https://www.facebook.com/equinoxe.television/videos/2160328430905571/
Achille Mbembe NE DÉCOLÈRE PLUS!
LA NAUSÉE DU TRIBALISME
La superficie totale du Cameroun est de 475 000 kilomètres carres. Viendrait-elle a être construite, la petite stèle dédiée a Ruben UM NYOBE, que des chefs locaux ont vandalise a Douala, ne devrait occuper que quelques mètres carres – a peine la surface d’une tombe.
Face a ce geste, une seule question mérite d’être posée et c’est la seule qui vaille, tout le reste n’étant que pierre diversion.
Il s’agit de savoir pour quelles raisons des individus (personne ne parle d’une tribu!) apparemment sages et raisonnables s’en prennent a cette stele et pas a une autre.
Savent-ils qu’il s’agit de la stèle de quelqu’un qui a été persécute et exécute alors qu’il était désarmé?
Exécute pourquoi?
Parce qu’il réclamait la restauration de notre dignité a tous, sans considération de race, d’ethnie, de religion ou de genre. Parce qu’il réclamait la pleine jouissance de notre souveraineté sur l’ensemble du territoire autrefois colonise par les Allemands.
Poser cette question, ce n’est pas, comme le prétendent des commentateurs ingénus, “jeter de l’huile sur le feu”.
L’huile y est d’ores et déjà, et de toutes les façons.
Le feu couve depuis un bon moment déjà, et pour les observateurs distraits, la course vers l’incendie a d’ores et deja commence.
Mis puis qu’apres avoir crevé l’abcès, il faut bien le panser, l’autre question est de savoir qu’est-ce qui, dans les conditions historiques de notre pays, nous empêche de faire ensemble mémoire de ce qui nous lie plutôt que de ce qui nous sépare.
Pourquoi investissons-nous tant dans les idéologies de la séparation dont le tribalisme est un avatar?
Qu’est-ce qui, de façon structurale, presque malgré leurs meilleurs instincts, incite certains a rendre un tel culte a ce qu’il faudrait bien appeler la “tribulatrie”, c’est-a-dire la tribu en tant qu’idole?
Pourquoi sommes-nous apparemment incapables de voir que tribalisme et lobotomisation des esprits ne vont pas seulement de pair, mais qu’ils annoncent la défaite de la pensée et, par conséquent, la possibilité même de la liberté?
Quelle est la fonction de la mémoire, et existe-t-il d’autres moyens d’engager les luttes pour la mémoire qui ne passent pas nécessairement par la vandalisation de ce que d’autres ont pris tant de peine a faire reconnaitre?
En effet, comme je l’ai montre hier, le calvaire de UM (puisque c’est de sa stele qu’il s’agit) n’a pas pris fin avec son execution. D’une façon consciente, délibérée et systématique, l’Etat indépendant du Cameroun a mobilise la force de la puissance publique pour le faire taire a jamais, pour effacer de la memoire son nom et ses gestes, et pour plonger dans la nuit de l’innommé ce qu’il représenta de son vivant.
Pendant de très longues années, dans l’indifférence et le cynisme général et souvent dans la clandestinité, avec de très maigres moyens et presque sans aucun appui, des intellectuels, des activistes et de petits collectifs militants ont engage des luttes multiformes afin que son souvenir, a l’exemple du souvenir d’autres martyrs de la cause africaine, ne soit pas éradiqué de la surface de notre pays.
C’est ainsi que le regrette Abel EYINGA a, par exemple, recueilli et religieusement conserve la bande sonore de l’intervention de UM a l’ONU en 1952, au detour de laquelle nous pouvons aujourd’hui re-entendre sa voix. Car le souvenir passe également par la restitution de leur voix a ceux que l’on a réduit au silence.
D’autres encore ont déployé d’immenses efforts pour reconstituer son image, sa silhouette, son ombre – de vieilles photos en compagnie de ses camarades ou de sa famille, jusqu’a cette image de sa dépouille a meme le sol de notre pays, défigurée et ensanglantée, une preuve concrète du fait qu’il a bel et bien existe.
En publiant “Main basse sur le Cameroun” au lendemain de l’exécution d’Ernest OUANDIE, puis “Remember Ruben” par la suite, le regrette MONGO BETI a, de son cote, sculpte cette humanité en lutte non dans quelque statue, mais dans des textes impérissables, histoire de la preserver de l’oubli.
Ce patient effort de re-symbolisation et de re-signification des vies que la force brute a fauche, on le retrouve dans le roman de Hemley BOUM, “Les Maquisards”.
Par ailleurs, et pour redonner voix a ceux que l’on voulut destituer de toute parole et de tout langage, il a fallu entreprendre un patient travail de recherche et de collecte de leurs écrits. D’ou, en 1984 , la publication des écrits de UM NYOBE dans “Le problème national camerounais”(443 pages) et en en 1989, “Ecrits sous maquis” (295 pages).
Que dire, par ailleurs, des jours et des nuits passées dans les commissariats et en prison par des activistes comme Andre Blaise Essama?
A l’extérieur, d’autres efforts ont été entrepris soit par des universitaires qui ont effectue des recherches académiques et publie de solides ouvrages scientifiques sur les tenants et les aboutissants de sa mort (de Richard Joseph a Thomas Delthombe et de nombreux autres jeunes chercheurs), soit par des acteurs culturels qui ont réalisé des films documentaires rappelant le drame que fut la décolonisation du Cameroun (Valerie Osouf et Gaelle Le Roy).
Dans le cas de UM, il aura donc fallu lutter pour faire admettre un “droit a la memoire” que lui refusait l’Etat lui-même.
Comment ne pas comprendre que c’est ce droit, acquis de haute lutte, que l’on remet en question en vandalisant la petite stele en construction ?
Quel genre d’hommes sommes-nous finalement si, sur les 475 000 kilomètres carres que compte notre territoire, nous ne pouvons pas accorder dans nos lieux publics un tout petit bout d’espace de repos pour ceux dont le sang a été verse injustement, peu importe ou ils sont nés et d’ou ils viennent?
C’est que le Cameroun, invention coloniale et accident géographique, ne s’est pas encore hisse a la mesure d’un concept et d’une Idée.
C’est qu’a ses fondements git un désaccord fondamental qui, paradoxalement, date d’avant sa naissance, d’avant la colonisation proprement dite.
Souvenons-nous en, avec la Traite des Nègres, le continent africain sur sa façade atlantique est plongé dans une “révolution négative” et obscure, d’une ampleur jamais connue auparavant.
Des siècles durant, les royaumes, principautés et communautés des régions côtières engagées dans cet odieux commerce sont entraines dans la spirale de la violence et de la destruction.
La corruption, systémique, sévit sur tous les plans: politique, social, culturel. La vente d’êtres humains nécessité d’interminables guerres de capture. La perspective de richesses souvent sans valeur (miroirs, quincaillerie, alcool, fusils, tissus) attise la cupidité, la vénalité et d’innombrables rivalités internes. Les grandes unites politiques ne cessent de se segmenter. L’insécurité et le désordre règnent, et la demande de protection s’accroit.
Tous les visiteurs de l’époque notent l’affaiblissement généralisé des structures d’autorité existantes, voire en bien des cas, leur dissolution pure et simple.
Après l’abolition formelle de la Traite des esclaves, les puissances européennes cherchent a s’établir sur le continent.
Elles ont, face a elles, des sociétés profondément épuisées, des autorités vacillantes, des communautés ravagées par des siècles de guerres intestines, de sacrifices humains et, ici et la, gouvernées par des élites locales rompues a la quête sans scrupule de profits prives, a la fois fascinées par les biens européens et terrorisées par leur puissance de feu.
Incapables de barrer la route aux Européens et de contrecarrer leurs desseins, la plupart se proposent de tout leur céder et d’en devenir les serviteurs et les sujets.
En se mettant a la disposition de plus puissant qu’eux-mêmes, ils espèrent sauver la mise. Ils récoltent surtout le mépris et confirment les préjugés racistes préexistants – “gros imbéciles” “incapables de se gouverner eux-mêmes” et de toutes les manières naturellement ordonnes a la servitude!
Un scenario similaire se répète au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque UM et les siens commencent a réfléchir sur ce qu’il appelle les “conditions historiques du mouvement de libération dans les pays coloniaux” (1951).
Ni l’esclavage, ni la colonisation n’auraient pu s’implanter ou durer sans l’implication structurelle des Africains.
Cette structure de la complicité, UM et les siens en étaient parfaitement conscients.
Cette structure ou matrice de la complicité, il faut lui donner un nom – le tribalisme.
Le tribalisme est la matrice de la complicité dont se servent les dominants et les subalternes.
D’un cote, les dominants s’en servent pour diviser les domines et empêcher qu’ils ne se coalisent et ne s’allient contre le système qui les opprime.
Du coup, les domines sont places dans une position telle qu’ils sont convaincus qu’ils n’ont pas d’intérêts communs. Que les intérêts des uns vont nécessairement a l’encontre des intérêts des autres. Que la seule raison pour laquelle ils perdent, c’est parce que ce qui leur est du a été pris par quelqu’un d’autre. ils sont convaincus d’être engages dans un jeu a somme nulle.
Du coup, ils sont incapables de tisser des symboles communs, de faire émerger avec les autres un monde commun de significations, d’engager des luttes communes qui transcendent les appartenances primaires.
L’idée de saccager, le matin, une petite stèle dévouée a la mémoire d’un reprouve, et, le soir, de se fendre d’une motion invitant le Chef de l’État a se représenter aux élections après 36 ans au pouvoir – 36 ans au cours desquels aucune statue n’a été érigée en la mémoire de Ngoso Din et Rudolf Douala Manga Bell – tout cela est l’expression de ce que j’appelle le tribalisme en tant que matrice de la complicité.
Pour changer le Cameroun et lui assurer un avenir parmi les autres nations d’Afrique et du monde, il faudra crever l’abcès et s’attaquer frontalement a ces structures de la complicité dont je viens de dire que le tribalisme représente la manifestation par excellence.
Par ailleurs, vandaliser la stèle dédiée a UM, c’est rallumer le grand désaccord qui conduisit a son exécution.
C’est tenir pour rien l’idéal qui lui valut son exécution, a savoir la réaffirmation du droit inaliénable, pour les Camerounais, de former une nation souveraine et de se gouverner eux-mêmes.
Ici également, les choses n’ont pas commence aujourd’hui. Plusieurs Camerounais estimaient, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, qu’ils n’étaient pas capables d’exercer leur souveraineté parce que, de toutes les façons, prétendaient-ils, les blancs nous étaient supérieurs; nos tares congénitales nous empêcheraient toujours de nous hisser a leur hauteur.
De nombreux partis politiques professaient cette idéologie. idéologie. “C’est a la France que nous devons la fin de nos vieilles misères”, clamaient-ils. “La colonisation a apporte la liberté de parole et d’expression, ainsi que celle d’adorer Dieu”. “C’est au chef d’une entreprise qu’incombe la tache de déterminer dans combien de temps les travaux dont le plan est préétabli seront exécutes. Il n’est donc pas question de revendiquer l’indépendance, mais d’obéir aux Blancs sans lesquels nous ne pourrons rien faire” (in ‘L’apport d’une civilisation toute faite’, par M. Libai, 1952).
Ou encore: “Un affame doit courir la ou il peut trouver a manger”. “Un voyageur sans lumière doit marcher a cote de l’homme qui possède une lampe. Un enfant qui se soumet a son père est toujours bien vu, secouru et aide dans la mesure du possible”. “Tout, dans la nature, nous conseille la patience et le temps qui viennent a bout de tout” (Louis Abel Mahop, chef supérieur des Babimbi, 1950).
Ou encore: ” Le Cameroun n’a pas tout ce qu’il faut pour vivre seul sans la présence d’une nation tutrice, c’est-a-dire sans la présence de la France”. “Quand un orphelin est encore mineur, il a besoin d’un tuteur, un oncle, un parent ou un ami de la famille qui le protège et qui protège ses biens” (Andre Marie Mbida, 1957).
Si pour les uns il était impossible de sortir d’une condition atavique, pour d’autres il s’agissait d’une affaire d’evolution. Et puisque nous n’étions ni murs, ni prêts pour être libre et autonome, il fallait déléguer la responsabilité et l’exercice de notre liberté a un tuteur qui, dans sa magnanimité, fixerait le moment de notre maturité. En attendant, tout ce qu’il ferait serait, en toute bonne foi, pour notre bien.
L’idéologie selon laquelle il est de notre propre intérêt de ceder notre souveraineté a quelqu’un, a une puissance étrangère, qui agirait pour notre bien y compris malgré nous, est une idée ancrée dans nos traditions politiques depuis l’abolition formelle de la Traite des esclaves.
Voila le grand désaccord sur lequel, historiquement, repose le Cameroun.
Faut-il le répéter, cette idéologie n’est pas le propre d’une ethnie, d’une communauté ou d’une religion. Elle oppose les Camerounais les uns aux autres.
Cette idéologie a un nom, le tribalisme. Elle est, potentiellement, a la source d’un fratricide.
C’est elle qui est a la source du vandalisme politique en passe de détruire ce qui nous reste de liens communs. C’est elle qui nous pousse a opérer des distinctions entre “nos morts” et “leurs morts”, “nos héros” et “leurs héros”, “chez nous ici” et “chez eux, la-bas”, “les autochtones ici”, “les allogènes la-bas”, “les francophones” et les “anglophones”.
Si ces prémisses idéologiques de massacres a géométrie variable ne sont pas farouchement combattues, le Cameroun n’aura aucun avenir digne de ce nom.
Par quoi remplacer la “tribulatrie”? Par un nouveau projet républicain a la mesure des enjeux du siècle qui vient de s’ouvrir.
Tout le reste, faut-il le répéter, n’est que nauséeuse diversion.
Pour d’autres encore…
Achille Mbembe