La France dans la nasse tchadienne
Devant la morgue de l’hôpital général de N’Djamena, ils sont une centaine, ce samedi 1er mai, à attendre sous un soleil de plomb les dépouilles de Yannick et Bruno, deux de leurs jeunes « martyrs », tombés quatre jours plus tôt lors des manifestations qui ont enflammé la capitale tchadienne et plusieurs villes de province.
Bandeau rouge ou noir au front, au milieu des pleurs et des chants funéraires, la colère s’exprime au moins autant contre le groupe d’officiers qui s’est saisi du pouvoir après la mort subite du président Idriss Déby Itno que contre la France, perçue comme leur premier soutien.
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Le discours d’Emmanuel Macron lors des obsèques de cet « ami courageux », affirmant que « la France ne laissera jamais personne menacer, ni aujourd’hui ni demain, l’intégrité et la stabilité du Tchad » a été entendu comme un adoubement sans condition de l’installation à la tête de l’Etat du général Mahamat Idriss Déby Itno, l’un des fils du défunt.
La condamnation, quatre jours plus tard, de la répression des manifestations qui ont fait entre six et onze morts, l’affirmation que la France ne soutiendra pas « un plan de succession » ou le rappel que Paris défend une transition « démocratique et inclusive » ne semblent avoir été d’aucun effet.
« Un deal sécuritaire »
Un drapeau du Tchad porté comme une cape, Noubasra Ida tient à faire entendre que son pays n’est pas « une sous-préfecture » de la France. Autour de lui, ses compagnons menacent, après avoir vandalisé deux stations Total, de s’en prendre systématiquement aux intérêts de l’ancienne puissance coloniale, de « renvoyer tous les Français », ou que « toute l’Afrique va entrer en rébellion contre la France ».
Le temps n’est pas à la modération, mais à l’expression d’une exaspération qui traverse une bonne part de la jeunesse de l’Afrique francophone, désinhibée par la mort du maréchal président. « Beaucoup de jeunes qui n’ont vécu que sous la présidence Déby sont désespérés par l’absence de perspectives. Ils ont besoin d’un bouc émissaire à leur malheur et Emmanuel Macron, par ses propos, a avivé leur colère », explique Remadji Hoinathy, chercheur à l’Institut d’études de sécurité.
Avant de rappeler que « depuis trente ans, les relations franco-tchadiennes ne sont basées que sur un deal sécuritaire. La France, qui n’a pas de vrais intérêts économiques au Tchad, a ici dévoyé ses valeurs en privilégiant un homme fort et en fermant les yeux sur les aspirations du peuple, les droits de l’homme, la gouvernance ».
Le pays, depuis son indépendance, a été le théâtre de sept interventions militaires françaises, soit le plus grand nombre d’opérations en Afrique. Il est notable que l’ardeur au combat des guerriers tchadiens a imprimé une fascination chez bon nombre d’officiers, et que cet Etat largement désertique a toujours été envisagé comme une base de projection de l’armée française : entre 1960 et 1975, le Tchad a reçu 40 % du total de l’aide militaire française, relève Nathaniel Powell, de l’université de Lancaster. Pourtant, il serait abusif de considérer que la politique de Paris a été dictée par un lobby militaire.
Rempart et verrou stratégique
Certes, Idriss Déby Itno, arrivé au pouvoir le 1er décembre 1990 après un rezzou parti du Darfour soudanais, avec à ses côtés un agent de la direction générale de la sécurité extérieure, a toujours su choyer ses relations avec les milieux sécuritaires français, offrant notamment un terrain d’entraînement peu coûteux aux soldats à la différence de Djibouti.
Mais son plus grand talent aura sûrement été d’entretenir auprès des dirigeants français, de droite comme de gauche, l’idée qu’il constituait un rempart et un verrou stratégique dans un environnement régional qu’il avait contribué à déstabiliser. La contrepartie étant de lui laisser les mains libres dans ses affaires internes et de lui prêter assistance quand son régime était menacé par des rébellions venues du Soudan puis de Libye.
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De François Mitterrand à Emmanuel Macron, le Tchad a été un révélateur de la difficulté à réformer la politique africaine de la France. Idriss Déby pouvait bien, à l’occasion, se montrer indocile avec son plus fidèle protecteur, comme lorsqu’il déclara, lors d’un entretien au Monde et à d’autres médias, qu’en 2006 il aurait « souhaité [s]’arrêter après [s]on second mandat. (…) Ils [les Français] sont passés par leurs arcanes et ont changé la Constitution ».
L’ancien chef de l’Etat avait également laissé entendre que la France avait armé les milices anti-balaka en Centrafrique et provoqué des affrontements entre chrétiens et musulmans. Pourtant, Paris a toujours su oublier ses facéties et fermer les yeux sur les pages les plus sombres de son régime, comme la mort de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh, enlevé en février 2008 par des soldats du régime.
« Le taulier de la région »
Au gré des changements de pouvoir en France, Idriss Déby, que l’on a dit mille fois perdu du fait de ses problèmes de santé, des cavalcades rebelles qui menaçaient N’Djamena ou des trahisons en interne, a toujours su trouver des relais utiles à Paris. Si Jacques Chirac, qui considérait le Tchad comme un pays « délimité par les frontières de ses voisins », voyait en lui un moindre mal pour maintenir cette sacro-sainte « stabilité », la guerre au Darfour lui permit de nouer de nouvelles alliances.
Bernard Kouchner fut l’un de ses meilleurs soutiens auprès de Nicolas Sarkozy au nom de la lutte « contre le régime génocidaire et islamiste de Khartoum ». Le général Benoît Puga, chef d’état-major particulier de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, fut également l’un de ses premiers défenseurs auprès de ces deux présidents qui tentèrent un temps de prendre leur distance. Un temps seulement.
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Le renversement le plus spectaculaire se produisit sous François Hollande. Alors que ce dernier tenta de le tenir à longueur de gaffe durant les premiers mois de sa présidence, Idriss Déby eut le coup de génie diplomatique d’engager dès janvier 2013 ses soldats aux côtés des militaires français au Mali. Le ministre Jean-Yves Le Drian, d’abord à la défense puis à la tête de la diplomatie sous la présidence d’Emmanuel Macron, n’a cessé de voir en lui « le taulier de la région » après la déstabilisation de la Libye née de la chute de Mouammar Kadhafi, « le dernier rempart » contre le djihadisme au Sahel.
Une source officielle de l’époque affirme même qu’en plusieurs occasions, l’armée française a bombardé, « sans que personne n’en sache rien » des rebelles tchadiens en Libye. En 2019, sous Emmanuel Macron, les Mirage 2000 basés à N’Djamena, quartier général de l’opération « Barkhane », iront cette fois ouvertement frapper une colonne rebelle.
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En guise de remerciement à « ce partenaire sur qui on peut compter » et qui consacre officiellement plus de 30 % de son budget à des dépenses sécuritaires, Paris a pendant, au moins deux ans, payé le mois de décembre des fonctionnaires tchadiens. Son meilleur allié régional tué officiellement dans un combat où il avait refusé de demander l’appui feu de l’aviation française, Paris ne cache pas son inquiétude pour l’avenir de ce pays où sa relation bilatérale s’est confondue avec le soutien à un homme et son régime. « Le problème est que l’on a jamais voulu penser sans Déby et à l’après Déby », cingle une bonne source. Le moment semble désormais propice.
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