À la veille de la visite d’Emmanuel Macron, le cofondateur, avec Felwine Sarr, des Ateliers de la pensée à Dakar, revient sur la seconde édition de la manifestation axée sur la condition planétaire et la politique du vivant. Non sans avoir réagi d’abord à une brûlante question d’actualité…
Le Point Afrique : Emmanuel Macron se rend en Afrique, et prononcera le mardi 28 novembre son discours de politique africaine. Qu’en attendez-vous ?
Achille Mbembe : L’Afrique réelle – pas celle des chefs d’État et des élites incrustées au pouvoir – n’attend rien de la France. Elle a raison. Nous ne devons attendre de personne ce que nous pouvons nous offrir à nous-mêmes. Sur le plan culturel, le refus de la colonialité est dans une phase ascendante. Mais cela ne suffit pas. Les rapports entre la France et ses ex-colonies changeront le jour où le corps politique africain aura atteint un degré de puissance tel qu’il sera à même de poser des limites à ce que la France peut se permettre et à ce qu’elle ne peut plus se permettre en Afrique. En attendant, la tâche de la pensée critique et de l’imagination intellectuelle est d’accompagner ce mouvement. Nous le ferons en étant sensibles aux signes qui nous interpellent. L’un de ces signes, c’est la prise de conscience parmi les nouvelles générations de l’impératif à tenir la France en respect, à lui faire drastiquement réviser à la baisse ses désirs d’abuser l’Afrique.
La pensée critique, justement nous ramène aux ateliers de la Pensée de Dakar : sur les thèmes abordés pendant ces journées (et ces nuits) de la seconde édition début novembre, lesquels vous paraissent les plus importants pour l’avenir du continent ?
Je crois que le thème de l’avènement d’un nouveau régime climatique nous suivra pendant les années qui viennent et qu’autour de cette crise climatique, écologique, quelque chose de fondamental se joue, qui a trait aux rapports entre l’espèce humaine et les autres espèces, qui se joue sur la vulnérabilité et la durabilité de notre monde, quelque chose qui se joue autour de l’idée selon laquelle ce monde, il nous faudra le partager comme condition même de sa durabilité. Et partager le monde, c’est évidemment l’ouvrir à tous ses ayants droit, cela pose toutes ces questions de mobilité, de circulation… Un des dangers auxquels le continent fait face dans les années qui viennent est la perte de sa souvaireneté en ce qui a trait aux décisions concernant la circulation des personnes, la gestion de ses frontières. Par exemple, la France est en train d’installer au Tchad, au Niger et dans quelques autres pays sahariens ou sahéliens ce qu’on appelle des centres de tri, s’agissant de la régulation des migrations en direction de l’Europe. Le triage, c’est quoi ? Une procédure de sélection des gens, et dans ce cas ceux qui sont utiles, et ceux qui ne le sont pas… En conséquence de l’externalisation des frontières européennes, nous risquons de nous voir dépossédés des paramètres de la souveraineté dont on sait qu’une de ces manifestations est de décider qui peut venir, ou pas, être mobile ou pas, circuler, ou pas. Les Africains risquent d’être pénalisés doublement, avec la criminalisation de la migration, qui les confine à rester à l’intérieur du continent et dans la mesure, où à l’intérieur du continent, ils ne peuvent pas circuler non plus à cause de frontières nationales rendues intangibles depuis 1964.
Comment en sortir ? En accélérant les processus d’intégration régionale, en acceptant de mettre en place une harmonisation des politiques de migrations internes, avec les ressources technologiques disponibles, etc. Un tas de choses peuvent être faites de ce point de vue, l’essentiel étant que l’Afrique s’ouvre sur elle-même. Parce que ce qui est en jeu, c’est à qui appartient le monde, ses ressources comment le partager.
Dans quelle mesure les arts y ont apporté leur part, comme vous le souhaitiez Felwine Sarr et vous-même, et plus généralement comment voyez-vous la « pensée plastique » à l’œuvre ?
La pensée plastique, je l’appellerais aussi pensée de la respiration, permet beaucoup de jeu dans les concepts ou dans les formes mêmes de la narration, de l’explication, ou encore dans l’exigence d’anticipation. Il y a eu à Dakar la rencontre, sous le même parapluie de toute une série d’acteurs réels engagés dans des pratiques de divers ordres : artistes, commissaire par commissaire d’exposition, critiques musicaux, des gens qui ont mis en place dans leur pays ou région des institutions : dans l’art contemporain avec Raw Material à Dakar, dans le théâtre au Burkina Faso, avec des créateurs de revues tels Ntone Edjabe (Chimurenga) Parfait Tabapsi Tagne (Mosaïques), on a ouvert une plateforme où tous ces gens, non seulement préoccupés par le sort des arts et de la culture, mais aussi du continent, peuvent se retrouver et discuter. Le fait que cette plateforme soit plurielle et que s’y confrontent des approches singulières est en soit un fait positif, je pense au débat sur la différence sexuelle à qui a eu lieu à l’université Cheikh-Anta-Diop, autour des questions de l’homosexualité, de la patriarchie, du féminisme dit du Sud, tout cela témoigne d’un énorme bouillonnement qui, on l’espère, pourra renouveler les pratiques dans certains domaines.
Il vous a été beaucoup demandé à vous, les intellectuels, de passer à l’action, que répondez-vous à cette demande récurrente du public ?
La question du penser et du faire, il faudrait peut-être la régler une bonne fois pour toutes. La fonction de la pensée est multiple, l’une de ses fonctions est de créer des œuvres qui durent et permettent à une société, à une culture, de s’inscrire durablement dans une production de significations, voilà une des fonctions de la pensée. Il y en a d’autres ; celles dont la fonction est la méditation, voire la contemplation, et il y a place pour ce genre de pensée puisqu’elle débouche sur des pratiques sociales, individuelles sans lesquelles une société ne parvient pas à mettre en rituel ses significations ultimes. Et il y a d’autres pensées dont la fonction est de déboucher sur des actions concrètes. Ces divers ordres de la pensée produisent, chacun à son niveau, divers types de pratiques. À mon sens, la fonction fondamentale de la pensée est justement de rendre pensable ce qui a priori semble ne pas l’être. Mais toutes ces fonctions sont essentielles pour le devenir du continent
Parmi ces passages à l’action, vous avez vous-même suggéré un « moratoire des identités », comment et pourquoi ?
Au cours du dernier quart du XXe siècle, le recours au concept d’identité aura servi à faire avancer les luttes pour l’émancipation, féminines, raciales, ethniques, subalternes en particulier, beaucoup de ces performances de l’identité avaient un caractère émancipateur. Ce qui arrive aujourd’hui, c’est que les politiques de l’identité contribuent à rendre tout à fait difficiles les conditions mêmes de la convergence de luttes qui sont différentes les unes les autres, mais devraient contribuer à un projet commun. Cet émiettement des luttes au nom des identités entraîne d’une part une division, une subdivision infinie des acteurs et d’autre part la récupération par les mouvements de droite de termes et concepts qui, auparavant, permettaient de penser cette émancipation. Dans ce double contexte, un moratoire est nécessaire, car le concept d’identité aujourd’hui ne renvoie plus à quelque projet que ce soit, à une libération.
Dans quelle mesure les Ateliers de la pensée, ici, à Dakar, revendiquent eux-mêmes une identité africaine ?
Non, justement, ce n’est pas du même ordre. Et c’est bien pour échapper à toute assignation identitaire que la plupart d’entre nous met en avant l’idée d’un monde sans l’Afrique et d’une Afrique séparée du monde mènent droit à l’impasse. Tout se joue au niveau de l’interface, et non pas au niveau d’unité prise en elle-même et séparée des autres. Nous voulons penser justement à partir d’une position d’enchevêtrement et non pas de séparation, qui serait une position identitaire, ce que nous récusons. Nous voulons travailler dans ce qui se tisse, et que les uns et les autres ont appelé la relation. Il est impossible pour nous et le reste du monde, de penser comme si Édouard Glissant n’avait pas existé.
Il a été souligné que l’Afrique est à la fois très jeune et très vieille, qu’en déduire ?
Oui, c’est le constat de Felwine Sarr en particulier, et c’est un constat heureux dans la mesure où il faut espérer que la vieillesse conduit à la sagesse. Et si tel est le cas, l’Afrique disposerait dans le tréfonds de ses archives d’une somme d’expériences que les autres continents n’auraient pas ou auraient développées dans des conditions différentes des nôtres. Nous avons développé une série de savoirs et d’expériences concernant la façon dont la vie humaine pourrait être menée dans des conditions limite.
Par exemple ?
Si la crise climatique signifie quelque part l’entrée dans une telle condition, l’Afrique pourrait servir justement de réservoir de leçons, vivre en l’absence d’eau, en temps de sécheresse, réparer la vie après des cataclysmes physiques, sociétaux. Mais encore sur d’autres plans, comment relancer le processus de la relation après que celle-ci a été brisée au terme de guerres civiles, comment reconstruire la société lorsqu’on est condamné à vivre avec son ennemi ou tout près de son ennemi avec des pays comme l’Afrique du Sud, le Rwanda, nous avons fait tant d’expériences limites. Et nous en sommes sortis plus ou moins, même si nous en sommes sortis défigurés, il y a là, à l’heure où ceci devient la conscience générale de tous, nous avons, peut-être négativement, une petite avance sur ce qui vient.
Vous disiez que le repeuplement serait la question du XXIe siècle comme Du Bois disait que la couleur était celle du XXe siècle ?
Ce sera la question de la mobilité : qui peut bouger dans quelle condition, qui ne doit pas bouger, pourquoi, à qui appartient les ressources du sous-sol, du sol, de l’air, comment les partager entre soi, avec d’autres, voilà les grandes questions du XXIe siècle et les ateliers de la Pensée se proposent, justement, de les mettre à son agenda et de les examiner le plus judicieusement possible pour le bien du continent et pour le bien de tous les autres.