Tiraillée entre l’allégeance du gouvernement hongkongais à Pékin et un système hérité de la couronne britannique, la justice hongkongaise se retrouve dans le box des accusés. Une avalanche de cas encombre les tribunaux, à la suite des 11 000 interpellations effectuées au cours des quinze mois de manifestations, depuis juin 2019. Or chaque camp trouve des raisons de douter de l’impartialité de la justice. L’opposition dénonce le zèle de certains juges à condamner lourdement les militants du mouvement pro-démocratie, dont certains, comme Nathan Law, ont jugé plus prudent de s’exiler. Le camp du gouvernement, dit pro-Pékin, lui, stigmatise au contraire les tribunaux, jugés trop cléments vis-à-vis des manifestants.
La justice hongkongaise est de longue date un modèle du genre. Les tribunaux de Hongkong appliquent la common law, l’un des quatre principaux systèmes juridiques, et celui qui régit l’ensemble du monde anglo-saxon. La crédibilité et l’avenir de l’État de droit qui règne à Hongkong, et donc de son important centre financier international, reposent principalement sur la solidité de son système judiciaire.
Mais depuis l’entrée en vigueur, le 30 juin, d’une nouvelle « loi sur la sécurité nationale » (LSN) draconienne, imposée par Pékin, dont la plupart des termes sont incompatibles avec nombre de droits fondamentaux garantis par la basic law, mini-Constitution de Hongkong, la pression s’est encore accrue sur les tribunaux de Hongkong. « Déjà, le Livre blanc publié par Pékin en juin 2014 attendait du système judiciaire hongkongais qu’il soit “patriotique”. A présent, la LSN n’autorise que certains juges certifiés à présider les cas concernant la sécurité nationale. Cela montre que la Chine se méfie de la justice de Hongkong, jugée beaucoup trop indépendante. La perception chinoise a toujours été que la justice devait être au service du gouvernement », analyse l’ancien doyen de la faculté de droit à l’université de Hongkong, Johannes Chan.
En juillet 2019, alors que les manifestations antigouvernementales avaient déjà pris un tour plus violent, un groupe de procureurs avait signé une lettre ouverte à la très impopulaire ministre de la justice, Teresa Cheng, et au procureur général, David Leung, leur reprochant d’ignorer les deux principes essentiels à la poursuite en justice de citoyens : « qu’il y ait une perspective raisonnable de condamnation et que la démarche soit dans l’intérêt public ». Cette lettre accusait implicitement le gouvernement d’instrumentaliser la justice et la police d’arrêter et de poursuivre en justice à tout bout de champ. Un an plus tard, fin juillet, c’est le procureur général lui-même qui démissionnait, citant sa mésentente avec la ministre de la justice. « La justice reste solide mais elle ne pourra pas maintenir son indépendance sans le soutien du gouvernement et du peuple » rappelle le professeur Chan.
Effet dissuasif
Début septembre, la chef de l’exécutif, Carrie Lam, a jeté un nouveau pavé dans la mare en déclarant « qu’il n’y avait pas de séparation des pouvoirs à Hongkong ». Le Bureau des affaires de Hongkong et Macao à Pékin lui a immédiatement donné raison, en affirmant que ceux qui défendent l’idée de la séparation des pouvoirs le font « avec des visées indépendantistes ».
Suite aux protestations de 2019, environ 600 personnes ont déjà été inculpées pour « émeutes », une charge passible de dix ans de prison. Mais si la plupart attendent leur procès en liberté sous caution, « personne n’a la liste exacte des jeunes en détention provisoire depuis des mois et en attente de jugement », affirme l’ancien député indépendant de l’opposition Eddie Chu. Il estime toutefois leur nombre autour de 150 sur la base des newsletters préparées à leur intention par les députés, conseillers de districts et bénévoles qui assistent ces jeunes.
La première peine de prison ferme pour un manifestant accusé d’« émeutes », passible de dix ans de prison, est tombée fin septembre : un ouvrier de 26 ans a été condamné à quatre ans de prison pour avoir participé à un rassemblement non autorisé et frappé deux fois un policier encerclé par des manifestants. Le juge a noté que le policier n’avait pas été blessé mais a indiqué la nécessité d’obtenir un effet dissuasif avec une peine aussi lourde. Par contraste, en avril, un autre juge avait condamné à une peine semblable (45 mois) un guide touristique pro-Pékin de 51 ans qui avait, pour sa part, grièvement poignardé avec un couteau de boucher une journaliste et deux manifestants, aux abords d’un mur d’affichettes antigouvernementales. Le juge Kwok Wai-kin avait cette fois compati avec l’accusé dont il avait loué les « nobles aspirations » face à des manifestants en noir qui « avaient tout d’une attitude terroriste ». Cette prise de position de la part d’un juge avait toutefois été sanctionnée par le « Chief Justice » Geoffrey Ma, président de la Cour suprême (Court of Final Appeal).
Des « juges jaunes »
Mais du point de vue de plusieurs députés du camp pro-Pékin, notamment Holden Chow, vice-président du plus grand parti pro-Pékin, le DAB, et lui-même avocat, les tribunaux de Hongkong sont au contraire bien trop complaisants à l’égard des militants pro-démocratie. Il est effectivement arrivé qu’un tribunal acquitte des accusés en ouverture de procès, pour manque de preuves de la part de l’accusation – la police dans la majorité des cas actuels. Fin septembre, le journal pro-Pékin Ta Kung Pao a accusé deux magistrats, Stanley Ho et Lam Tsz-kan, d’être des « juges jaunes » (la couleur du mouvement d’opposition), leur reprochant des jugements « ridicules ». Les deux magistrats ont été mutés à des postes administratifs depuis.
Le magistrat Stanley Ho s’est notamment attiré les foudres du camp bleu (pro-Pékin) pour avoir reproché à un policier d’avoir dit « mensonge sur mensonge » pendant son témoignage contre un manifestant qui fut acquitté. Ses détracteurs lui reprochent également d’avoir qualifié de « futurs piliers de la société » (en tant que futurs diplômés universitaires) trois jeunes de l’ancien parti d’opposition Demosisto, qu’il avait condamnés à une amende de 1 000 dollars hongkongais (110 euros) pour un bref désordre causé au Parlement. Pour éteindre la polémique qui enflait autour des verdicts du juge Ho, la cour a décidé de les rendre publics.
« Les polémiques sur chaque nouveau jugement font couler beaucoup d’encre. Mais quand vous les étudiez de près, la plupart des verdicts sont solidement établis. L’indépendance d’un juge est sa principale caractéristique. Et si une sentence est trop clémente, le gouvernement peut toujours faire appel », estime Philip Dykes, président du barreau de Hongkong. « Aujourd’hui, on s’inquiète d’un verdict trop clément », résume un jeune avocat qui défend des manifestants. Car un verdict « clément » obtenu en première instance (où les juges ont la réputation d’être plus magnanimes) risque de renvoyer le cas en appel où les procureurs ont des chances d’obtenir une peine plus lourde. Or celle-ci aura alors valeur de « précédent » et influera automatiquement les jugements suivants, y compris en première instance.
Un test pour la Cour suprême
Face à l’assaut du camp pro-Pékin, Geoffrey Ma, dont la droiture est incontestée, a jugé nécessaire de publier une longue mise au point le 23 septembre, dans laquelle il rappelle à l’ordre tant les juges, qui « ne doivent pas être influencés par des considérations politiques de quelque nature dans l’exercice de leurs fonctions », que leurs détracteurs : « Les juges ne sont pas infaillibles mais les critiques à l’encontre des jugements doivent être solidement établies. »
Après le départ, en septembre, de l’un des juges étrangers non permanents à la Cour suprême, l’Australien James Spigelman, pour des raisons liées au « contenu de la nouvelle loi sécuritaire », la chef de l’exécutif Carrie Lam a pu se féliciter, le 5 octobre, de l’arrivée à Hongkong de Lord Patrick Hodge, actuel vice-président de la Cour suprême du Royaume-Uni et grande figure du monde de la common law. « La présence de ces juges respectés contribue à entretenir un haut degré de confiance dans notre système juridique », a cette fois déclaré Mme Lam. Sans l’admettre ouvertement, les autorités semblent de plus en plus séduites par le modèle singapourien où le droit des affaires est parfaitement garanti mais où les procureurs ne perdent jamais lorsque ce sont des critiques du gouvernement qui sont dans le box des accusés.
L’indépendance politique de la Cour suprême de Hongkong sera testée prochainement sur le cas de la loi « antimasque », imposée le 4 octobre 2019 selon des procédures d’urgence pour décourager les gens de manifester. En première instance, les juges ont considéré que la procédure d’urgence n’était pas justifiée et que l’atteinte aux droits fondamentaux était disproportionnée, mais seul ce deuxième argument a été validé en appel. La Cour suprême osera-t-elle à son tour donner tort au gouvernement, et s’attirer les foudres de Pékin, sur cette question symbolique ?