussi parce qu’elle souffre de dissensions internes portant sur la ligne idéologique, la stratégie et les actions. Certains responsables du Consortium comme Wilfred Tassang et Harmony Bobga, respectivement en exil au Nigéria et aux Etats-Unis, se sont désolidarisés de la ligne officielle fédéraliste et ont formé le Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCACUF) qui prône la sécession. Même les dirigeants intérimaires du Consortium au sein de la diaspora, comme Mark Bareta et Tapang Ivo, soutiennent aujourd’hui la sécession.
Au sein de la mouvance sécessionniste, des divergences persistent sur la stratégie et les modes opératoires. Certains privilégient la poursuite des offensives diplomatiques, d’autres mettent l’accent sur le soutien aux villes mortes. Ces divergences portent aussi sur l’usage ou non de la violence. Des rivalités et des luttes de pouvoir les renforcent. Depuis mars, plusieurs petits groupes ont été créés et font usage de la violence. Les coordonnées des personnes et structures ne respectant pas les opérations ville morte sont diffusées sur les réseaux sociaux, ainsi que celles des autorités locales et des hauts fonctionnaires anglophones hostiles à la grève. Les populations sont appelées à incendier leurs propriétés. Ces groupes appellent aussi à la désobéissance fiscale et encouragent les attaques contre les francophones.
Les confessions religieuses chrétiennes supervisent la majorité des institutions scolaires et universitaires dans les régions anglophones. Début décembre 2016, les évêques catholiques des deux régions ont écrit au président Biya et sont allés à Yaoundé pour le rencontrer, mais n’ont pas été reçus. Le 22 décembre, ils ont publié la lettre sous forme de mémorandum qui rappelle la plupart des griefs des anglophones.
Le gouvernement les a accusés d’alimenter la crise et a commencé à intimider le clergé et les chefs d’établissements scolaires, les sommant d’ouvrir leurs établissements, fermés depuis le début de la contestation. En avril, une association fictive de parents d’élèves a déposé plainte contre les évêques et des pasteurs, rendant plus impopulaire le gouvernement dans cette zone où les dirigeants religieux sont respectés. Cela dit, bien que ces derniers sympathisent avec la cause anglophone, la peur des représailles par les instigateurs des ghost towns explique davantage la non-reprise des cours dans les institutions catholiques et protestantes qu’un soutien assumé des religieux à la grève.
La mobilisation anglophone a aussi provoqué des clivages entre francophones et anglophones au sein de la Conférence épiscopale nationale du Cameroun (CENC). En janvier 2017, lors d’une assemblée à Mamfé, les évêques francophones ont reproché à leurs homologues anglophones de ne pas ouvrir les écoles et ces derniers ont regretté la méconnaissance par le clergé francophone des racines du problème anglophone et des menaces qu’ils subissent. En avril, l’archevêque de Douala et président de la Conférence épiscopale a publié une déclaration déplorant la poursuite des évêques en justice, mais les appelant à ouvrir les établissements scolaires. Cette déclaration, critiquée par les militants anglophones, a délégitimé cet archevêque dont le nom avait pourtant circulé en janvier comme possible médiateur.
Les élites gouvernantes de Yaoundé redoutent, à un an de l’élection présidentielle, une diffusion de la crise aux régions francophones, qui partagent nombre des difficultés socioéconomiques des anglophones et où les frustrations ont pris une tournure violente en 2008. La crise étant perçue comme un enjeu de survie, l’intimidation, la répression violente et la coupure d’Internet sont considérés comme un risque à prendre malgré d’éventuelles pressions internationales. Les conséquences économiques et l’éventuelle sanction électorale du RDPC dans les régions anglophones lors des prochains scrutins apparaissent aussi comme des coûts raisonnables, car limités au niveau national.
C. La réponse de la communauté internationale
La réponse internationale a été impulsée par les Etats-Unis, les organisations multilatérales et la société civile internationale. Le 28 novembre 2016, le département d’Etat américain publie un communiqué appelant au dialogue dans les régions anglophones et demandant au gouvernement camerounais de respecter les libertés fondamentales.
En décembre, le Centre des Nations unies pour les droits de l’Homme et la démocratie en Afrique centrale condamne les violences et invite le Cameroun au respect des minorités. Le 18 janvier 2017, la présidente de la Commission de l’Union africaine fait part de ses inquiétudes face aux actes de violence, arrestations et détentions arbitraires, et appelle le gouvernement camerounais à poursuivre le dialogue. En février et en avril, le représentant spécial des Nations unies pour l’Afrique centrale se rend à Yaoundé. Il rencontre les dirigeants du Consortium en prison et signe un communiqué appelant à la libération des prisonniers, au rétablissement d’Internet et au dialogue.
Le 23 mars, lors de la visite du président Biya au Vatican, le pape l’invite au dialogue et au respect des minorités.
Ces déclarations ont joué un rôle dans le rétablissement d’Internet en mars. Mais elles n’ont pas permis d’engager les réformes structurelles et constitutionnelles réclamées par les anglophones.
La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada ou l’UE ne se sont pas prononcés.
Les réponses bilatérales et celle de l’Union européenne (UE) ont été les plus faibles. Excepté les Etats-Unis, les partenaires occidentaux du Cameroun, comme la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada ou l’UE ne se sont pas prononcés, déclarant exercer des pressions diplomatiques discrètes à Yaoundé.
Les réactions les plus fortes sont venues de la société civile internationale, notamment du barreau du Royaume-Uni et d’organisations comme Amnesty International.
Le manque de coordination de la réponse internationale a affaibli les initiatives en gestation. Plusieurs pays européens ont envisagé de publier des déclarations mais sont finalement restés silencieux, visiblement par crainte de se retrouver isolés. D’autres partenaires ayant des intérêts économiques au Cameroun ont probablement préféré soutenir tacitement un régime qui sait les ménager face à la concurrence chinoise. En février, certains pays européens ont souhaité que l’Union européenne fasse une déclaration commune sur la question anglophone, mais l’initiative a été bloquée par d’autres pays membres soucieux de ne pas critiquer trop ouvertement le Cameroun du fait de son rôle dans la lutte contre Boko Haram.
Cette réaction relativement timide s’explique en partie par l’hésitation des diplomates à intervenir dans une crise dont les conséquences se sont limitées au pays, sans répercussions dans la sous-région, et qui reste moins aigüe que d’autres crises en Afrique. Les succès, bien que limités, des pressions discrètes les confortent dans leur stratégie de diplomatie non publique.
Plus généralement, les pays occidentaux ont tendance à ménager le Cameroun sur ces questions au vu de sa relative stabilité par rapport à d’autres pays d’Afrique centrale et du faible risque que la crise anglophone conduise à une partition du pays. Le rôle du Cameroun dans la lutte contre Boko Haram renforce cette attitude.
Quant au gouvernement du Nigéria voisin, il ne s’implique pas dans la crise actuelle. Il se méfie d’ailleurs de la contestation anglophone, car il redoute que la partie anglophone du Cameroun puisse, si elle devenait indépendante, servir de base arrière aux mouvements séparatistes nigérians. Néanmoins, certaines populations du Sud-Est nigérian sympathisent avec les activistes anglophones camerounais, probablement sans que cela se traduise par un soutien substantiel.
IV. Une crise aux dimensions politiques, économiques et sociales
A. Les conséquences politiques
La crise en cours a amplifié l’adhésion, très probablement déjà majoritaire, des populations anglophones au fédéralisme, et a renforcé le soutien au sécessionnisme.
Cette nouvelle configuration illustre combien le problème anglophone est profond. Sans le consentement d’une bonne partie de la population, les opérations villes mortes et la fermeture des écoles ne pourraient se poursuivre depuis neuf mois.
A mesure des frustrations et des déceptions subies, le désir d’une intégration plus juste et la volonté de mieux vivre avec les francophones s’éclipsent pour laisser place à une aspiration d’autonomie.
Si les anglophones souhaitent en majorité le fédéralisme, le nombre d’états de la future fédération est loin de faire consensus. Une fédération à deux états comme avant l’unification, quatre ou six états pour mieux refléter les équilibres sociologiques du pays et faire accepter l’idée de fédéralisme aux francophones, ou encore dix états pour reprendre le découpage actuel du Cameroun en dix régions ? D’autres insistent pour que, quel que soit le nombre d’états fédérés, la capitale fédérale Yaoundé ne fasse partie d’aucun d’entre eux.
Pour certains activistes anglophones, le fédéralisme apparait aussi comme une stratégie de négociation maximaliste. Ils mettent la barre haut, afin d’obtenir au moins une décentralisation effective, avec une vraie autonomie de gestion des dix régions actuelles, passant par l’amélioration et l’application intégrale des lois sur la décentralisation.
Le débat sur les contours de la fédération est aussi révélateur des divisions minant souvent le mouvement anglophone – entre le Nord-Ouest où les ethnies des « grassfields » proches des Bamiléké sont majoritaires, et le Sud-Ouest, dominé par les groupes ethniques sawa.
La majorité des anglophones du Nord-Ouest voudraient une fédération à deux états, comme en 1961. Les élites et autochtones sudistes ont toujours dénoncé la domination démographique, politique, économique et l’accaparement de leurs terres par les migrants nordistes, et ont donc tendance à opter pour une fédération à dix états afin de conserver leur autonomie. Certains d’entre eux, notamment au sein de la minorité bakweri, préfèreraient même un état fédéré avec les Sawas du Littoral (les Douala), plutôt qu’avec les Grafis du Nord-Ouest. D’autres sudistes proposent une fédération à plusieurs états ou une fédération à deux états, mais prévoyant une décentralisation effective au sein des deux régions de l’état fédéré anglophone.
La mobilisation en cours a tenté, avec un succès partiel, de dépasser ces vieux clivages en partie parce que plusieurs membres du Consortium sont sudistes.
Mais lorsque fin janvier, les chefs traditionnels du Nord-Ouest ont écrit au président de la République pour appeler à un geste d’apaisement par la libération des prisonniers, les chefs traditionnels du Sud-Ouest ont réagi en adressant une motion de soutien au gouvernement et en appelant les jeunes du Sud-Ouest à se désolidariser du désordre des nordistes. Cependant, le clivage a été moins prononcé au sein de la population ; les opérations villes mortes, bien que faiblissant, sont aussi suivies dans le Sud-Ouest, et parfois même plus intenses dans les villes comme Kumba, où les jeunes ont dénoncé la rhétorique ethnique de leurs élites.
Cette mobilisation est révélatrice du fossé entre l’élite anglophone […] et les préoccupations des populations anglophones.
Cette mobilisation est révélatrice du fossé entre l’élite anglophone, qui a depuis très longtemps tenté de jouer un rôle d’intermédiaire entre Yaoundé et les populations anglophones, et a parfois même soutenu une répression dure, et les préoccupations des populations anglophones.
En effet, le Premier ministre et les élites anglophones, qui ont essayé de jouer ce rôle de médiateur au début de la crise, ont été conspués par la foule.
Le déficit de légitimité des dirigeants anglophones concerne aussi, à un moindre degré, les chefs de l’opposition. En novembre 2016, le président du Social Democratic Front s’est fait huer à Bamenda alors qu’il tentait de calmer une foule en colère. La crise crée des tensions au sein du SDF entre une frange plus radicale qui, à l’image du député Wirba, réclame une fédération à deux états ou la sécession, et une frange plus traditionnelle réclamant le fédéralisme à quatre états ou, pour les plus modérés, une meilleure décentralisation.
Pour être en phase avec son électorat, le SDF a accentué en 2017 sa revendication du fédéralisme à quatre états tout en prenant des mesures symboliques comme la non-participation au défilé du 20 mai en solidarité avec les détenus anglophones. Même au sein du RDPC au pouvoir, les députés anglophones ont fait part de leurs inquiétudes au gouvernement. En mars 2017, ils ont supplié le chef de l’Etat de rétablir au moins Internet et de libérer les détenus politiques anglophones.
La crise anglophone est à la fois un problème classique de minorité et reflète des problèmes plus structurels. D’abord, elle révèle des failles majeures en matière de gouvernance, avec un manque de capacité de décision accentué par les absences prolongées du pays du tout-puissant président, une fausse décentralisation, un manque de légitimité des élites locales, un fossé générationnel important, un système de gouvernance reposant sur la cooptation des chefs traditionnels et des élites locales, et une politique d’équilibre régional détournée au profit de grandes familles liées au régime.
Ensuite, cette crise prolonge la restriction des libertés publiques qui s’accentue depuis 2013 : interdiction des manifestations, arrestation et brutalisation des militants de partis politiques, journalistes et chercheurs. Elle a même servi de prétexte à une répression plus importante, avec l’utilisation de la loi antiterroriste à des fins politiques, un plus grand contrôle des médias sociaux et des menaces contre les journalistes.
Enfin, la nature autoritaire du régime actuel est mise en lumière par son refus de négocier les questions de fond et par ses réactions parfois brutales.
La crise actuelle pourrait avoir un retentissement sur les élections de 2018 et même sur la coupe d’Afrique de football prévue pour 2019.
Si le climat actuel se prolonge, les chances d’organiser des élections pacifiques dans les deux régions anglophones semblent limitées. Mais lors des prochaines élections, les prises de position des militants anglophones qui ont gagné en popularité pendant cette crise seront cruciales. Entre boycott, soutien au SDF et création de nouveaux mouvements, tout semble à présent possible. Le SDF a nommé en 2016, pour la première fois, un secrétaire général francophone, entamant par là un processus de reconquête d’une base nationale, mais s’est ensuite radicalisé et re-anglophonisé du fait de la crise. Va-t-il modérer à nouveau son discours, en espérant rassembler les voix francophones, ce qu’il n’est plus parvenu faire depuis 1997, ou privilégier la zone anglophone, dans l’espoir d’améliorer son score des dernières élections.
Quoi qu’il advienne du SDF, le RDPC et les partis francophones sont désormais en position de faiblesse dans les régions anglophones.
B. Les conséquences économiques
La marginalisation économique joue un rôle majeur dans le mécontentement des anglophones. Même si les deux régions anglophones ne souffrent pas plus que certaines régions francophones de la crise économique prolongée, les habitants ont le sentiment d’un potentiel non réalisé (ou volontairement gâché) et d’être laissés à l’abandon.
Aucune étude économique sérieuse n’a encore été publiée sur l’impact économique de la crise, mais l’isolement durant plusieurs mois de deux régions contribuant à environ 20 pour cent du PIB camerounais a sans aucun doute eu un impact sur ces régions et l’économie nationale.
En 2016, les régions anglophones étaient classées parmi les plus connectées du Cameroun, juste après Douala et Yaoundé. La coupure d’Internet a paralysé plusieurs secteurs de l’économie locale, notamment ceux de la banque et de la microfinance. L’économie locale est organisée autour de la production des hydrocarbures, qui représente 9 pour cent du PIB camerounais, du bois, qui en représente 4,5 pour cent, de l’agriculture intensive avec de grandes plantations comme la Cameroon Development Corporation et d’autres plantations moyennes qui approvisionnent Douala et les pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale, ainsi que des cultures de cacao, d’hévéa, etc.
Les anglophones et les sudistes en particulier se plaignent souvent du manque d’anglophones dans les effectifs et aux postes de décision des entreprises étatiques pétrolières comme la Société nationale de raffinage (Sonara), basée dans le Sud-Ouest, et la Société nationale des hydrocarbures (SNH).
Tous les secteurs de l’économie locale, sauf ceux des hydrocarbures et de la foresterie, ont été significativement affectés par la crise, avec des répercussions sur certains commerces et industries de la partie francophone. Selon plusieurs estimations, la coupure d’Internet a directement coûté, à elle seule, 2 milliards de francs CFA (3 millions d’euros).
C. Les conséquences sociales
La crise actuelle est révélatrice des clivages francophones versus anglophones au Cameroun. Les francophones sont en général peu au courant des fondamentaux du problème anglophone et regardent à la fois avec curiosité, méfiance et souvent moquerie les anglophones réclamant le fédéralisme ou la sécession. Pour leur part, les anglophones reprochent aux francophones leur manque de solidarité ; alors que beaucoup de francophones affirment soutenir les revendications des anglophones,
ces derniers estiment que ce soutien ne dépasse pas l’état du discours, et que leurs problèmes en tant que minorité sont mal compris. En effet, très peu d’organisations de la société civile et de partis politiques francophones se sont rendus dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest depuis octobre 2016. Les enseignants francophones n’ont pas soutenu leurs collègues anglophones malmenés. Lorsque les avocats anglophones ont été bastonnés et arrêtés en dehors de tout cadre légal, le soutien du barreau a été tardif et limité, poussant une partie des avocats anglophones à réclamer la création de leur propre barreau.
Autre point d’achoppement, les francophones sont majoritairement opposés au fédéralisme, prônant plutôt une décentralisation effective.
Certains francophones reprochent aussi aux anglophones de tribaliser et particulariser des problèmes nationaux et soulignent que certaines régions francophones sont encore moins bien loties que les régions anglophones. Les enseignants francophones en zone anglophone se plaignent de discriminations dans les universités et des citoyens francophones de stigmatisations et d’appels à la violence depuis janvier 2017. Certains francophones moquent donc les anglophones et soutiennent la répression gouvernementale. Il y a bien sûr des exceptions, comme Abouem Atchoyi, ancien ministre de l’Enseignement supérieur et ancien gouverneur du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, qui a publié une longue tribune en janvier 2017 pour expliquer la légitimité des revendications des anglophones.
Pourtant, la crise a aussi permis une certaine prise de conscience et certains anglophones évoquent un meilleur traitement dans les services publics à Yaoundé et d’un bilinguisme plus présent dans les communications officielles.
La crise a également mis en lumière des stratégies de résilience économique des anglophones, reposant essentiellement sur la solidarité des anglophones résidant en zone francophone et à l’étranger. Cependant, elle engendre aussi des difficultés sociales non prévues par les grévistes : le boycott des écoles a entrainé par exemple une charge supplémentaire de garde des enfants, qui incombe surtout aux femmes, un accroissement de la délinquance juvénile, des grossesses précoces et du décrochage scolaire.
V. Sortir de la crise : rétablir le dialogue et aborder les questions de fond
Même si les violences, qui ont fait rage de novembre 2016 à janvier 2017, ont cessé, les éléments de crise demeurent : radicalisation de la diaspora et d’une frange de la population, rupture de confiance avec le gouvernement et violences sociales ciblées. Le procès en cours des militants anglophones comporte plusieurs failles révélatrices de problèmes persistants : sans cesse reporté, en langue française – avec des traductions approximatives quand elles ne sont pas absentes – portant sur des infractions commises par des anglophones dans les régions anglophones.
Si une solution durable n’est pas trouvée, la prochaine résurgence du problème anglophone pourrait être violente. L’attitude hautaine et le cynisme des hauts commis de l’Etat peuvent être vecteur d’instabilité, notamment lorsqu’ils affirment que « tant que les anglophones ne prennent pas les armes, la grève actuelle ne [les] gêne pas outre mesure ».
« Les anglophones peuvent faire quoi ? S’ils ne vont pas à l’école tant pis pour eux », ajoute un haut fonctionnaire.
Ils parient à tort sur l’essoufflement et les divisions des grévistes, car bien que la mobilisation ait baissé en intensité depuis mai, et même si elle finit par s’essouffler, le problème de fond et le mécontentement des populations resteront intacts.
Au sein du mouvement sécessionniste, bien que la ligne officielle demeure l’obtention de l’indépendance par la non-violence, une propension à la violence commence à naitre. Des messages appelant à la lutte armée circulent dans les groupes WhatsApp et on enregistre des violences sociales ciblées (intimidations, incendies, bastonnades). Le groupe Southern Cameroons Defense Forces annonce régulièrement sur Facebook et YouTube son arrivée imminente pour libérer l’Ambazonie. Depuis juillet 2017, un conseil de gouvernement de l’Ambazonie a été virtuellement formé et Sisiku Ayuk Tabe élu Premier ministre lors d’un vote sur Internet. Tout cela est à prendre au sérieux, d’autant que certains groupes sécessionnistes ont fait circuler des vidéos encourageant la violence, en expliquant par exemple comment fabriquer des cocktails Molotov.
Les partisans de la violence armée ne sont pas encore passés à l’acte parce qu’ils n’en ont pas les moyens, ne bénéficient pas de soutiens extérieurs suffisants et demeurent très minoritaires même parmi les sécessionnistes. Mais la remise en cause du leitmotiv de la non-violence, hérité du SCNC, est inquiétante. Si la crise actuelle n’a pas basculé en violence armée, c’est aussi parce que les principaux acteurs ne l’ont pas voulu. Ils n’ont pas non plus envisagé que la crise aurait une telle ampleur et une telle durée.
La résolution durable du problème anglophone passe par un apaisement de la situation et le rétablissement de la confiance entre gouvernement et acteurs anglophones, des mesures cohérentes pour répondre aux revendications corporatistes, et des réformes institutionnelles pour répondre au problème national de gouvernance dont la question anglophone est le symptôme. Sans pression internationale, les chances que ces mesures soient mises en œuvre sont actuellement limitées.
A. Apaiser, rétablir la confiance et lancer un véritable dialogue avant les élections
Il est difficile d’envisager un dialogue crédible sans apaisement et sans rétablissement du lien de confiance entre les parties. Un discours de tolérance, d’ouverture au dialogue et de reconnaissance du problème anglophone par le chef de l’Etat constituerait un premier geste important. Il devrait être immédiatement suivi de plusieurs mesures d’apaisement : la libération des membres du Consortium ; l’invitation au retour des exilés ; l’arrêt des poursuites contre le clergé anglophone ; la poursuite en justice des forces de sécurité responsables de bavures ; un remaniement du gouvernement et de la haute administration afin d’accroitre la représentation politique des anglophones et de remplacer ceux des hauts commis qui cristallisent les tensions ; la restructuration et la recomposition de la Commission pour le bilinguisme et le multiculturalisme ;
et un déplacement du président de la République dans les régions anglophones.
Par la suite, le gouvernement pourrait reconstituer le Comité interministériel ad hoc, pour y intégrer de manière paritaire des hauts fonctionnaires anglophones et pour que ses compétences ne soient pas limitées au traitement des revendications corporatistes. Cela suppose de décriminaliser le débat politique, y compris sur le fédéralisme, et d’associer une tierce partie (Eglise catholique ou acteur international) comme médiateur.
B. Répondre aux préoccupations des anglophones
Une fois les négociations amorcées, il s’agira pour le gouvernement d’envisager des concessions allant dans le sens d’une meilleure représentation politique et administrative des anglophones. De même, le gouvernement devrait accroitre l’investissement public et économique en zone anglophone et s’assurer que la majorité des forces de sécurité et des autorités administratives et judiciaires qui y sont déployées soient anglophones. Enfin, il devrait appliquer les mesures qu’il a annoncées ou qui ont été décidées avec le Consortium et prendre des mesures additionnelles pour renforcer le caractère semi-autonome des systèmes éducatifs et judiciaires anglophones.
C. Réformer la gouvernance à moyen terme
La crise anglophone a montré les limites du centralisme présidentiel et d’un système de gouvernance reposant sur la cooptation. La mise en œuvre d’une décentralisation effective pourrait pallier ce problème au niveau national. Elle apparait comme la seule alternative au fédéralisme et présente l’avantage de pouvoir contenter à la fois les francophones, qui rejettent très majoritairement le fédéralisme à deux états, et les anglophones modérés, ouverts à un fédéralisme à dix états ou à la décentralisation.
A ce jour, le pouvoir exécutif et la haute administration sont les seuls à s’opposer véritablement à la décentralisation. Cela se comprend : elle déposséderait la présidence du contrôle absolu qu’elle exerce sur les régions et pourrait – en donnant lieu à des expériences démocratiques locales susceptibles d’avoir un retentissement national – menacer la toute-puissance du régime.
Mais le risque que fait courir le pourrissement de la crise est sérieux, pouvant à terme déstabiliser le pays. Une décentralisation impulsée par le régime pourrait garantir un avenir plus consensuel et paisible. Une vraie décentralisation pourrait même stimuler un renouvellement sain du RDPC. Plusieurs responsables et certains hauts commis francophones y sont d’ailleurs favorables.
La décentralisation pourrait se faire sur la base des dix régions actuelles. Elle nécessitera l’application intégrale et le perfectionnement des lois existantes. Aujourd’hui, la décentralisation est déficiente : les délégués du gouvernement jouant les rôles de super maires sont nommés à la tête des grandes villes et ne rendent compte qu’au président de la République, ce qui rend les mairies inopérantes. Ces dernières doivent attendre leurs budgets des délégués du gouvernement, ce qui suscite le mécontentement des maires de l’opposition comme du parti au pouvoir.
Le transfert des ressources financières (dont le pourcentage n’est pas précisé dans les textes de loi) n’est passé en treize ans que de 4 à 7 pour cent alors qu’il est de 20 pour cent dans d’autres Etats unitaires décentralisés comme le Kenya et le Ghana. Les compétences ne sont toujours pas transférées et restent entre les mains des autorités nommées par Yaoundé.
La nouvelle décentralisation, pour être acceptée et efficace, devra réduire les pouvoirs des administrateurs nommés par Yaoundé via la création de conseils régionaux, l’élection des présidents de régions, un transfert conséquent des ressources financières et des compétences – mesures qui sont toutes déjà prévues par la loi. Elle devra également inclure des dispositions légales spécifiques aux régions anglophones dans les domaines de l’éducation, la justice et la culture qui ne sont pas présentement dans la loi.
D. Une réponse internationale plus ferme
Une réponse plus ferme de la communauté internationale pourrait contribuer à éviter que le conflit ne s’enlise et ne menace la stabilité dans ce pays pivot d’Afrique centrale. Pour ce faire, elle pourrait commencer par souligner le droit des anglophones de discuter de leur avenir et de celui de leur pays, à une meilleure représentation politique et à une plus grande prise en compte de leurs différences culturelles et linguistiques. La condamnation publique de l’utilisation de la loi antiterroriste à des fins politiques serait un premier pas important.
Les Nations unies, le Royaume-Uni, les États-Unis, la France et l’Union africaine devraient être les porte-voix de la réponse internationale. Le Royaume-Uni et les Nations unies sont les acteurs historiques de ce processus. La France est un partenaire stratégique pour le Cameroun et le premier partenaire de développement dans la zone anglophone. Mais les anglophones estiment qu’elle freine la réponse de la communauté internationale, elle qui s’est faite le chantre du multilinguisme et du multiculturalisme dans le cadre de la francophonie. Les Etats-Unis, partenaire sécuritaire le plus important du Cameroun, sont écoutés par le régime en place, et accueillent la plus forte diaspora de Camerounais anglophones. Premier acteur international majeur à réagir à cette crise, ils devraient maintenir leur pression. Ces Etats et organisations devraient encourager le gouvernement camerounais à prendre des mesures d’apaisement, à engager un véritable dialogue et à réformer le mode de gouvernance, y compris par la décentralisation. Ils devraient aussi se rendre disponibles pour une éventuelle médiation durant les négociations, si les parties le réclament.
Les violences qui ont fait rage de novembre 2016 à janvier 2017 dans les deux régions anglophones du Cameroun et l’ampleur des opérations ville morte qui ont suivi montrent que le problème anglophone demeure profond. Il ne sera résolu ni par le déni, ni par la répression, mais par le dialogue et des réformes institutionnelles pertinentes. Face à la pression de l’Etat et aux difficultés financières à poursuivre la grève, certains habitants se sont désolidarisés du mouvement et davantage l’auraient fait s’ils n’étaient pas menacés par des sécessionnistes. Pour autant, leur mécontentement reste intact. Après avoir sacrifié une année scolaire et supporté les pressions de l’Etat et des militants sécessionnistes, leur amertume risque de s’accentuer s’ils n’obtiennent aucune avancée consistante, notamment sur le terrain des réformes éducatives et de la gouvernance.
Le gouvernement a tort de parier sur l’essoufflement de la crise. La menace d’une seconde année presque blanche plane sur la prochaine rentrée scolaire. A un an de la prochaine élection présidentielle et des élections générales, mépriser le mécontentement et la colère d’un cinquième de sa population est un mauvais calcul politique, d’autant que les francophones partagent également une partie de ces griefs. Au-delà de la question électorale, les violences sporadiques de ces derniers mois et les communications dans les réseaux sociaux ont montré que certains sécessionnistes seraient prêts à la lutte armée. L’ouverture d’un front à l’Ouest pourrait s’avérer dramatique pour le Cameroun, qui fait déjà face à Boko Haram à l’Extrême-Nord et à des miliciens centrafricains dans sa partie orientale.
Nairobi/Bruxelles, 2 août 2017