Dans 1 000 ans de joies et de peines (traduit par Louis Vincenolles, Buchet-Chastel, 432 pages, 24 euros), à paraître jeudi 3 février, l’artiste et dissident chinois Ai Weiwei revient sur son parcours et celui de son père, le célèbre poète Ai Qing, qui fut en son temps victime des purges maoïstes. Ai Weiwei évoque aussi sa propre détention, en 2011 : quatre-vingt-un jours durant lesquels la police politique chercha à lui faire avouer un prétendu crime de tentative de subversion du pouvoir de l’Etat, avant de le relâcher sous la pression internationale. L’épisode a contribué à sa décision de partir ensuite vivre en Europe. En voici des extraits.
Bonnes feuilles. Chaque jour, l’interrogatoire commençait à 10 heures du matin et suivait le même mode opératoire : l’enquêteur demandait, je répondais, le scribe notait. Au bout d’une semaine, l’enquêteur Li me dit que ce cas lui donnait l’impression d’avoir une épine dans le dos ou une arête en travers de la gorge. Il dit qu’il espérait le conclure bientôt et qu’il voulait m’éviter la prison. Ce n’était pas très logique pour moi ; ce ne serait sûrement pas aussi simple que cela.
Au cours de l’interrogatoire, me dit-il, il se devait d’être sévère. Mais quelle que fût son insistance, si je ne savais pas quelque chose, je devais dire que je ne savais pas, et si je ne me souvenais pas de quelque chose, je devais dire que je ne m’en souvenais pas, et si je ne voulais pas dire quelque chose, je devais simplement ne rien dire. Il devait sentir que je m’énervais, et c’est pourquoi il m’expliqua cela. Je commençais à me demander : il ne peut pas être de mon côté, si ?
« Ai Weiwei, est-ce que vous vous rendez compte de la situation dans laquelle vous vous trouvez ? », me demandait-il, apparemment préoccupé. « Vous rappelez-vous de l’incident de Xi’an ? » Visiblement, parler d’histoire le mettait de bonne humeur. Il faisait référence à un épisode de 1936 dans lequel Tchang Kaï-chek [président de la République de Chine de 1950 à 1975] avait été pour ainsi dire mis en résidence surveillée par deux de ses généraux pour le forcer à s’allier aux communistes (qu’il combattait) contre le Japon. Sa femme, Song Meiling, avait négocié une solution avec les 314 communistes soviétiques et Tchang Kaï-chek avait dû signer l’accord en six points proposé par ses généraux et ainsi recouvré sa liberté.
« Ai Weiwei, comprenez-vous ? », insista-t-il. « Vous êtes dans la même situation que Tchang à l’époque. Vous avez maudit le Parti communiste, et c’est assez pour vous coller une longue peine de prison. Il faut admettre votre culpabilité pour obtenir un traitement indulgent ; sinon, vous n’avez aucune chance. Si vous perdez, il n’y a pas de marge de manœuvre – vous perdrez tout. En 1936, Tchang Kaï-chek n’était pas content d’avoir à signer cet accord : après avoir essayé d’exterminer les communistes, comment pouvait-il faire équipe avec eux pour combattre le Japon ? Mais il avait un caractère bien trempé, il a serré les dents et a signé, sinon il était fini. » « Vous êtes dans la même situation, dit-il. Si vous n’admettez pas avoir tort, vous jouez avec le feu. »
« Quel tas de conneries ! Vous appelez ça une œuvre d’art ? C’est une attaque flagrante contre l’Etat. » L’enquêteur Xu, interrogeant Ai Weiwei
C’était en contradiction avec ses propos précédents, et je ne comprenais pas pourquoi il me disait tout ça. Un enquêteur, ça trie les faits, mais ça ne tire pas de conclusions. Mais il semblait vouloir me charger de toutes sortes de crimes, et me mettre sous une telle pression que je serais forcé de reconnaître ma culpabilité. Je continuais à répondre à ses questions. S’il voulait vraiment comprendre qui j’étais et ce que je pensais, j’étais tout à fait prêt à le lui dire.
Il me dit que sa femme était enceinte de plusieurs mois, mais qu’il était trop occupé pour rentrer chez lui et prendre soin d’elle, malgré son envie de le faire. Selon lui, son plus grand souhait était d’être avec sa famille. Je trouvais assez déprimant qu’il ne passe pas beaucoup de temps avec sa femme et qu’il n’use jamais d’Internet. Il était en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre – et il payait ses propres factures de téléphone. Chaque jour, j’étais réveillé par un cri, et chaque jour, l’enquêteur Li continuait son inquisition dans ma vie. Nous avions chacun un boulot à faire. (…)
« Que signifie ce majeur pointé ? »
Ici, pratiquement tout était interdit hormis de respirer, et vivre ne semblait pas être bien différent que d’être mort. Li était venu avec un deuxième enquêteur du nom de Xu, qu’il a présenté comme leur chef de groupe et qui allait prendre le relais pour mon interrogatoire. En sortant, Li m’a mis dans la main sa tasse en carton, façon pour lui de me dire adieu.
L’enquêteur Xu avait un tout autre style. Il était prudent, circonspect, et il ne parlait pas beaucoup. Chaque jour, il arrivait à l’heure, bien mis, et quand l’heure arrivait, il se levait et partait sans cérémonie. La cinquantaine, costaud, décidé, il était le genre de personne qu’on appelle en Chine « politiquement fiable ». Chacun de ses gestes indiquait que son boulot était de maintenir la machine gouvernementale en parfait état de marche.
Le sujet du nouveau cycle d’interrogatoires portait sur une photo que j’avais prise. Xu me montrait sur une feuille A4 la photo en noir et blanc où je pointais mon majeur en l’air avec la place Tiananmen en arrière-plan. « Expliquez-moi ce que cela signifie ? » « Cette œuvre d’art a pour titre Etude de perspective, dis-je. C’est un selfie que j’ai pris sur la place Tiananmen en 1994, l’un d’une série avec la même composition. » « Quel tas de conneries ! dit-il. Vous appelez ça une œuvre d’art ? C’est une attaque flagrante contre l’Etat. » Je lui fis remarquer que j’avais pris des clichés similaires devant la Maison Blanche et la tour Eiffel. « Bien, mais ce n’est pas mon problème. Je fais partie de la police chinoise – que la police américaine s’occupe de la Maison Blanche. » Il insista : « Que signifie ce majeur pointé ? » « En Amérique, ça veut dire “fuck”, “niquer”. » « Quid de Tiananmen ? » « C’est un portail de la ville. »
Il commençait à s’énerver. « Quatre-vingt-dix pour-cent de la population mondiale sait que Tiananmen est le symbole de la République populaire de Chine ! Tous les Chinois savent chanter J’aime Tiananmen. »
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Ce qu’il disait était vrai. J’avais appris enfant les paroles de cette chanson, un hymne à la gloire de Mao Zedong datant de la Révolution culturelle. Cette comptine nauséabonde était sans doute l’une des raisons pour laquelle j’avais fait un doigt d’honneur à Tiananmen. « Le premier vers, “Le soleil se lève juste au-dessus de Tiananmen”, n’est pas du tout scientifique », dis-je. Pour faire bonne mesure, j’ajoutai : « Tiananmen est un symbole du pouvoir féodal. » « De quel pouvoir parlez-vous ? Pourquoi ne le dites-vous pas clairement ? Vous voulez dire le Parti communiste chinois, n’est-ce pas ? De quoi avez-vous peur ? »
Je n’allais pas nier de but en blanc le fondement de ses accusations, et je n’avais pas peur non plus d’endosser la responsabilité de mes actions. Ce à quoi je m’opposais, c’était à l’interprétation politique grossière qu’il faisait de mon travail. Si j’en approuvais sa lecture, mon art n’aurait plus de raison d’être. Mais il me demandait qu’est-ce que j’entendais par « pouvoir » de Tiananmen, et je lui répondis : « Son pouvoir réside dans sa domination écrasante du discours, et il s’en sert pour limiter la liberté individuelle. » « Quelles inepties ! », dit-il.
Cet échange nous rendit tous deux furibonds. Il n’arrêtait pas de hausser la voix, et je lui demandais pourquoi il avait besoin de crier. C’était sa façon de parler, dit-il. J’ai vite regretté de l’avoir défié sur ce terrain, parce que lorsqu’il baissa la voix et parla doucement, je trouvais cela encore plus déconcertant. (…)
Un « ennemi de l’Etat »
La nuit du 3 juin [2011], le tonnerre grondait et les éclairs fusaient, au milieu du vent et de la pluie. Je plongeais dans un songe, imaginant l’armée écrasant les manifestants vingt-deux ans plus tôt sur la place Tiananmen. Chaque fois qu’il faisait mauvais temps, la compagnie de mes proches me manquait encore plus. Sans eux, je n’étais qu’une coquille vide, comme les mues de cigales collées aux arbres dans la cour de [son atelier dans le quartier de] Caochangdi après les premières pluies de printemps, transparentes et creuses.
Maintenant, en tant qu’ennemi public, j’étais l’égal de mon père. Avec quatre-vingts ans d’écart, dans le même pays, des infractions similaires nous permettaient de nous réunir
Passé le jalon des cinquante jours de détention, l’enquêteur Xu devenait de plus en plus maussade : il n’avait plus rien à dire. Il me demanda de bien considérer ma situation, et d’évaluer combien de temps je méritais d’être emprisonné compte tenu des crimes que j’avais commis. Je lui dis que je n’en avais aucune idée. Je ne pensais pas avoir enfreint la loi, et j’avais encore moins de connaissances pour savoir comment une condamnation était fixée.
Il ne prit pas de gants : je pouvais m’attendre à prendre dix ans. « N’ayez aucune illusion, me répétait-il, vous sortirez un jour, mais [votre fils] Ai Lao sera grand, et votre mère aura peut-être disparu. » Ceci me rendit très malheureux. J’étais écœuré par sa façon de parler ainsi de ma famille, dans le seul but de m’anéantir. Selon lui, j’étais un « ennemi de l’Etat », et je ne pouvais pas simplement continuer à faire de l’obstruction. Selon sa logique, je devais me repentir de mes crimes ; ce n’est qu’ainsi qu’il pourrait venir à mon secours et alléger mon châtiment.
Maintenant, en tant qu’ennemi public, j’étais l’égal de mon père. Avec quatre-vingts ans d’écart, dans le même pays, des infractions similaires nous permettaient de nous réunir.
« Vous avez tort, me dit Xu, lui et vous appartenez à des époques différentes. »
Voir une sélection d’œuvres : Ai Weiwei, l’art du scandale
Il n’avait plus de questions pressantes, seulement des avertissements à donner. « Personne ne quitte ces lieux sans s’être rendu. Un meurtrier doit savoir que de plaider coupable ne le sauvera pas de la peine de mort, mais il finira par avouer. » « Pourquoi ça ? », demandai-je. « Tout ce qu’il faut de notre part, c’est de la patience et de la détermination », dit-il, le regard distant.
Le lendemain, Xu me demanda de lui faire confiance. Dans le cas contraire, je perdrais ma dernière occasion. Après avoir dit ça, il se fit plus calme, dégonflé comme un ballon percé.
Il comprenait que je n’étais pas quelqu’un de mauvais, me dit-il – juste un trublion. Je fus surpris de voir qu’en cette phase finale, il semblait soudain avoir mieux compris les choses : tout ce que je faisais était une forme de dadaïsme, déclara-t-il – ma spécialité était la subversion culturelle. Duchamp avait été un destructeur aussi, ajouta-t-il.
A la fin, dit-il, à la lumière de ce qu’il savait de moi, même si j’écopais de dix ans, je serais le même à la sortie. « Ai-je raison ? », demanda-t-il. « Oui, répondis-je. Même si vous menacez de me tirer dehors maintenant et de me fusiller, ma position ne changera pas. »
Plusieurs jours passèrent sans interrogatoire, et les gardes me dirent que cela pouvait signifier deux choses : soit que j’allais rentrer chez moi, soit qu’on allait me passer la casaque jaune – l’uniforme obligatoire dans un centre de détention.
Le 22 juin, l’enquêteur Xu entra dans la pièce, mais ne prit pas la peine de s’asseoir. « Rassemblez vos affaires, vous rentrez chez vous », dit-il. Il me tendit un sac en plastique dans lequel je rassemblai mes vêtements et autres effets, il me fit signer la liste des choses que j’avais pu acheter en prison que je pouvais emporter : la brosse à dents, le savon, la lessive, une bassine, six cintres et une paire de sandales en plastique. Le coût de ces objets avait été déduit du contenu de mon portefeuille. Ils garderaient mon passeport pour le moment, dit-il.
On me banda les yeux pour la dernière fois et un garde me fit monter dans un véhicule – celui qui m’avait dit une fois : « Ici, tout ce qu’ils disent est faux, il n’y a rien de vrai. » Il avait aussi dit que dès la fin de sa première journée dans l’armée, il regrettait déjà de s’être engagé.
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Lorsqu’on m’ôta le bandeau des yeux, je me trouvais dans une grande salle de conférences. Le garde se tenait droit à côté de moi, le regard sombre et fatigué pointé devant lui. La prise qu’il avait gardée pendant quatre-vingt-un jours allait lui échapper. On m’autorisa à aller aux toilettes au bout du couloir et, pour la première fois depuis des semaines, je pus voir sous une lumière blafarde mon visage dans le miroir. Un vieux bonhomme mal fagoté, hirsute, qui retenait son pantalon d’une main.
Ai Weiwei
Le Monde