Cameroun: Prisonniers politiques, Équilibre régional et Économie morale
Par Olivier Tchouaffe, PhD, contributeur au CL2P
En réponse à l’article de Hughes Seumo “Cameroun, Regard: Servir le Régime en Place et Prendre sa Retraite en Prison», Camer.be 9/10/2017
M. Seumo a présenté une liste des dignitaires du régime de Paul Biya qui -dit-il – « apprécient » leur retraite en prison, sont morts, ou ont fui le pays. M. Seumo reconnaît néanmoins que cette situation a été créée par la pression du FMI et son programme d’ajustement structurel sur le régime Biya; une politique qui est le résultat des thèses néolibérales mondiales et du consensus de Washington sur la globalisation des «réformes prônant le marché libre».
Malheureusement ce que M. Seumo n’a pas fait, c’est placer son article dans un cadre ou un contexte historique, philosophique, politique, et éthique plus large.
En effet il a omis d’expliquer comment le FMI et le régime de Biya ont d’abord redouté la perspective crédible des émeutes et de guerres tribales induites par les crises économiques à répétition, dans un pays où les fonctionnaires ont vu leurs salaires réduits de 2/3, les fleurons de l’économie bradés à vil prix sur le marché mondial. À cela se sont ajoutées les coupes sombres opérées dans les budgets de l’éducation, de la santé, et de l’agriculture qui, cumulées, ont simplement marqué la fin de l’État-providence, c’est-à-dire le renoncement acté avec l’aide du FMI de toute forme de politique de redistribution au Cameroun.
L’auteur de l’article n’a ainsi pas voulu voir comment le consensus de Washington est en réalité une sorte d’intégrisme de marché qui ne tient en aucune manière compte des droits et des intérêts collectifs, des besoins des plus nécessiteux, et s’intéresse uniquement voire exclusivement qu’aux transactions sur les marchés, et à la libre concurrence individuelle comme seule forme concevable et légime d’activité sociale. Autrement dit il s’agit de transformer le darwinisme social et le culte du laisser-faire capitaliste en seule règle acceptable et autorisée.
Appliqué ainsi au Cameroun, comment les crises économiques y ont eu des ramifications profondes sur la répartition des ressources et de la richesse, du pouvoir, de l’honneur et du statut social, et sur la poudrière complexe que constitue ses politiques ethniques et tribales?
Précisément à travers ce que les Camerounais ordinaires auraient pu ou dû considérer comme étant leurs droits les plus inaliénables, notamment dans l’accès aux biens de subsistance, aux salaires équitables, aux taxes raisonnables, c’est-à-dire une forme d’assurance biopolitique qu’aurait dû leur assurer l’État à un moment où la crise profonde creusait de fortes inégalités, menaçant la cohésion sociale, donc l’équilibre même de la société. C’est à ce moment là qu’aurait dû opèrer l’économie morale et qu’elle aurait notamment permis de différencier ce qui doit être considéré comme des comportements légitimes ou illégitimes de l’État, puis établir ou rétablir l’ordre (moral) des nécessités. Car c’est dans le cadre de ce droit à la nécessité que la question de la justice sociale, de l’égalité des droits, de la satisfaction des obligations, puis du devoir de réciprocité aurait dû être posée et débattue.
C’est une fois de plus pourquoi le travail du CL2P est très important. Car le CL2P apporte la démonstration au quotidien qu’au lieu d’une discussion franche et légitime sur l’économie morale – notamment quels types de soins biopolitiques transparents peuvent le mieux aider les Camerounais – le gouvernement camerounais a délibérément choisi de politiser la corruption avec la bénédiction du FMI. Et son imposture de lutte contre la corruption participe de la démagogie politique à plus d’un titre:
– Tout d’abord, le Cameroun a une politique tribale connue sous le nom d’équilibre régional. À travers cet « équilibre régional », il est bien établi que le gouvernement tente en réalité de redistribuer les ressources. Par conséquent, accabler une élite régionale de corruption (voire du monopole de la corruption) est techniquement hypocrite parce que le Rassemblement dit Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC), le parti-État au Cameroun, s’appuie sur ces élites (voulues ressources) comme des valeurs sures de l’État. Le RDPC met à leur disposition les ressources de l’État pour acheter les consciences et les votes pour le parti. Le comble de l’ironie résidé précisément dans le fait que certains dignitaires en prison sont toujours membres de haut rang du RDPC!
C’est là où il est important de comprendre que l’équilibre régional est de facto une forme institutionnelle de corruption qui crée une culture de dépendance et d’auto-indulgence par rapport à la «prévarication» organisée des ressources de l’État. Par conséquent, le régime en place ne saurait en aucun cas être exonéré dans la prolifération de la corruption endémique au Cameroun. Le fait de stigmatiser et de persécuter à titre individuel des membres ciblés du RDPC est une hypocrisie cynique, parce qu’il s’agit d’un problème systémique plutôt que de l’action isolée d’une seule «mauvaise pomme». Le CL2P n’a pas créé l’équilibre régional et n’a jamais profité de cette politique tribale. Il expose simplement ce système pour ce qu’il est.
– Deuxièmement, la politique de l’équilibre régional a toute son importance dans l’environnement totalitaire camerounais parce que, en termes politiques, cette politique est utilisée dans un calcul cynique et un stratagème manipulateur. En effet le Président de la république qui est aussi le président du RDPC peut user du ministère de la Justice (ce dont il ne se prive jamais) pour éliminer des personnalités perçues comme des menaces politiques existentielles (d’abord internes) à son régime. Comme Sun Tzu dans l’Art de la guerre, M. Biya utilise le pouvoir judiciaire pour éliminer du champ politique toute forme d’opposition sérieuse et crédible, afin de gagner sans même avoir à se battre ou livrer un réel combat.
Le CL2P comprend que les Camerounais ordinaires soient frustrés par cette situation qui perdure, alors que l’État-RDPC n’est pas aussi irréprochable que le prétend le Président Biya. Mais la haine contre CL2P ne résoudra pas le problème, bien au contraire. Parce que tuer le messager ne tue pas le message. Comme casser le thermomètre ne fait pas tomber la fièvre.
Olivier Tchouaffe, PhD, contributeur au CL2P
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English version
Cameroon: Political prisoners, Regional Equilibrium and the Moral Economy
By Olivier Tchouaffe, PhD, Contributor to the CL2P
In response to Hughes Seumo’s article “Cameroun, Regard: Servir le Regime en Place et Prendre sa Retraite en Prison, Camer.be 9/10/2017”
Mr. Seumo came up with a list of the Biya’s regime dignitaries who are either “enjoying” their retirement in prison, are dead or fled the country. Mr. Seumo recognizes that this situation was created by the pressure of the IMF and his politics of Structural adjustment program on the Biya’s regimes; itself part of global neoliberal policies and the Washington consensus on globalized “free-market reforms.”
What Mr. Seumo did not do is to put his article in a larger historical, philosophical, political and ethical framework. How the IMF and the Biya’s regime were above all fearful of riots and tribal warfare as a result of the country’s economic crises. An economy where civil servants saw their wages slashed by 2/3, and the wholesale garage sale that dismantled all state assets sold cheap on the market, plus deep cuts in education, health and agriculture which, taken together, signaled the end of the welfare state which means the end of any forms of redistributive politics in Cameroon. Thus, how the Washington consensus is a kind of market fundamentalism that does not account for group rights, collective interest and the right of the necessities but only market transactions and individual competition as the sole form of legitimate of social action, therefore turning social Darwinism and laisser-faire capitalism as the only legitimate rule.
Hence, how the economic crises in Cameroon had deep ramification on the distribution of resources and wealth, power, honor and status and the complicated powder keg of ethnic politics in Cameroon. Precisely, what ordinary Cameroonians understand to be their entitlement to access to subsistence, just wages, reasonable taxes and biopolitical care from the state and the role of the state in moment of deep crisis generating problematic forms of inequalities that threaten social cohesion and therefore the fabric of society. This is where the moral economy operates to designate what constitutes legitimate or illegitimate practices from the state and the right of necessities. In this right of necessity is the question of social justice, rights, obligations and reciprocity.
This is where the work of the CL2P is very important. The CL2P demonstrates how instead of a frank and legitimate discussion on the moral economy which is what kind of transparent biopolitical care can help ordinary Cameroonians the most, the government chose to politicize corruption. This fight against corruption is demagogic on many levels:
– First, Cameroon has tribal politics known as “regional equilibrium.” Through that “regional equilibrium” it is well known that is one way that the government attempt to redistribute resources. Hence, charging regional elite of “corruption” is technically hypocritical from the state because the CPDM, the party-state in Cameroon, relies on these regional elites as asset for the state. The CPDM puts state resources at their disposals in order to bag the votes for the party and the supreme irony that some dignitaries in prison are still high-ranking member of the CPDM!
This is where it is important to understand that “regional equilibrium” is de facto an institutional form of corruption that create a culture of dependency and self-indulgence, therefore, singling out individual members of the CPDM is hypocrisy because this is a systemic problem rather than the action of a single “bad apple.” The CL2P did not make this rule and did not profit from them but expose that rule for what it is.
– Second, the politics of regional equilibrium matters, because, in political terms, that politics can be used for cynical electoral calculation and manipulative scheming. Hence, the president who is also the CPDM president can use the justice department to weed out people perceived to be existential political threats against his regime. As with Sun Tzu in the Art of War, he uses the judiciary to weed out the political field and win without even have to fight the war.
The CL2P understand ordinary Cameroonians who are frustrated by this situation but the state itself is not as blameless as the president pretends. Hating on the CL2P will not solve the problem because killing the messenger does not kill the message. It is like breaking the thermometer does not cure the sick.
Olivier Tchouaffe, PhD, Contributor to the CL2P