Après avoir lu et relu cette sortie de l’estimable penseur Achille Mbembe…je comprends avec le recul pourquoi la société camerounaise – diasporique et locale – est tant à la traîne dans le concert des nations qui comptent (y compris sur le continent africain) et éprouve tant de difficultés à s’inscrire dans une dynamique constructive: une sur-dimension comme nulle part des égos – au demeurant très brillants – mais irrépressiblement incapables d’être ou de s’inscrire collectivement dans une dynamique active, en taisant les retentissements avec leur lot de dénigrements permanents.
C’est aussi en partie ce qui explique la persistance d’une dictature aussi brutale et sauvage dans ce pays, qu’on aurait tort de réduire ou d’associer uniquement à la seule personne de Paul Biya, parce qu’il s’agit d’abord ici d’une véritable manière d’être, d’un état d’esprit, presque devenu un héritage culturel.
En cela l’arrestation extra-judiciaire de Patrice Nganang (dont je ne partage pas les méthodes, loin de là) nous apprend beaucoup sur nous-mêmes, ressortissants du Cameroun. Elle devient au fil des jours une expérience très riche d’enseignements.
Joël Didier Engo, Président du CL2P
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On ne peut pas être de tous les combats. Il y en a qui valent la peine. Parce qu’on les choisit soi-meme. Et surtout parce qu’au-dela de soi, quelque chose de fondamental, voire d’historique, s’y joue.
Il y en a d’autres – luttes venales dans un canniveau – qui ne valent pas la peine. Ou qui seraient mieux menes par d’autres.
EN VERITE
J’aurais voulu, cette fois-ci, non pas m’abstenir, mais me tenir a l’ecart, et pour toutes sortes de raisons que j’aurais voulu ne point repeter ici, par respect pour tous. Mais puisque, de toutes parts, on me somme de prendre position ou de m’expliquer, je vais le faire, et en verite.
Nganang Patrice? Voici en effet un personnage que je n’ai jamais rencontre de ma vie, mais qui, par la force des circonstances, m’a force a ne nourrir a son egard qu’aversion et dedain, indifference et mepris.
C’est qu’a deux reprises, l’une des petites universites d’Etat de New York dans laquelle il exerce m’a demande de rendre un jugement sur son oeuvre. Dans le systeme universitaire americain, ce genre d’exercice – a savoir le jugement par ses pairs – est une coutume a laquelle les autorites ont generalement recours, notamment dans des affaires de promotion interne ou d’allocations de bourses de recherche.
La premiere fois, je me suis acquitte de bonne grace de cette tache. J’avais alors emis un jugement favorable, sur la base d’un texte, Temps de chien, qui malgre ses tatonnements et approximations, laissait croire a l’epoque que l’impetrant avait en lui les ressources d’une honorable carriere dans l’ecriture. Encore eut-il fallu faire preuve de constance, de travail sur soi et de depassement.
Pour que les choses soient claires, je dois ajouter que ce genre de sollicitations, j’en recois tres regulierement.
La deuxieme fois – il y a deux ou trois ans – la petite universite d’Etat de Stonybrook m’a adresse la meme demande. Il fallait, une fois de plus, prononcer un jugement sur l’oeuvre de Nganang Patrice. Cette fois-ci, je me suis abstenu non par malice, mais pour de profondes raisons ethiques que j’avais, jusqu’a present, tenu a garder pour moi.
En effet, entre la premiere evaluation et cette nouvelle sollicitation, je n’avais veritablement pas suivi le travail academique de l’interesse. J’etais en plein projet d’ecriture, et me replonger entierement dans tous ses ecrits aurait consomme beaucoup de mon temps alors que je n’en avais guere. Par ailleurs, il n’etait pas question de prononcer un jugement de complaisance qui eut porte atteinte a mon integrite et a ma reputation. Je decidai par consequent de ne point repondre affirmativement a la demande de Stonybrook.
Ce n’etait pas l’unique raison. Il se trouve qu’au cours de la periode separant la premiere evaluation de la deuxieme, la plupart de ce qu’il m’avait ete donne de lire de Nganang Patrice – et dont il etait manifestement l’auteur – consistait en diatribes dans les journaux et les medias sociaux.
LE SUJET DELIRANT
Dans la plupart des ces interventions sans aucun lien avec ses fonctions academiques ou d’ecrivain, il s’agissait de propos de caniveaux, tout a fait incoherents, symptomatiques non pas d’une ecriture fut-elle surrealiste, mais d’une vie manifestement blessee.
Blessure contre nevrose, diraient les neuro-psychanalystes. En effet, l’on n’avait affaire ni a un ecrivain, ni a de la litterature.
L’on avait affaire a un sujet delirant, voire hallucine, ou peut-etre les deux a la fois, dont chaque mot et chaque phrase temoignaient d’un profond traumatisme en meme temps que d’une extraordinaire propension mimetique a faire souffrir.
Dans ces propos ou se melaient sadisme, masochisme, pulsions tribalistes et pulsions de destruction, sexualite perverse, obsession des testicules et autres combats contre toutes sortes de moulins a vent, etaient charriees toutes sortes de choses plus propres a l’observation clinique qu’a la critique proprement academique.
Je veux bien que, pour des raisons tenant a la compensation narcissique, nous nous comparions (ou que l’on nous compare) a Mongo Beti, Victor Hugo ou Voltaire. Ayant tout de meme lu les uns et les autres, Sony Labou Tansi et le Marquis de Sade y compris, je puis assurer qu’il n’y a, chez aucun d’entre eux, autant de ressentiment, de derivation et deplacement des figures de la haine, du sadisme et de la perversite.
Ne pouvant faire de telles observations la matiere de mon jugement sans causer du tort a la carriere de l’impetrant, je declinai tout simplement la sollicitation de son universite. Pour son bien et celui de son institution, tant le devoilement de tels propos aurait plonge dans un doute moral tres profond la majorite des parents des etudiants americains dont il a la charge.
Depuis lors, il a entrepris de monter contre moi une odieuse et interminable cabale faite de calomnies, de mensonges ehontes, d’attaques ad hominem, qui m’ont oblige a un moment de recourir a un avocat, avant que plusieurs aines ne me supplient de retirer ma plainte.
Mais oublions tout ceci et prononcons-nous sur le cas d’un homme enferme dans une cellule, peu importe qu’il veuille en sortir ou qu’il juge, pour des raisons d’opportunisme, d’en tirer je ne sais quel benefice.
Dans les satrapies de l’ancienne Afrique Equatoriale Francaise, les enlevements de personnes presumees innocentes, les detentions arbitraires, la torture dans les commissariats de police, voire les executions extra-judiciaires relevent malheureusement de faits divers. La brutalite ne s’est pas s’est pas seulement faite banalite. La violence, lapidaire, est devenue la raison d’etre d’un Etat qui n’hesite point a l’exercer liberalement, que ce soit contre ses ennemis putatifs ou, lorsqu’il le faut, contre les siens.
FAIRE UNE PLACE AU FOU PARMI NOUS
Monsieur Nganang Patrice en est la derniere victime. Presque collaterale puisqu’en rigueur de terme, il ne represente aucune menace objective pour le regime de Monsieur Paul Biya. Mais n’a-t-il pas jure qu’il abattrait volontiers l’autocrate (une balle a la face) si jamais il se retrouvait devant lui, un fusil a la main? Esbrouffe si on veut etre genereux. Exemple caracterise de schizophrenie si on veut etre serieux.
Et donc, pour ce qui me concerne, chaque jour supplementaire que Nganang Patrice passe dans sa cellule est une distraction, et de distractions, nous ne pouvons pas nous en permettre dans les conditions que vit actuellement le Cameroun.
Il faut donc le relacher et au plus vite.
Sa detention – banale aux yeux d’un regime qui a fait de la corruption, de l’intimidation et de la brutalite son mode privilegie de fonctionnement – constitute-t-elle l’evenement historique que ses partisans veulent bien lui octroyer?
Evenement hysterique, sans doute. Historique? Non.
Mais surtout evenement typique du “complexe de Cain” qui semble avoir pris possession de bien des notres.
Car, c’est vrai – et on ne s’en est pas suffisamment rendu compte – qu’un certain mode d’exercice du pouvoir a produit, chez nous, d’innombrables blesses, des sujets hallucines, des gens victimes de toutes sortes de lesions, de traumatismes, de tumeurs, d’encephalites, litteralement disloques, terrasses par toutes sortes de troubles, y compris de schizophrenie, d’autismes, de nevroses et d’epilepsies, d’obsessions compulsives, de syndromes d’hyper-activite, de deficit d’attention.
La plupart des lesions dont ils ont ete victimes sont de nature cerebrale. Ces lesions cerebrales donnent lieu a des formes d’agitation politique entierement faits de pulsions de destruction et de negativite. De tels sujets s’epuisent dans toutes sortes de luttes de caniveaux, persuades qu’ils sont que le pouvoir se trouve a portee du caniveau.
Le malheur du pays est que nous sommes sur le point d’etre coince entre deux figures de la demence. D’un cote une folie qui repand le sang, et de l’autre une autre qui en appelle a faire de meme, au nom d’une pseudo-liberation. Elle revet le masque de l’ecriture et de la fiction tout en sachant tres bien que la vie n’est pas une fiction. Elle est faite de chair et de sang d’hommes et de femmes reels.
Au demeurant, la fonction de l’ecriture n’est pas d’en appeler au meurtre. Elle est d’interpeller les consciences, dans le but d’elargir les espaces de liberte et de dignite, y compris pour nos ennemis. Deshumaniser les autyres et en appeler a repandre le sang d’autrui fait partie du complexe de Cain. Notre lutte pour un autre Cameroun ne vise pas a remplacer une jungle par une autre. Si je peux impunement en appeler a repandre le sang d’autrui, qu’est-ce qui empeche cet autrui d’en appeler a mon meurtre?
Je ne signerai donc aucune petition, car il n’est pas question d’apporter je ne sais quel soutien a des appels au meurtre, fut-il celui du tyran. La politique de la resistance et de la liberte n’a rien a voir avec la democratisation des assassinats extra-judiciaires. Nous nous debarrasserons de la tyrannie par une pratique ascetique de la justice et non de la vengeance.
Je ne soutiendrai pas non plus les combats qui se font au nom du virilisme du genre, “mes couilles sont faites de pierre alors que les tiennes sont molles”. Je ne signerai pas de petitions parce que je ne soutiens pas la diffamation, les attaques grossieres contre les femmes, les prostituees inclues. Cette sorte de masculinisme ehonte doit etre condamnee.
VITE, RELACHEZ-LE !
Ceci dit, les autorites de Yaounde doivent laisser partir Monsieur Nganang Patrice.
Le fait qu’il dispose de la double nationalite ne doit pas leur servir de pretexte pour l’expulser ou pour le bannir du territoire camerounais, sous pretexte qu’il aurait enfreint les lois concernant l’immigration legale.
Il faut le sortir de sa cellule parce que tout pays et toute societe ont besoin de quelques bouffons, voire de quelques fous.
Il nous faut faire de la place aux fous et aux bouffons dans notre societe.
Il y a longtemps que Nganang Patrice ne represente plus la figure de l’ecrivain. Il y a longtemps qu’il a sciemment ou non endosse la figure du fou, victime hallucinee parmi d’autres des lesions cerebrales que la tyrannie postcoloniale a manufacture chez nous, l’esprit de demence qui menace la plupart des jeunes, et le nihilisme politique et culturel qui en est le langage.
Ce dont Nganang a besoin, ce n’est pas de croupir dans une sordide cellule. C’est de continuer a etre, parmi nous, la figure vivante de la decheance – y compris de la raison et de la mesure – que le pouvoir politique postcolonial a fabrique.
Aux autorites de Yaounde, je dis donc: liberez Nganang, ce personage grossier et execrable, sulfureux et schizophrene, que vous avez invente.
Il est notre Cain.
Mais surtout, essayons de rebatir notre pays sur la base d’une autre ethique, non pas celle du catastrophisme et du nihilisme, mais celle d’Abel.
Par Achille Mbembe | Cameroon-Info.Net
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ACHILLE MBEMBE : POURQUOI TANT DE HAINE ?
J’aurais cru à un « fake » si son style n’était si reconnaissable. Oui, c’est bien Achille Mbembe qui a écrit ce texte suintant le ressentiment, voire la haine à l’égard de Patrice Nganang. J’en suis consterné. Je l’imagine souffrant mille morts à s’imposer le silence alors qu’il aurait tant voulu se payer l’insolent qui l’a agoni d’insultes pendant des mois. Il avait décidé de prendre de la hauteur. Il en a été blessé. Nous aussi. Excédés par ce spectacle navrant, voire obscène, nous avons essayé d’y mettre un terme en adressant une lettre ouverte à Patrice Nganang. Il ne m’a pas écouté même si, lassé de se battre sans adversaire, il a fini par s’arrêter. En ce moment-là, pour notre illustre aîné, le silence c’était la dignité. Nous l’avons trouvé digne. Je dois préciser qu’en dépit de quelques échanges téléphoniques et électroniques, je n’ai jamais rencontré Monsieur Mbembe. J’aurais pu privilégier la très cordiale relation qui me liait alors à Patrice Nganang, que j’ai rencontré à plusieurs reprises. Cela ne m’a pas empêché de ferrailler auprès de la rédaction de Jeune Afrique pour que nulle pige rémunérée ne lui soit plus attribuée en raison de ses outrances et écarts langagiers. Cette « censure » a duré plus de deux ans. Période pendant laquelle il s’est calmé, occupé à construire des ponts et des écoles au Cameroun avec son association.
Arrêté en violation des règles de procédure, jeté en cellule, Nganang est un citoyen qui a besoin d’aide. A l’en croire, des gens ont pressé Mbembe d’y contribuer. Il aurait mieux fait de s’abstenir. Je suis déçu que l’un des meilleurs cerveaux de notre pays n’ait pas résisté à l’envie de frapper un homme à terre. « Vite relâchez-le », écrit-il. Ce dont Nganang a besoin, ce n’est pas de croupir dans une sordide cellule. C’est de continuer à être, parmi nous, la figure vivante de la déchéance… », poursuit Mbembe. C’est si féroce. Et finalement si Camerounais ! Au langage fleuri de Nganang, il répond avec l’élégance condescendante de son écriture et la cruelle délectation de celui a longtemps macéré dans le vinaire le plat de sa vengeance. N’en jetez plus ! Je vois déjà les d’écrivains qui ont signé la pétition pour la libération du trublion écarquiller les yeux en lisant ce festival de mesquinerie. C’est nous. C’est le Cameroun.
SIGMUND MBEMBE
Comme pour accabler l’objet de son courroux, Mbembe nous entraîne – et nous étrille -, nous autres, soutiens de Patrice Nganang, en convoquant cette science ésotérique – et contestée – qu’est la psychanalyse. Il condescend à s’exprimer sur cet « Événement hystérique », mettant en scène ce « sujet agité », qu’il exclue d’autorité du monde des lucides par un méprisant « Faire une place au fou parmi nous ». Et Mbembe de poursuivre que « C’est vrai – et on ne s’en est pas suffisamment rendu compte – qu’un certain mode d’exercice du pouvoir a produit, chez nous, d’innombrables blessés, des sujets hallucinés, des gens victimes de toutes sortes de lésions, de traumatismes, de tumeurs, d’encéphalites, littéralement disloques, terrasses par toutes sortes de troubles, y compris de schizophrénie, d’autismes, de névroses et d’épilepsies, d’obsessions compulsives, de syndromes d’hyperactivité, de déficit d’attention. »
Constatons qu’en posant ainsi son diagnostic, le docteur Mbembe considère avoir échappé aux psychopathologies qui nous gouvernent. Qui nous dit que ce dépit amoureux qui étreint tout Camerounais contraint à l’exil n’a pas chez lui, dégénéré en déprime ? Peut-être s’est-il guéri mais ne nous a rien dit du traitement qu’il se réserve. Au bout du compte, ne sommes-nous pas un peuple de polytraumatisés ? Le premier étant Paul Biya, depuis que la Garde Républicaine a tenté de l’assassiner le 6 avril 1984 ? Ne sommes-nous pas tous traumatisés par le Napalm déversés sur nos villages, les têtes coupées des maquisards, les empoisonnements de Genève, les exécutions de Bafoussam et de Mbalmayo, les sépultures profanées de Conakry … Ne sommes-nous pas tous des Nganang en sommeil ?
Rappelons des évidences : Ce dont il est question dans cette affaire c’est de respect des libertés fondamentales. Et en matière de libertés, il n’y a pas d’absolu. Nous nous battons pour en obtenir et en conserver. Pire, nous perdons celles pour lesquelles nous cessons de nous battre. Dans cette bataille, un “fou” entreprenant peut perdre. Mais un “sage” qui parle plus qu’il n’agit a déjà perdu.