En quinze jours, notre pays a été secoué coup sur coup par trois attentats-suicides. Perpétrés par Boko Haram à Fotokol le 13 et à Maroua les 22 et 25 juillet, ils ont fait des dizaines de victimes civiles et militaires. Mes premiers mots sont pour déplorer leur mort, m’associer à la douleur de leurs proches, que je sais immense, et rendre hommage au courage de nos soldats et forces de sécurité.
Il importe de bien cerner la signification de ces événements tragiques.
En effet, si nous avions déjà cerné de nombreux raids et enlèvements de la part de Boko Haram, nous avions jusque-là été épargnés par les attentats-suicides. Cette « première » marque-t-elle donc une escalade? Bien pire une contagion. Et à deux niveaux : les crises qui bouleversent le monde arabo-musulman s’imposent en Afrique subsaharienne et, en parallèle, l’islamisme fanatique progresse dans son instrumentalisation des segments les plus vulnérables de notre société, en particulier les jeunes et les femmes.
15% des musulmans de la planète vivent en Afrique subsaharienne, où ils représentent 30% de la population de cette région. Et selon le Pew Research Center, en 2030, soit dans 15 ans, le Nigeria sera le premier pays musulman du continent, devant l’Égypte. C’est dire que l’Afrique en général, et le Cameroun en particulier, voisin du Nigeria, situé sur la ligne de frontière entre l’Afrique musulmane et l’Afrique chrétienne, et dont au moins 20% de la population est de confession musulmane, ne peuvent rester à l’écart des mutations qui touchent le monde musulman.
Ces mutations, quelles sont-elles?
Initiées depuis une trentaine d’années, elles vont dans le sens d’une politisation de l’islam, c’est-à-dire d’un dévoiement graduel de la religion à des fins de conquête du pouvoir, de contrôle social.
C’était le cas dans les années 80, de l’islamisme perçu comme libérateur, celui qui a chassé les Soviétiques d’Afghanistan ou qui s’est attaqué à la dictature des généraux en Algérie et au régime du Shah d’Iran. C’était le cas ensuite, de l’islamisme extrémiste des talibans qui a mis en place un régime ciblant les intellectuels, les artistes, les jeunes, le patrimoine historique. C’est, plus récemment, le cas de l’islamisme dans son expression la plus radicale, aspirant à l’asservissement total des populations au moyen d’une terreur mondialisée, le djihadiste terroriste qui sévit en Somalie, au Kenya, au Mali, au Nigeria, au Niger, au Tchad et maintenant au Cameroun. De ce point de vue, le serment d’allégeance de Boko Haram à l’État islamiste a une signification plus prégnante et plus sinistre que celle d’un simple alignement sur une interprétation dévoyée de la religion et de la pratique d’une violence inouïe. Il formalise l’entrée de groupes terroristes locaux dans une stratégie globale de lutte pour le pouvoir. Ce n’est pas un choc des civilisations entre le monde musulman et l’Occident auquel le monde fait face, mais à une guerre pour le contrôle des lieux saints de l’islam et des plus importantes réserves pétrolières de la planète.
Face à cet islamisme conquérant, assoiffé de pouvoir, quelle riposte nous, Camerounais, devons-nous adopter?
La bataille militaire est bien sûr d’une importance critique, et immédiate. Mais on peut avoir confiance qu’avec nos alliés du continent et nos soutiens internationaux, et avec la valeur de nos soldats, à laquelle je rends un nouvel hommage, nous la remporterons. Mais la lutte pour arracher les membres les plus vulnérables de nos sociétés à la tentation ou à l’emprise de l’islamisme sera de plus longue haleine.
La première défense à organiser, c’est celle de nos femmes et de nos jeunes. Les bombes humaines des deux attentats de Maroua ont été des fillettes et des jeunes femmes, dont certaines vivaient de mendicité. Elles devaient avoir la soif d’apprendre, le rêve de se réaliser par le travail et l’entreprise, l’ambition d’être indépendantes et de construire une famille dans laquelle elles auraient été les égales de leurs maris. C’est sans aucun doute la conscience désespérée que rien de tout cela ne se réaliserait pour elles qui les a poussées vers ce geste sanglant et absurde, et non une quelconque foi ou idéologie.
Nous devons agir immédiatement pour l’émancipation des femmes. La première mesure à prendre est d’abolir la polygamie. Un projet de loi portant création d’un code de la famille est déjà disponible depuis des années. Adoptons-le sans attendre. Il y a une douzaine d’années, j’avais accompagné le Roi du Maroc lors d’une visite au Cameroun. Il m’avait confié que sa plus grande fierté était l’adoption d’un tel code dans le royaume. Je mesure aujourd’hui combien cette fierté était sage et justifiée. Mais allons plus loin dans l’élimination des archaïsmes nocifs. Fixons un minimum légal pour éviter les mariages précoces et développons le planning familial, en particulier dans les zones rurales. Interdisons et luttons contre les pratiques telles que l’excision et le massage à la pierre brûlante des seins des jeunes filles pour freiner leur croissance. Inscrivons dans la loi l’égalité de traitement des hommes en matière d’héritage.
Outre les femmes, les jeunes sont un instrument et une cible de l’islamité. Le continent compte 200 millions de 15-24 ans laissés sur le côté de la route par cette croissance africaines tant vantée par les observateurs. Le Cameroun ne fait pas exception. Et les terroristes recrutent massivement parmi cette population énergique mais désœuvrée et sans perspective. Rappelons qu’Al-Shebbab, nom du principal groupe islamiste sévissant au Kenya, signifie précisément « jeunesse » en arabe. Il faut rendre la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans sur tout le territoire camerounais, et l’assortir d’un service civique obligatoire de deux mois. Une loi peut être votée dans ce sens dès la prochaine session parlementaire et appliquée dès la rentrée 2016. Le nord du pays a particulièrement besoin de cette initiative pour pouvoir jouer son rôle de rempart contre la contagion de l’islamisme fanatique. Le taux d’inscription des enfants dans l’enseignement primaire n’y est que de 40%, contre près de 70% dans certaines parties du Sud. Un pendant de cette mesure est de rendre l’enseignement public réellement gratuit. Il est déjà censé l’être mais nous savons bien que, dans les faits, il s’avère souvent plus cher que l’enseignement privé. Autre urgence : mettre en œuvre la réforme de l’État Civil engagée il y plus de dix ans, et pour laquelle la France nous a apporté un soutien financier. Comment les dizaines, voire les centaines, de milliers de nos compatriotes qui n’existent toujours pas sur les registres gouvernementaux pourraient-ils ne pas se sentir marginalisés, ignorés, méprisés?
Rien ne justifie cet immobilisme. Ces mesures, en particulier l’instauration de l’enseignement obligatoire, demanderont-elles une mobilisation considérable ? Sans aucun doute, mais un pays comme le Cameroun, qui ambitionne d’accueillir la Can en 2019 et s’est lancé dans un grand programme de construction de stades d’un coût de 550 milliards Fcfa, doit être capable de recruter les enseignants et de construire les écoles nécessaires.
C’est à se demander où se trouvent nos priorités!
Et, ayant armé nos jeunes pour l’avenir, nous devons en faire les conditions du développement inclusif, c’est-à-dire un développement qui ne soit pas seulement tiré par la croissance démographique et l’appréciation des matières premières, mais qui crée des emplois dans l’industrie et les services. Certaines de ces mesures vont-elles à l’encontre de certaines de nos traditions, d’un certain héritage culturel? Ayons le courage de reconnaître que certaines de ces traditions n’ont plus lieu d’être, qu’elles font obstacle à notre modernisation, et qu’il faut se résoudre à les abandonner. Sans attendre, car comme dit la formule : «Quand le mal a toutes les audaces, le bien doit avoir tous les courages». Plus largement, nous devons mettre en place la SOCIÉTÉ DE CONFIANCE fondée sur les valeurs républicaines. Je l’appelle de mes vœux depuis longtemps, car elle est le seul cadre dans lequel nos jeunes pourront s’épanouir, en sachant que leurs efforts seront récompensés à leur juste valeur, que leurs diplômes leur ouvriront la voie d’une vie productive et stimulante, que ce ne seront pas leurs origines sociales, tribales ou géographiques qui détermineront le cours de leur vie.
Il faut enfin étendre cette bataille pour les corps, les cœurs et les esprits au terrain religieux, en promouvant une pratique saine et non dévoyée de l’islam, et qui contribuera à la construction de notre avenir. Comment?
Au quotidien, nous devons exercer la plus extrême vigilance face aux expressions de cette religion instrumentalisée. L’interdiction récente du voile intégral, dont le port dans le Nord Cameroun est d’ailleurs un phénomène récent, comme la surveillance accrue des lieux de prêche extrémistes, vont dans le bon sens. Il faut en étudier d’autres, pouvant aller jusqu’à un couvre-feu dans les régions les plus exposées au fanatisme. Un autre élément-clé de cette stratégie d’endiguement de l’islamisme meurtrier, qui n’a de religion que le nom, doit être la participation de nos élites, en particulier musulmanes, à l’effort d’éducation des plus vulnérables.
Le silence des élites musulmanes est l’allié de Boko Haram, car les populations l’assimilent à un soutien implicite. «Si je reste assis en silence, je commets un péché», disait Mossadegh. Moi, Camerounais musulman, je condamne ces crimes, je refuse et dénonce le silence.
Marafa Hamidou Yaya, ancien Ministre d’État de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation au Cameroun, reconnu prisonnier politique par la Communauté internationale.