Où est Gildas ? Assis à l’ombre d’un manguier aux côtés de Pierre, son cadet, Serge cherche des réponses à l’absence de leur jeune frère de 33 ans, « un garçon calme qui s’occupait de son petit métier d’ébéniste ». Libreville, la capitale du Gabon, bruisse d’inquiétantes rumeurs sur l’existence d’un charnier, d’escadrons de la mort, mais ce chef d’entreprise refuse d’envisager le pire. Gildas est porté disparu depuis un mois. Depuis l’élection présidentielle du 27 août qui a vu finalement la victoire très contestée du président sortant, Ali Bongo Ondimba, face à son rival Jean Ping, qui revendique aussi la victoire. Depuis surtout la nuit d’émeute du 31 août qui a suivi la proclamation des résultats.
« Le 31 août, nous étions là à parler de tout et de rien, raconte calmement Serge en désignant la demeure familiale. Quand les résultats sont tombés, il a décidé d’aller au quartier général de Jean Ping », le candidat déçu de l’opposition. Ce « partisan de l’alternance » était alors accompagné de son cousin, mais celui-ci l’a abandonné en cours de route pour aller recharger son téléphone portable. « Je me dis qu’il était parti sur le boulevard Triomphal pour la manifestation devant l’Assemblée nationale et la RTG [télévision nationale]. Il était environ 18 heures, 19 heures », poursuit Serge.
Aucun signe de vie depuis. « On a essayé de l’appeler, mais son téléphone ne passait plus. Trois jours plus tard, on a appris qu’il y avait eu des arrestations après l’incendie de l’Assemblée nationale. Nous sommes allés dans les commissariats, mais on nous a dit qu’il n’était pas là. Puis dans les hôpitaux. Puis à la morgue de Casep GA [une société de pompes funèbres], où ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas reçu de corps. A celle de Gabosep, on nous a montré trois corps non identifiés tués par balle. » Toujours aucune trace de Gildas. « Je suis ensuite allé au tribunal pour assister à trois procès, mais il n’était pas parmi les personnes présentées devant la justice. »
« On attend »
Serge ne veut pas perdre l’espoir de retrouver son jeune frère et dit croire en la justice de son pays. Après les violentes émeutes qui ont secoué Libreville et plusieurs villes de province, à la suite de l’annonce des résultats de la présidentielle, le pouvoir avait annoncé avoir interpellé environ 800 personnes, désignées comme « casseurs et pillards ». « Je me dis qu’il est parmi ceux encore emprisonnés. Les informations que nous avons eues au départ sont que tous ceux qui ont été arrêtés le jour de la manifestation ont été conduits au sous-sol de la présidence. Ils ont dû être corrigés parce qu’ils ont commis une atteinte à la sûreté de l’Etat. S’il a fait quelque chose, c’est à la justice de le prouver, mais il est temps qu’on libère tous ces enfants. Un mois, c’est long. C’est angoissant », souffle Serge, qui conclut : « On attend. On attend. On attend. »
Comme d’autres familles, il est allé inscrire le nom de son frère dans un registre ouvert au quartier général de l’opposition, mais se désole du peu de soutien qu’il reçoit : « On a l’impression d’être un peu seuls. » Annie-Léa Méyé ne ménage pourtant pas ses efforts. La vice-présidente du Parti souverainiste écologiste, un mouvement rallié à la candidature de Jean Ping, s’échine à tenir une comptabilité de la répression. Alors que le pouvoir ne reconnaît que quatre morts, dont un policier, dans les violences de la fin août et des premiers jours de septembre, et dément avoir été saisi de cas de disparitions, Mme Méyé, avec le soutien de quelques militantes, consigne sur un grand cahier noir les morts, les blessés, les personnes arrêtées « arbitrairement » et les disparus.
Le 28 septembre, elle établissait un bilan de « 27 morts identifiés par des parents, 41 blessés, la plupart par balles, et 47 personnes dont on n’a pas retrouvé la trace ». « Je pense qu’il y a eu plusieurs dizaines de victimes. Le pouvoir a mis en place des techniques de dissimulation efficaces », confie un observateur étranger sous couvert d’anonymat.
Le décompte d’Annie-Léa Méyé n’est pas exhaustif. « Il y a des corps dans les pompes funèbres qui n’ont pas été encore identifiés, des blessés qui par peur n’ont pas voulu aller se faire soigner dans les hôpitaux, des familles de disparus qui ne sont pas venues se faire recenser », affirme l’opposante.
« Justice aux ordres »
Des hommes examinent, le 19 septembre 2016, un panneau sur lequel figurent des personnes mortes ou disparues après les élections.
Janvier et Michel sont de ceux-ci. Ces deux jeunes hommes s’inquiètent pour leur oncle, Pierre Ngopi, mais n’ont pas mené de recherches. Leur récit est parfois confus. Selon eux, M. Ngopi a disparu deux jours avant le vote du 27 août. « Il était le coordonnateur d’une cellule du parti de Zacharie Myboto [un ancien cacique du pouvoir du temps de feu Omar Bongo Ondimba, rallié à la candidature de Jean Ping]. Un beau matin, il s’est levé pour aller récupérer de l’argent pour la campagne. Depuis ce jour, on ne l’a plus revu. Au début, on pensait qu’il était au quartier général de Jean Ping, mais maintenant on est inquiets. On pense qu’il fait partie des gens qui ont été tués », raconte Janvier. Pourquoi alors ne pas avoir signalé sa disparition aux responsables de l’opposition ? « On a hésité mais, après ce qui s’est passé [le violent assaut des forces de l’ordre contre le quartier général de M. Ping dans la nuit du 31 août au 1er septembre, dont le bilan demeure incertain], cela ne donne pas envie de s’afficher », confie Janvier dans la pénombre d’un bar d’une lointaine banlieue de Libreville.
Un mois après la flambée de violence, la peur n’a pas disparu. Plusieurs parents de disparus préfèrent garder le silence. Libreville vit encore dans une ambiance proche de l’état de siège. Des barrages militaires jalonnent les principales artères du centre-ville et des véhicules blindés sont déployés dans les quartiers populaires.
Sylvère – un nom d’emprunt – et Théodore mènent la même quête depuis un mois. Le premier recherche son neveu, Daniel, le second son fils, Fabrice. Tous deux ont disparu au moment des « événements ». Les deux hommes se sont rendus à la prison, dans les commissariats, les brigades de gendarmerie, les hôpitaux et les morgues. En vain. « Avec toute la famille, on continue de chercher mais, tant qu’on ne voit pas de corps, on ne peut rien dire », espère Sylvère. Théodore, lui, distribue des avis de recherche avec la photo de son fils « un peu partout ». Déposer plainte ? Les deux hommes n’en voient pas l’intérêt. « La justice est aux ordres », affirme Sylvère. « Pourquoi pas déposer plainte contre X, ajoute Théodore. Mais, avec nos dirigeants, à quoi cela servirait ? »
Pas de cause de décès
Joséphine a pleuré la mort de son deuxième fils, Bobby, dont elle tend la photo d’identité. Le jeune homme de 23 ans assurait la sécurité au quartier général de l’opposition. « Les gens racontent que ce sont des hommes cagoulés qui parlaient anglais et qui se déplaçaient dans un véhicule banalisé qui lui ont tiré dessus alors qu’il tentait de fuir. C’était dans le quartier des Cocotiers, pendant les manifestations », confie-t-elle en donnant la tétée à son dernier fils. Bobby a été transporté par des policiers, croyant qu’il s’agissait d’un des leurs, à l’hôpital militaire. Il y a expiré, tué d’une balle dans le dos. Son corps a depuis été transporté dans une morgue de la ville, où sa mère a pu l’identifier.
Sur l’attestation délivrée par l’hôpital militaire ne figure aucune cause de décès. « Personnellement, je n’ai pas les moyens d’aller devant la justice », se désole Joséphine, avant d’être reprise par son époux, le beau-père du jeune homme. Inflexible et déterminé, l’homme en chaise roulante promet : « Quoi qu’il arrive, nous déposerons plainte pour homicide. »
Par Cyril Bensimon (Libreville, envoyé spécial) – LE MONDE