Le correspondant de RFI en langue haoussa à Maroua, dans le nord du pays, a été notamment déclaré coupable de «blanchiment du produit d’acte terroriste».1
Selon Achille Mbembé, Ahmed Abba est un otage d’un État qui veut utiliser des prétextes pour masquer les lacunes de l’armée et des services de renseignements. En effet, Ahmed Abba fait l’objet d’une punition contre la presse, la volonté de criminaliser le métier de journaliste au Cameroun, selon Denis Nkwebo, président du Syndicat national des journalistes du Cameroun. Parce que tout ce qu’on reproche à Ahmed Abba, c’est d’avoir été en situation professionnelle. À aucun moment dans ce procès, on ne nous a donné la preuve qu’il a été impliqué dans quelque chose de grave. La presse était jusqu’ici sous le coup d’une oppression silencieuse, et la condamnation d’Ahmed Abba est un message fort à l’endroit des journalistes qui osent encore exercer ce métier dans ce pays où l’on nous dit tous les jours qu’on est en démocratie.»
En effet, le procès Abba est une autre preuve éhontée du bilan d’une dictature trentenaire à Yaoundé en matière de liberté d’expression et de censure envers une profession que le régime a rarement supportée, et qui subit depuis fort longtemps sa brutalité.
Par contre, ce qu’il faut aussi retenir de l’intervention de monsieur Issa Tchiroma Bakary, le chargé d’exécution robotique du script idéologique dominant et des seules vérités autorisées au Cameroun, c’est la reconnaissance qu’une partie du territoire camerounais est en fait occupée par Boko Haram, alors que ce même griot a juré à maintes reprises qu’aucun centimètre carré du territoire Camerounais n’est occupé par ce groupe terroriste islamiste.
La question de la transparence journalistique est une nécessité éthique consistant notamment à clarifier ce qui relève du vrai du faux dans des faits précis, puis à s’assigner un travail acharné de soumettre au scepticisme et/ou à la critique le mensonge, la distorsion de la vérité, dans le but de contribuer à une culture d’élévation ou d’effacement permettant de maintenir l’ordre épistémique d’un monde post-vérité / post-réalité.
Ainsi, différencier la fiction politique et la raison d’état est une activité citoyenne.
Cependant, WikiLeaks et Edward Snowden nous ont aussi demontré que la transparence totale n’aboutit pas nécessairement à des jours meilleures pour la démocratie. À ce sujet, un gouvernement dit “transparent” comme le régime de Yaoundé peut toujours utiliser la raison d’État pour taire toute forme d’opposition. Ainsi, dans son monde Orwellien, les journalistes deviennent des “pseudo-journalistes,” des haut cadres de l’État, de “minable voleurs et bandits de droit commun” aux dires de monsieur Issa Tchiroma Bakary, ministre camerounais de communication et porte-parole du gouvernement. M. Tchiroma tire sa vie discursive, non du devoir de vérité, mais de son cynique clin d’œil et incessant appel subliminal aux partisans du statu quo ambiant, c’est-à-dire de la dictature. Chacune de ses déclarations d’emblée discréditées est ainsi une ode à la propagande, reposant non pas sur le pouvoir de la preuve, mais sur celui des croyances intuitives sécrétées au niveau du ventre et de la politique du ventre selon Jean-François Bayart. Pour ce propagandiste en chef du régime Biya, les excès produits par l’ignorance, la méconnaissance, et la déformation des faits doivent imprimer dans l’inconscient général camerounais la vérité uniquement telle qu’elle a été concoctée par la dictature trentenaire de Yaoundé.
En effet, il est évident qu’une dictature ne pourra jamais admettre que des purges politiques existent. Ce serait se tirer une balle dans les pieds et reconnaître que le système politique n’est pas démocratique. Les prisonniers politiques ou “minables” devraient donc être jugés comme des simples criminels de droit commun. Le hic c’est que ces prisonniers dits de droit commun sont jugés par des tribunaux spéciaux voire d’exception (à l’instar du Tribunal Criminel Spécial au Cameroun), et que leurs dossiers d’instruction ne suivent pas le canal judiciaire traditionnel, mais sont souvent instruits par des services spéciaux au nom de la sécurité nationale ou simplement du fait du prince.
Dans cet ordre Orwellien, le prévenu qui ne peut comparaître libre, est systématiquement placé en détention provisoire, alors même qu’il devrait normalement jouir du statut de prévenu de droit commun au moins jusqu’au prononcé du jugement. Selon Le Monde, depuis son arrestation à Maroua, fin juillet 2015, Ahmed Abba, n’a pas cessé, quand cela lui était possible, de clamer son innocence. Deux semaines après son interpellation, il a été transféré dans la capitale, tenu au secret pendant trois mois dans les locaux de la direction générale de la recherche extérieure, où, d’après sa déposition à la barre, les services de renseignement l’ont torturé. Son calvaire s’est poursuivi en prison, où il a été enchaîné pendant plusieurs jours. Et son procès fut une parfaite illustration du caractère kafkaïen de la justice camerounaise.
Cette privatisation du dossier judiciaire a des répercussions sur la défense, puisque les avocats n’ont généralement pas ou partiellement accès à tous les élements du dossier au nom de la sécurité nationale. En plus, dans une procédure politique, le verdict est prédéterminé d’avance parce que la justice passe aux ordres du politique. Un prisonnier politique, par nature, ne gagne jamais son procès, y compris défendu par les meilleurs avocats.
À ce sujet, lorsque celui-ci s’est ouvert, le 29 février 2016, l’accusation a annoncé qu’elle présenterait cinq témoins pour faire « la preuve de la culpabilité » du journaliste. Leurs dépositions se font toujours attendre. Restait alors à attendre le rapport d’un «expert en cybercriminalité» commandé par le commissaire du gouvernement. Son travail a été rejeté par le tribunal qui a, finalement, nommé un collège d’experts dont les conclusions n’ont pas permis de confondre Ahmed Abba pour «complicité» avec Boko Haram, comme l’entendait l’accusation.
L’avocat d’Ahmed Abba, Me Charles Tchoungang, soutient notamment que pendant le procès, l’infraction de blanchiment des actes de terrorisme n’a pu être vérifiée. Il entend sur cette base en obtenir l’abrogation en appel. «Nous pensons qu’il faut que ce dossier soit réexaminé par des juges qui n’ont pas la passion, ni la pression qui a entouré ce dossier pendant 23 mois, a-t-il expliqué. On vous dit : vous avez blanchi les produits du terrorisme. Mais on ne vous dit pas quel est le produit que vous avez blanchi. A-t-on saisi des armes, des véhicules ou des munitions qui auraient été sous-traités par un agent terroriste à M. Abba pour le blanchir ? La réponse est non.»
Par ailleurs, ces prisonniers, pour la plupart, sont aussi embastillés, non pas dans des prisons conventionnelles mais dans des institutions militarisées ou de sécurité dite maximale, ce que le président du CL2P, Joël Didier Engo, a appelé des “mouroirs concentrationnaires”.
Le cas d’Ahmed Abba montre, encore une fois, un gouvernement qui abuse de la notion de raison d’État afin d’inféoder la justice et de la placer sous ses ordres.
Inconstestablement, les methodes de destrution rapide et lâche du régime de Paul Biya ne méritent rien de moins qu’une vigilance implacable. Car elles sont, sans aucun doute, opportunistes, irresponsables, et cruelles. Mais la crise post-vérité / post-réalité que connaît le Cameroun invite également au renouvellement des idées sur le terrain de la contestation épistémique, consistant à questionner l’autorité des savoirs officiels, précisément dans leur rencontre ou confrontation avec des contre-connaissances et analyses contradictoires, voire opposées. Les enjeux en présence dans la crise actuelle nous permettent donc d’apercevoir l’étendue de la machine à déformation des faits, puis celle de l’orchestration des mensonges, eux-mêmes déclinés en véritables catégories de savoirs-pouvoirs intégrés à la lutte de pérennisation d’une dictature, pour laquelle uniquement certaines vérités – ses vérités – sont autorisées, pendant que toutes les autres doivent systématiquement être réprimées. Ces vérités voulues officielles sont naturellement enrôlées pour le maintien de l’ordre établi et dominant de Paul Biya depuis bientôt quarante ans, et n’ont en réalité jamais été une affaire de Justice.
Olivier Tchouaffe, PhD, contributeur du CL2P
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English version
Cameroon, Ahmed Abba’s Trial: Radio France Internationale, Journalistic transparency, and State reason in Yaoundé
By Olivier Tchouaffe, PhD, CR2P contributor
Ahmed Abba, the RFI correspondent in the Hausa language based in Maroua, Cameroon, in the north of the country, was convicted of “whitewashing terrorist acts of the Boko Haram”.
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According to Achille Mbembe, Ahmed Abba is a hostage of a dictatorial regime that wants to use pretexts to mask the shortcomings of the army and intelligence services. Indeed, Ahmed Abba is being punished as a combat strategy to Mau Mau the national press and the desire to criminalize the profession of journalist in Cameroon, according to Denis Nkwebo, president of the National Union of Journalists of Cameroon. Because everything that is reproached to Ahmed Abba is to have been a great professional journalist. At no time in this trial, we were given proof that he was involved in something serious. The press has so far been under silent oppression, and the condemnation of Ahmed Abba is a strong message to journalists who still dare to practice this trade in this country where we are told every day that we are in a democracy. “In effect, the Abba’s trial is another evidence of the shameful record of the regime of Yaoundé in terms of free speech and censorship to a profession for whom the system has rarely worked, and who have long suffered its brutality.
What should also be remembered from the intervention of Mr. Issa Tchiroma Bakary, the robotic enforcer of the dominant ideological script and authorized truths, however, is the recognition that indeed part of the Cameroonian territory is occupied by the Boko Haram whereas this same griot vowed many times that no square centimeters of the Cameroonian territory is occupied by the Boko Haram.
The issue of journalistic transparency is an ethical necessity to clarify what counts as fact and falsehood, and the hard work of opening to skepticism the armature of distortion and erasure necessary for maintaining the epistemic order of a post-truth/post-fact world.
Thus, how to differentiate political fiction and state reason is a practice of citizenship.
WikiLeaks and Edward Snowden have shown us that total transparency does not necessarily lead to better days for democracy. On the other hand, a government that is “transparent” like the regime in Yaoundé can always use the state reason against anything is perceived to constitute an opposition to the regime. In this Orwellian world, journalists become “pseudo-journalists,” top executives of the state, “shabby thieves and bandits of common law” according to Issa Tchiroma Bakary, Cameroonian minister of communication and government spokesman. Mr Tchiroma draws his discursive life not from any basis in truth but from its cynical wink-and-nod appeal to the partisans of the status-quo and the dictatorship.
Each of his discredited declarations are the stuff of propaganda resting not on the power of evidence but on that of gut-level, intuitive beliefs generated by Jean-Francois Bayart’s politics of the belly. The propagandist, know-nothing excesses of are the product of long organized truth produced the power-knowledge of the dictatorship. As such, it is clear that a dictatorship can never admit that political purges exist. It would be a shooting itself in the face and recognizing that the political system is not democratic. Political or “shabby” prisoners should therefore be tried as ordinary criminals. The problem is that these so-called ordinary prisoners are tried by special or even exceptional courts (like the Special Criminal Court in Cameroon) and that their investigation files do not follow the traditional judicial channel, but are often educated by special services in the name of national security or simply by the prince.
Among other things, the accused cannot appear freely, is systematically placed in pre-trial detention, even though he should normally enjoy the status of a common law defendant at least until the judgment is pronounced. According to Le Monde, since his arrest in Maroua, at the end of July 2015, Ahmed Abba, did not cease, when possible, to claim his innocence. Two weeks after his arrest, he was transferred to the capital, held incommunicado for three months on the premises of the Directorate General of External Research, where, according to his testimony at the bar, the intelligence services tortured him for days. His ordeal continued in prison, where he was chained for several days. And his trial was a perfect illustration of the Kafkaesque character of Cameroonian justice.
This privatization of the judicial record has an impact on the defense, as lawyers generally do not have or partially access all files in the name of national security. Moreover, in a political procedure, the verdict is predetermined in advance because justice passes to the orders of politics. A political prisoner, by nature, never wins his trial, including defended by the best lawyers.
On this subject, when Abba’s trial opened, on 29 February 2016, the prosecution announced that it would present five witnesses to prove the “guilt” of the journalist. Their depositions are still waiting. It was then to wait for the report of a “cybercrime expert” commissioned by the government commissioner. His work was rejected by the court which finally appointed a panel of experts whose findings did not convict Ahmed Abba for “complicity” with Boko Haram, as the prosecution intended.
Mr. Charles Tchoungang maintains that during the trial, the offense of whitewashing terrorist acts could not be verified. It therefore intends to obtain its revocation on appeal. “We believe that this matter needs to be re-examined by judges who do not have the passion, nor the pressure that has surrounded this file for 23 months,” he explained. You are told that you have laundered the proceeds of terrorism. But you are not told what product you have laundered. Have we seized weapons, vehicles or ammunition that were allegedly subcontracted by a terrorist agent to Mr. Abba to launder him? The answer is no. “
Moreover, these prisoners, for the most part, are also embalmed, not in conventional prisons, but in militarized or so-called maximum security institutions, which CR2P president Joel Didier Engo, called “Concentration death camp”.
The case of Ahmed Abba shows, once again, a government that abuses the notion of reason of state to infect the justice and place it under orders.
Certainly, the fast-and-loose proclivities of the Biya’s administration deserves nothing less than relentless vigilance for they are, quite without doubt, opportunistic, irresponsible, and dangerous. But the post-truth/post-fact crisis also invites insights about a whole terrain of epistemic contestation that marks the authority of official knowledges precisely in their encounters with unpalatable counter-knowledges. The stakes of the current crisis, then, also allow us glimpses of the disciplinary modalities of facts and falsehoods themselves as categories of power-knowledge embedded within struggles authorizing some truths and repressing others, and enlisted to maintaining the dominant order.
Olivier Tchouaffe, PhD, CR2P contributor