23 ans pour que justice soit faite
Le procès de l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré est un tournant dans la lutte contre l’impunité, aboutissement de plus de vingt ans de mobilisation des ONG de défense des droits de l’homme, de batailles juridiques et de pressions diplomatiques.
Pour la première fois, un tyran déchu doit répondre de «crimes contre l’humanité, crimes de guerre et tortures» devant une cour pan-africaine à Dakar.
Habré incarne aussi une histoire française. Ce redoutable chef de guerre et impitoyable politicien fasciné par le modèle jacobin qui dirigea d’une main de fer le Tchad de 1982 à 1990, fut soutenu par Paris puis plus encore par Washington afin de contrer les ambitions africaines de Kadhafi. Même si l’ex-dictateur se refuse à comparaître devant une cour qu’il récuse, le symbole est là. Ce procès aurait pu se dérouler en Belgique, qui avait ouvert une procédure en 2005, ou devant un tribunal sénégalais au titre de la «compétence universelle», ce principe rappelé lors de l’arrestation à Londres du général Pinochet, qui fait obligation à tout État de poursuivre les responsables de certains crimes, comme la torture.
Habré sera jugé par une cour de l’Union Africaine.
Cela fait sens alors même que la Cour pénale internationale de La Haye piétine, incapable de faire appliquer ses mandats d’arrêt soit celui pour génocide visant le président soudanais Omar El-Béchir qui parade aux sommets de la Ligue arabe comme de l’UA. Les dirigeants africains ont compris qu’ils ne peuvent récuser La Haye pour un prétendu acharnement contre le continent noir et ne rien faire. Un précédent est donc créé. Il pourra faire école, même s’il y a le risque bien réel que ce procès d’un tortionnaire balayé du pouvoir depuis un quart de siècle et privé de ses derniers protecteurs politiques reste une exception.
Par Marc SEMO, Libération
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Une terreur à la barre
Réseaux, faits d’armes, exactions… Retour sur la saga sanguinaire de l’ex-dictateur tchadien, qui va être jugé pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture à partir de ce lundi, à Dakar.
La nuit du 30 novembre 1990 fut presque une mort pour Hissène Habré. Il l’a pourtant souvent côtoyée tout au long de son passé de chef rebelle au sein de Frolinat (Front de libération nationale du Tchad), puis l’a infligée à ses propres populations durant huit ans (1982-1990) d’un régime marqué par la terreur aveugle et la paranoïa.
Hissène Habré sait, en cette fin d’après-midi du 30 novembre, que N’Djamena est sur le point de tomber aux mains de la rébellion conduite par Idriss Déby, le commandant de ses forces armées, et appuyée par l’argent et les armes de Kadhafi à Tripoli. Habré conduit lui-même sa Mercedes jusqu’à l’aéroport en centre-ville. Un avion Lockheed L 100 Hercules à hélices, cadeau des Etats-Unis, l’attend sur le tarmac. Un arrêt est prévu au Cameroun, puis direction Dakar. Les services français, qui jouent sur les deux tableaux, le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) notamment, ont facilité sa fuite et placé des réseaux qui «vont lui être utiles et se montrer très efficaces pendant tout son exil», écrit le journaliste, auteur et réalisateur Michael Bronner dans une remarquable enquête Habré, notre homme en Afrique, publiée l’an dernier dans Foreign Policy et reprise par Slate.fr.
Habré se pose à Dakar au moment où les prisonniers «politiques» se déversent dans les rues de N’Djamena et que les premiers témoignages des horreurs commises par son régime se font jour. Habré, lui, fait le compte de ses appuis et de l’argent qu’il a puisé dans le Trésor public tchadien et qui lui sera nécessaire pour acheter de futures complaisances.
«Guerrier du désert»
La vie est douce à Dakar, tandis que les premiers charniers sont découverts à N’Djamena. C’est un vrai repos après des années dans le désert, à faire la guerre, à gouverner comme un satrape un pays de 1 284 000 km2 et alors peuplé de 7 millions d’habitants, dont chacun est vu comme un ennemi de l’intérieur. Les cris des suppliciés n’ont jamais troublé sa conscience malgré la proximité de sa résidence avec les locaux de la DDS (Direction de la documentation et de la sécurité, redoutable police politique de Habré, ndlr).
Dans la capitale sénégalaise, Habré reçoit et passe de longues soirées en bavardages nocturnes. Et il prie. Beaucoup. «C’est un mélange de chef maoïste et de bon musulman», dira un jour un témoin dans le «Rapport de la commission nationale du ministère tchadien de la Justice» publié en 1992. «Le guerrier du désert par excellence», comme l’avait appelé la CIA du temps où la centrale finançait les nervis de la DDS, bénéficie de soutiens politiques et religieux sénégalais importants, tel celui du président Abdou Diouf, qui l’accueille sans conditions. «Hissène Habré a vécu pendant près de deux décennies en toute tranquillité et discrétion à Dakar», raconte une source dont la famille fut proche d’Habré. Il partage son quotidien entre ses deux résidences, dans le quartier huppé des Almadies et dans celui de Ouakam, fief des Lébous, communauté de pêcheurs de la presque île du Cap Vert, en compagnie de sa première épouse, Raymonde, ancienne journaliste à la télé tchadienne.
Réseaux politique et religieux
L’ancien président a monté ses réseaux sous le régime d’Abdoulaye Wade. L’avocat Madické Niang, ministre de la Justice, puis des Affaires étrangères, l’a personnellement défendu. Il aurait, dit-on, été à l’origine du refus d’extradition in extremis d’Hissène Habré vers son pays, en 2011, pourtant réclamé par le Tchad. Habré bénéficie également du soutien d’autres figures du clan Wade, dont celui de Souleymane Ndéné Ndiaye, ancien Premier ministre d’Abdoulaye Wade et avocat d’Hissène Habré ; d’Iba Der Thiam, alors vice-président de l’Assemblée nationale ; et enfin de Thierno Lô, à l’époque ministre du Tourisme. Dans l’air cuit et humide de Dakar ces hommes pèsent de tout leur poids social et politique.
Lors de son exil, Hissène Habré a pu compter sur la fidélité des confréries religieuses, en particulier de celle des Tidianes, branche de l’islam soufi originaire du Maroc. Leur chef, le calife Serigne Mansour Sy, décédé en 2012, était proche de l’ancien président tchadien.
Les rares témoignages recueillis racontent donc un homme au visage mangé par des lunettes de soleil, habillé d’un boubou de satin blanc, qui durant son exil n’a jamais commenté l’actualité tchadienne, pas plus que sénégalaise. Né dans une famille de bergers du Tibesti, Habré avait été remarqué par un officier de l’armée française. Il étudiera ensuite à Paris les sciences politiques et le droit pendant huit ans. Sera nommé sous-préfet à son retour au Tchad. Habré est l’homme qui se placera toute sa vie à égale distance des mirages du désert et du brouillard des mensonges.
Un «orgueilleux» impassible
En 1972, il est nommé par Goukouni Weddeye commandant des Forces armées du Nord (FAN). En 1976, il rompt avec Weddeye, à qui il reproche d’accepter l’annexion de la bande d’Aozou par la Libye de Kadhafi, et s’enfuit au Soudan. En 1978, Habré se rallie au nouveau président tchadien Félix Malloum, un sudiste chrétien. En 1979, il trahit Malloum, le chasse de N’Djamena et retrouve Weddeye, contre lequel il se retournera un an plus tard. Il se bat pendant sept mois et se réfugie à nouveau au Soudan après l’intervention libyenne.
En 1981, Habré est condamné à mort par contumace mais revient au Tchad avec l’aide discrète du renseignement français. Après six mois d’offensive en 1982, il rentre triomphalement à N’Djamena et en chasse Goukouni Weddeye, qui s’exile à Tripoli.
Raymond Depardon a longtemps cherché le secret de la personnalité d’Habré. Ce dernier, qu’il a connu en 1975 alors qu’il tournait les images de Françoise Claustre, qui faisait des fouilles dans le nord du Tchad et avait été séquestrée par Hissène Habré et Goukouni Weddeye. Depardon se rend dans le Tibesti et y restera huit mois. Il en rapportera un film et une interview de l’archéologue qui marquera la France giscardienne des années 70. «Je me souviens qu’Habré m’avait demandé de me présenter à ses hommes. Son côté sous-préfet ressortait dans ces moments-là. J’avais rajouté que j’étais aussi là pour savoir pourquoi ils luttaient. Je crois que cette phrase m’a sauvé la vie», se souvient aujourd’hui Depardon. Mais Habré ? «Grand, sec, avare de mots, grand lecteur, entouré de types plutôt brillants. Je dois avouer qu’Habré m’impressionnait et me foutait aussi un peu la trouille. Il avait une grande culture, parlait un français parfait, possédait une culture révolutionnaire radicale, très antilibyenne. Sa culture était au fond assez nassérienne…»
Le 2 juillet 2013, Hissène Habré a été mis en détention provisoire à la prison Cap Manuel de Dakar, érigée sur les ruines de l’ancien Palais de justice de la capitale. Il est resté impassible, même quand la porte de sa cellule VIP a été refermée. Goukouni Weddeye, dans une interview donnée à Jeune Afrique début juillet à propos d’Habré, a sorti une phrase qui ne coûte pas cher : «Hissène Habré, c’est un orgueilleux. S’il est propre il s’en sortira. S’il a fait quelque chose, il sera condamné».
Par Jean-Louis LE TOUZET, Libération
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INTERVIEW
Reed Brody : «Dans le contexte, ce procès est un exploit»
Le conseiller juridique et porte-parole de l’ONG Human Rights Watch travaille depuis 1999 sur le dossier Habré. Il nous commente les enjeux du procès.
Ancien magistrat new-yorkais, avocat et porte-parole de Human Rights Watch, Reed Brody, 62 ans, est à l’origine, avec les ONG tchadiennes, de l’inculpation de Hissène Habré, pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture.
Que révèlent les documents de la police politique d’Hissène Habré, que vous avez trouvés en 2001 à N’Djamena ?
Une partie importante du paysage bureaucratique du régime s’est alors dévoilée. Les archives racontent avec précision l’univers bureaucratique. Chaque jour, la DDS dressait des listes des personnes dans les prisons, arrêtées et décédées, parfois même libérées. On a pu recouper ainsi des témoignages de survivants et, pour la première fois, examiner le flux des populations carcérales en suivant les pics de la répression. Par exemple, en 1984, après la répression dans le Sud, on assiste à un acheminement important de prisonniers. Ensuite, il y a une vague de répression qui se concentre sur l’ethnie des Hadjeraï [du centre du pays, ndlr] et qui, à partir de 1989, touche les Zaghawas [ethnie dont est issu Idriss Déby et qui vit à cheval entre le Soudan et le Tchad, ndlr]. Les prisons se remplissent alors de ces derniers. De sorte qu’on a, grâce aux chiffres et aux noms de famille, un aperçu presque journalier de la répression. Les bureaucrates ont tout consigné. Mais ce qui est surprenant dans cette administration de la DDS mise en place par Hissène Habré, c’est que ce dernier était constamment tenu informé. Des milliers de documents lui ont été adressés. Il a reçu 1 265 communications directes à propos de 898 prisonniers. On sait par les interlocuteurs du premier cercle d’Hissène Habré que ce dernier lisait tout. Il travaillait souvent jusqu’à deux heures du matin, intervenait sur tout, jusqu’au choix de l’étoffe des uniformes des prisonniers. De sorte que se dessine le profil d’un homme qui ne s’est jamais débarrassé de sa condition de sous-préfet. J’ai travaillé sur l’affaire Jean-Claude Duvalier en Haïti. Et c’est l’exact opposé. Pour Duvalier, on a eu du mal à le rattacher aux agissements des forces de sécurité haïtiennes. Pour Hissène Habré on voit un homme au cœur de la machine de la répression.
Quel pourrait être l’impact du procès sur la justice africaine ?
C’est d’abord une avancée considérable que l’Union africaine se soit impliquée dans le jugement d’un ancien chef d’Etat. Elle a donné une réponse juridique et non politique en nommant un comité de juristes qui a demandé au Sénégal de poursuivre parce qu’on craignait que les Béchir, Mugabe et autre Obiang s’assurent que notre «affaire» s’enlise à nouveau. L’Union africaine a pris conscience qu’elle ne pouvait critiquer le renvoi de certains de ses dirigeants vers La Haye si elle n’était pas en mesure de démontrer qu’ils pouvaient être poursuivis sur son propre continent. Il aurait pu être jugé devant les tribunaux sénégalais, car le Sénégal applique la compétence universelle, mais il y a dans ces «Chambres africaines» (1) un double symbole : à la fois tribunal sénégalais et tribunal africain. J’avais dit à l’époque que c’était un signal d’alarme envers les tyrans. C’est surtout un message d’espoir pour les ONG des victimes et, pas plus tard qu’hier, des réfugiés gambiens sont venus nous dire : vous pouvez nous aider à monter un dossier contre Yahya Jammeh (président autocrate, ndlr) sachant que c’est toujours plus difficile avec un chef d’Etat en exercice. Pendant seize ans, nous avons mené un travail de mobilisation, de plaidoyers, et moins un travail fondé sur le droit lui-même. Un travail incessant pour créer les conditions politiques afin qu’on ne puisse pas refuser aux victimes le droit à la justice. Mais sans l’élection de Macky Sall on n’y serait jamais arrivé.
Pourquoi la position du Tchad est-elle aussi ambiguë ?
Sans les actes posés par le gouvernement tchadien tout au long de cette procédure il est tout à fait évident que nous ne serions pas là où nous en sommes : à la veille d’un procès majeur pour le continent. Si le gouvernement tchadien n’avait pas invité les magistrats belges [plainte déposée en Belgique, puis devant la Cour internationale de justice par le gouvernement belge en 2012, ndlr] et sénégalais au Tchad, ni formellement levé l’immunité d’Hissène Habré dont ce dernier aurait pu se réclamer, on n’aurait pas progressé jusqu’aux Chambres africaines. Lesquelles sont en partie financées par le Tchad, qui en est le bailleur le plus important. On note cependant que, depuis 2013, le pouvoir tchadien donne l’impression de craindre les retombées de ce procès. Certains échos ont tendance à souligner l’implication de Déby [l’actuel président, ndlr] qui était le commandant des forces armées sous Habré, comme un acteur de l’époque. Mais si les ONG locales se sont investies dans l’affaire Habré, un dictateur déchu depuis vingt-cinq ans, c’est pour lancer un avertissement en direction du pouvoir actuel.
C’est donc un exploit remarquable en soi que de traduire un ancien dictateur dans un tel contexte. On verra très vite si le pouvoir de N’Djamena joue le jeu, notamment en ce qui concerne l’acheminement des témoins, mais surtout les vingt et un supplétifs d’Habré, qui ont été condamnés à N’Djamena en avril, et qui seront appelés à témoigner par vidéoconférence. Mais quid de la retransmission des débats au Tchad ? Dans quelle mesure les Tchadiens pourront suivre les débats à Dakar ? Ce sont les deux tests majeurs qui nous éclaireront sur la position du pouvoir.
(1) Les Chambres africaines extraordinaires (d’instruction, d’accusation, d’assises et d’assises d’appel) ont été créées au Sénégal pour la poursuite des crimes internationaux commis au Tchad durant la période du 7 juin 1982 au 1er décembre 1990.
Par Jean-Louis LE TOUZET, Libération
Source: Quotidien Libération