C’est une large route au cœur de la forêt équatoriale camerounaise. Marquage au sol soigné, tracé parfait, nids-de-poule inexistants : elle a fière allure. Première grande réalisation du président Paul Biya peu de temps après son arrivée au pouvoir, en 1982, elle relie Yaoundé, la capitale, Sangmélima, l’une des villes de son enfance, et Mvomeka’a, son village natal. En ce samedi de décembre, nous roulons en direction de cette dernière localité, située à 180 km de Yaoundé, dans l’arrondissement de Meyomessala. Pour la majorité des Camerounais – qui n’y ont jamais mis les pieds –, Mvomeka’a est un îlot de privilégiés. Chez les locaux, ce palais dont ils sont tenus à l’écart génère au contraire parfois des frustrations.
Le chef de l’État, lui, s’y sent de mieux en mieux. Il y vient plusieurs fois par an. Et la durée moyenne de ses séjours s’est progressivement allongée : alors qu’il n’y passait que quelques jours à chaque fois il y a quelques années, il peut désormais y rester plusieurs semaines d’affilée, voire plus d’un mois.
À l’entrée de la ville, un poste de contrôle barre la route. L’un des trois soldats en faction regarde distraitement nos pièces d’identité : il a reconnu Mojaz*, notre guide, un quadra du coin. Son collègue veut savoir pourquoi notre véhicule est immatriculé dans la région du Littoral et non dans le Sud. « Nous venons de Douala. » La réponse lui convient. Mojaz sourit : « Du gamin de 5 ans au vieillard de 75 ans, tout le monde ici fait du renseignement », glisse-t‑il.
Mvomeka’a, la « promesse de bonheur »
Un de ses amis, membre de la garde présidentielle, lui a récemment confié être sur les dents à cause de messages de séparatistes anglophones promettant de s’attaquer au président. À Mvomeka’a, la menace est prise très au sérieux, même lorsque le « Mot A Nlam » (« l’homme du pays », son surnom en boulou, la langue locale) n’est pas là. Ce week-end-là, il est à Yaoundé pour assister à la finale de la Coupe du Cameroun de football. Il doit ensuite se rendre à Paris. Mais Mojaz prédit qu’on le reverra à Mvomeka’a avant la fin de l’année.
Comme à son habitude, il viendra par la route, escorté par deux hélicoptères. À Mvomeka’a (« promesse de bonheur », en boulou), il a construit sa première résidence, une villa blanche sans prétention, dès la fin de ses études en France, dans les années 1960. Devenu Premier ministre lors de la décennie suivante, il en a bâti une deuxième, en forme de L. C’est Jeanne-Irène, sa première épouse, décédée en 1992, qui a décidé d’édifier l’actuel palais dans les années 1980. Depuis, il a fallu étendre le domaine présidentiel en rachetant tous les terrains avoisinants afin d’installer ses proches, en prenant soin de séparer le privé du professionnel et en bannissant tout luxe ostentatoire.
D’un côté, les appartements où résident l’aide de camp, le directeur du cabinet civil, le chef de protocole, le maître d’hôtel. De l’autre, les villas de la famille, dont celles de sa sœur et de sa mère, aujourd’hui disparue. De nos jours, Mvomeka’a appartient presque exclusivement au clan Biya. Mais personne d’autre que le couple présidentiel ne loge dans l’enceinte de ce palais nimbé de mystère.
Son entourage passe son temps à le tromper, ce qui peut expliquer son besoin de s’isoler, soutient le philosophe Hubert Mono Ndjana
Juché sur les hauteurs du village, il évoque autant une oasis romantique pour ce vieux président féru de musique classique qu’un camp retranché. D’interminables grilles vertes doublées d’un gigantesque écran de conifères le soustraient aux regards indiscrets. Du haut de leur mirador, des sentinelles fusil au poing guettent le moindre geste suspect. Mieux vaut ne pas traîner. Les plus téméraires peuvent entrevoir le cimetière familial, où reposent notamment l’ancienne première dame, la mère et le frère du président, ainsi que sa belle-mère.
À chaque séjour, c’est un incessant ballet de cylindrées en provenance de Yaoundé qui démarre. Médecins, conseillers et secrétaires généraux sont régulièrement convoqués, dossiers sous le bras. Biya consulte, tient des réunions de crise. Selon l’un de ses proches, ces retraites lui permettent de se concentrer, loin du harcèlement des courtisans et autres demandeurs de faveurs. « Son entourage passe son temps à le tromper, ce qui peut expliquer son besoin de s’isoler. Pour se mettre en retrait, il n’y a pas mieux que son propre village », soutient de son côté le philosophe Hubert Mono Ndjana, ex-membre du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) et auteur de nombreux travaux sur le chef de l’État.
260 employés et 90 ouvriers agricoles
Ses journées débutent aux aurores, généralement par une visite dans sa ferme et dans ses plantations, en voiture, à pied ou à vélo – sport qu’il affectionne. Pas moins de 260 personnes sont employées par sa petite entreprise, la Ferme moderne du Sud, où sont élevés moutons, porcs, ânes et poulets. « Difficile de trouver ces poulets sur le marché quand Biya est en ville, déplore pourtant Mojaz. La centaine de collaborateurs qui accompagne le président est prioritaire et les pénuries sont fréquentes. »
Côté plantations, 90 ouvriers agricoles produisent palmiers à huile, poivre blanc, hévéa et ananas sur 150 hectares. D’ailleurs Biya a créé une unité de transformation dirigée par un Italien venu des Plantations du Haut Penja (PHP). Le président a un faible pour la culture d’hévéa, nous raconte Hector, un employé de la plantation. Dans son premier champ, il en avait planté 60 ha, qui lui ont permis d’engranger 22 millions de F CFA (33 500 euros) lors la première récolte. Satisfait, il a remplacé le poivre par de nouveaux hévéas, auxquels il consacre désormais 40 ha de plus.
C’est aussi sous son impulsion que s’est installée une plantation agro-industrielle d’hévéa, en 2012. Prévue sur 35 000 ha, elle en couvre pour l’instant 15 000 et emploie quelque 4 000 personnes. Ce projet est toutefois surveillé par l’ONG Greenpeace, qui craint de le voir empiéter sur la toute proche réserve du Dja, classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Le regain d’activité a néanmoins entraîné une augmentation de la population de l’arrondissement : celle-ci est passée de 31 000 âmes en 2005 à 66 000 aujourd’hui.
L’ombre de la défunte première dame plane toujours ici. Elle connaissait le village et cultivait sa proximité avec les gens, , confirme Mojaz
Pas de quoi impressionner le professeur de philosophie Franklin Nyamsi. Pour lui, Mvomeka’a ne représente pas l’acclimatation du président au monde rural, mais une installation sans contact avec les Camerounais. « C’est une forteresse. Le président y est logé avec une armée. Il y a un aérodrome qui lui permet, à tout moment, de sortir du pays sans que la majorité de ses concitoyens le sache. »
Le Mvomeka’a de Biya a connu plusieurs époques. Dans les années 1980, décennie de son arrivée au pouvoir, il était le théâtre de bains de foule, la population était euphorique. Les séjours du président donnaient alors lieu à de véritables fêtes populaires qui pouvaient durer trois jours. « Nous nous massions le long des routes pour l’acclamer », se souvient Mojaz.
« Après le décès de Jeanne-Irène, il devient un lieu de recueillement et d’un certain repli sur soi », assure Michel Roger Emvana, auteur de Paul Biya. Les secrets du pouvoir. « L’ombre de la défunte première dame plane toujours ici, confirme Mojaz. Elle connaissait le village et cultivait sa proximité avec les gens. Chantal Biya ne justifie pas des mêmes attaches, poursuit Emvana. Elle vit dans son palais, dans un monde distinct du nôtre. »
Un sanctuaire d’œuvres inachevées
Aujourd’hui, les habitants de Mvomeka’a restent « biyaïste » (« C’est notre personne », y entend-on souvent). Mais la présence du palais génère aussi de l’exaspération. « Il y a deux Mvomeka’a. La route qui mène au palais est parfaite. Mais regardez l’état des autres ! Qui peut croire que nous sommes les voisins directs du chef de l’État ? » demande Émilienne, une institutrice, avant de conclure, amère : « Nous ne sommes pas les petits princes que certains imaginent. L’eau courante fait défaut. Depuis trente-cinq ans, Biya omet de régler les problèmes de son village. »
La population laisse parfois entrevoir sa désapprobation. Comme en août 2015, lorsque des habitants avaient boudé la cérémonie d’inauguration d’une mini-centrale solaire offerte à la localité par la firme chinoise Huawei Technologies pour un coût global de 454 millions de F CFA. Installée tout près du palais présidentiel, cette infrastructure ne profite qu’à Paul Biya, selon les habitants (moins d’un quart d’entre eux ont accès à l’électricité).
Émilienne aimerait voir Biya se servir de son pouvoir pour transformer son fief en une ville résolument moderne. Au contraire, il en a fait un sanctuaire d’œuvres inachevées, comme les 120 logements sociaux financés en partie par le Crédit foncier du Cameroun. Treize ans après le lancement de ce programme, en 2004, dix villas sortent péniblement de terre. David Nkoto Emane, le très dévoué directeur général de Camtel, également originaire de la région, a bien tenté de sauver les meubles en achetant une cinquantaine de logements destinés à ses salariés pour un montant de 100 millions de F CFA. Mais son initiative a fait long feu.
Calcul politique ou égoïsme ?
« Tout le monde flatte Biya : “Papa, je construis quelque chose.” Une fois les félicitations d’usage reçues, le projet est aussitôt abandonné », déplore Émilienne. Et de citer aussi l’exemple du stade Paul-Biya de Meyomessala, également inachevé alors que 2 milliards de F CFA ont déjà été engloutis. À ses yeux, les seuls lieux qui valent le détour sont la mairie et le complexe commercial, construits à l’initiative de l’ancien directeur général du Feicom, Gérard Ondo Ndong, emprisonné depuis 2006 dans le cadre de l’opération « mains propres ». Ou encore la radio communautaire Etete FM et le centre multimédia, financés par l’Unesco.
« Les Français diront que les Biya sont discrets, poursuit la jeune femme. Pour nous, les Boulous, ils sont égoïstes. » Et, contrairement à Ondo Ndong, qui continuerait à dispenser ses largesses depuis sa prison, notamment en période de fêtes, « Biya n’a jamais offert ne serait-ce qu’une cuisse de poulet à un fonctionnaire de son village ». Mojaz, lui, veut bien reconnaître quelques privilèges. « Pour la fête du mouton, la Turquie a coutume de donner de la viande de bœuf aux habitants de la commune. » À en croire Mono Ndjana, « ne pas consentir d’extravagantes faveurs est une manière de prouver qu’il œuvre pour l’ensemble des Camerounais et non pour son seul village. C’est un calcul politique à valeur pédagogique. »
Un palais impénétrable
Cela l’oblige-t-il pour autant à éviter les autorités locales ? Le maire, Christian Mebiam, n’a eu que de brèves entrevues fortuites avec lui. Quant au sous-préfet, il n’a jamais été invité au palais. Pour obtenir une audience auprès du chef de l’État, mieux vaut passer par son frère cadet, Pierre Meba, affable octogénaire qui cultive aussi la discrétion. Peu attiré par la politique, il est, avec Martin Belinga Eboutou, le directeur du cabinet civil, le seul à pouvoir prétendre au statut de « visiteur du soir ».
L’accès au palais est en fait d’autant plus désirable pour tous les courtisans qu’il est réputé impénétrable. Ex-proche du chef de l’État, Albert Dzongang se rit de « tous les mythomanes qui prétendent fréquenter l’antre du solitaire alors qu’ils n’ont fait que le tour du pâté de maisons ».
Être reçu à Mvomeka’a est donc devenu un gage de puissance. Feu l’écrivain Ferdinand Oyono l’avait fort bien compris dans les années 1990. Ministre des Relations extérieures puis de la Culture, il se tenait informé des séjours du président, avant de s’y rendre à son tour et de le faire savoir au plus grand nombre. La légende de confident du roi enflait quand en réalité son périple s’arrêtait dans une chambre d’hôtel des alentours.
L’exemple de Oumarou Sanda
Aujourd’hui, c’est au Rock Farm, à Ndonkol, à dix minutes du palais de Paul Biya, que les barons inquiets d’une éventuelle disgrâce viennent prendre la température. Ce complexe agrotouristique plutôt select est la propriété de Foumane Akame, conseiller aux affaires juridiques à la présidence de la République, secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature et, dit-on, l’ombre de Biya. On peut facilement y croiser le cabinet civil et le secrétariat général de la présidence, ou attendre en espérant être appelé au palais.
Mais malheur à celui qui s’aventure au-delà sans y être invité. En 1992, Oumarou Sanda, alors ministre des Postes et Télécommunications particulièrement apprécié, en a fait l’amère expérience. Il reçoit, à l’époque, des partenaires allemands venus rencontrer le chef de l’État. Après plusieurs jours d’attente, la délégation s’impatiente. Sanda décide de se rendre au village pour s’enquérir de la conduite à tenir. Après lui avoir fait faire tapisserie pendant des heures, Biya le recevra, mi-figue mi-raisin. Il le limogera peu après. On ne dérange pas le lion de Mvomeka’a dans sa tanière.
Béni soit mon village
Nombreux sont les chefs d’État qui ont magnifié leur lieu de naissance. Parmi les exemples les plus significatifs, l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, avec sa réplique de la basilique Saint-Pierre de Rome à Yamoussoukro. Connu pour sa piété, l’Équato-Guinéen Teodoro Obiang Nguema Mbasogo lui a emboîté le pas en construisant une cathédrale à Mongomo, un des rares villages au cœur de la forêt tropicale à pouvoir se vanter d’abriter université et hôtels de luxe.
Autrefois simple bourg situé à 450 km au nord de Brazzaville, Oyo, le village du Congolais Denis Sassou Nguesso, accueille entre autres un centre hospitalier aux équipements dernier cri et un hôtel quatre étoiles. Avant de s’exiler en Guinée équatoriale, le Gambien Yahya Jammeh avait transformé son village de Kanilai (à 120 km de Banjul) en paradis touristique avec un parc abritant des animaux importés d’Afrique australe. Romantique et plus sobre qu’Houphouët-Boigny, l’Ivoirien Alassane Ouattara a donné le nom de son épouse, Dominique Ouattara, à l’un des lycées de Kong (Nord), ville qui a vu naître sa mère.