Il y a un homme que tout le monde cherche au Zimbabwe : c’est le vice-président déchu, Emmerson Dambudzo Mnangagwa. Depuis l’annonce de sa destitution, lundi, les messageries s’affolent, les nouvelles se contredisent. Où est « ED » ? Mardi, on a cru l’avoir vu faire ses cartons à son bureau de la vice-présidence. Raté : des employés étaient bien, dès l’aube, en train de ranger ses affaires, mais en son absence. On l’a dit arrivé au Mozambique par la route, depuis la frontière terrestre, à l’est du pays, ou par un vol spécial. D’autres sources le disaient « caché à Harare », redoutant une arrestation ou un assassinat pur et simple. Mercredi 8 novembre, un communiqué de presse qui n’a pas été identifié formellement circule, ED est supposé en être l’auteur et affirme qu’il est sorti du pays « sain et sauf », précisant à l’adresse du président Robert Mugabe que le parti Zanu-PF « n’est pas [sa] propriété ni celle de [son] épouse » et promettant de revenir au pays pour diriger la formation politique.
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Aucune des rumeurs qui circulent depuis son limogeage n’est tout à fait invraisemblable, alors que se dessine, à l’échelle des rouages du pouvoir, une purge d’ampleur des éléments de la faction Mnangagwa, dite « Lacoste » (en référence à son surnom, le « Crocodile »). Ses partisans attendent, pétrifiés, de savoir quel sera leur sort. Déjà, dans le courant des semaines écoulées, des dirigeants régionaux « Lacoste » avaient été cassés, à commencer par ceux de la province de Masvingo, bastion de Mnangagwa, ou des Midlands (centre).
Faire place nette
Lors du remaniement d’octobre, ses alliés avaient été déjà écartés au sein du gouvernement. Reste la question de l’armée. Le Herald, journal d’Etat contrôlé par la faction Génération 40 (celle des partisans de Grace Mugabe), a affirmé mardi matin qu’un « coup d’Etat était en préparation », dont l’ordonnateur ne serait autre qu’ED. Déjà, dimanche 5 novembre, Grace Mugabe avait lancé cette version, en accusant le vice-président – pas encore démis à ce moment – d’avoir fomenté un premier coup d’Etat dès l’année de l’indépendance, en 1980.
Emmerson Mnangagwa avait toutes les raisons de se méfier du sort qui allait lui être fait. Il avait, en 2011, été en compétition avec un autre haut responsable zimbabwéen, le général Solomon Mujuru. Ce dernier avait fini par mourir dans l’incendie de sa ferme confisquée à un Blanc, sans que son corps ne porte de traces de brûlures… La scène politique zimbabwéenne, héritée de la sale guerre de libération et des pogroms des années 1980 dans le Matabeleland (dont Mnangagwa était l’un des animateurs), ne fait pas dans le détail.
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On ignore si les projets de coup d’Etat avaient le moindre fondement, mais la crainte est désormais de voir un projet se former en réaction. Jasmine Opperman, responsable Afrique pour la société de sécurité TRAC, à Johannesburg, n’y croit pas : « S’ils tentent quelque chose, ils seront arrêtés dans la minute qui suit. C’est très contrôlé, il n’y a pas de place pour l’aventure. »
L’annonce du Herald, cependant, donne le ton : il y aura fatalement des arrestations ou des limogeages. Il faut faire place nette. Tout le renseignement militaire, proche de la faction Lacoste, est suspect. Le commandant des Forces de défense du Zimbabwe (ZDF), le général Constantine Chiwenga, un allié d’ED, a subi récemment les assauts verbaux du couple Mugabe, et a lui aussi prudemment disparu. Tout comme les responsables de l’Association nationale des vétérans de la guerre de libération (ZNWLVA). Son président Chris Mutsvangwa, qui avait accusé la faction de Grace Mugabe de « prendre en otage » le président, en coupant l’accès à sa personne, s’est évanoui dans la nature. On a cru aussi pouvoir signaler Victor Matemadanda, le secrétaire général de l’Association, à Johannesburg, mais c’était une rumeur. Comme tant d’autres, ils se cachent et ont coupé les téléphones. Mercredi dans la journée, un autre communiqué, non vérifié, se met aussi à circuler. Il émanerait de la direction de la ZNWLA et se conclue par une menace : « Nous déclarons dans les termes les plus clairs que nous avons complètement rejeté Mugabe. Il n’est plus l’un d’entre nous (…). Nous réclamons la possession de notre parti et de ses possessions. Il [Mugabe] est libre de s’en aller et de former son parti, le G40, avec sa réceptionniste de femme. »
Rejet épidermique
L’opposition, de son côté, est silencieuse. Elle a beaucoup tablé sur cet épisode en espérant une implosion du pouvoir. Pourtant, ce n’est pas la première crise que traverse la Zanu-PF (Union nationale africaine du Zimbabwe – Front patriotique). En 2014, la vice-présidente de l’époque, Joice Mujuru – veuve du général Mujuru –, avait été limogée dans des circonstances analogues, terrassée par un certain… Emmerson Mnangagwa. Ce n’est pas une répétition, trois ans plus tard, qui a lieu. Car, au-delà de ce type de bataille des ambitions, la crise touche aux fondamentaux du pouvoir.
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Robert Mugabe a beau répéter qu’il ne quittera le pouvoir que le jour de sa mort – « Je serai là jusqu’au moment où Dieu me dira : “Viens !” Mais tant qu’il me prêtera vie, je dirigerai ce pays, toujours avançant, jamais reculant », avait-il répété il y a quelques mois –, il sait qu’il lui faut organiser un système pour protéger sa famille lorsqu’il finira par disparaître. Et qu’avec sa mort, une mue doit intervenir. Il a donc incontestablement anticipé sur cette transformation en provoquant ce choc.
Grace Mugabe, son épouse, est soutenue par la Ligue des femmes, la Ligue de la jeunesse du parti, deux organisations puissantes. Mais elle fait l’objet d’un rejet épidermique de nombreux piliers du système : trop jeune, trop vulgaire, trop instable. Sans parler des frasques récurrentes de ses deux jeunes fils. Un statut de vice-présidente ne ferait pas d’elle, à coup sûr, la nouvelle présidente du Zimbabwe, le jour où elle sera veuve. Il lui faudrait pour cela être d’abord nommée au poste de deuxième secrétaire de la Zanu-PF (le premier secrétaire, on s’en doute, n’est autre que Robert Mugabe) pour prendre le pouvoir par le parti.
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La décision appartient au chef de l’Etat. Il a osé le séisme dans la Zanu-PF, mais pas au point d’adouber encore son épouse. Avant toute chose, il lui faut composer avec plusieurs particularités zimbabwéennes. D’abord, l’énorme importance dans la classe dirigeante des « credentials » (réputation fondée sur les faits glorieux) de la guerre de libération, laquelle s’est terminée il y a trente-sept ans, mais ses fondements psychologiques sont toujours actifs.
Chasse au « Crocodile »
Jusqu’ici, la question du rôle des héros de la libération, enterrés en grande pompe à Harare dans le National Heroes Acre de facture nord-coréenne, coïncide avec le fait qu’une aristocratie de la lutte armée a tenu l’essentiel des leviers du pays. Une aristocratie aujourd’hui soumise aux coups de boutoir de personnalités plus jeunes, ambitieuses. Dans cette catégorie, Grace Mugabe n’est pas la seule.
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Sur cette division s’en greffe une autre, de nature clanique. Au sein du groupe shona, majoritairement au pouvoir, coexistent plusieurs sous-groupes. L’un d’entre eux, les Zezuru, est celui de Robert Mugabe, et d’une large partie de ses fidèles, notamment dans l’armée. Emmerson Mnangagwa, lui, appartient au clan karanga et a manifesté, dans le passé, son intention de mettre fin à la domination zezuru. Tendai Biti, ex-ministre des finances, qui avait redressé le Zimbabwe après la crise d’hyperinflation entre 2009 et 2013 et connaît la machine de l’intérieur, parlait de la volonté « d’imposer une hégémonie zezuru » de Robert Mugabe.
L’inflation, parallèlement, fait son retour, alors que le pays traverse une crise de liquidités paralysante. La monnaie zimbabwéenne a été supprimée lors de l’hyperinflation de 2008. Le dollar américain l’a remplacée. Mais les dollars font défaut dans tout le pays, et les prix commencent à grimper. Ce n’est pas assez pour inquiéter, au sommet de l’Etat, là où la chasse au « Crocodile » est désormais ouverte et requiert toute l’attention. « C’est une façon de casser la vieille garde de la Zanu-PF, bien sûr. Mais il y a quelque chose de profondément inquiétant à voir ce pays en crise livré à la seule volonté d’un homme vieux, malade, et dont les décisions menacent de tout déstabiliser », analyse Piers Pigou, spécialiste du Zimbabwe pour le cercle de réflexion International Crisis Group (ICG).