L’auteur de L’Immeuble Yacoubian est en transit à Marseille. Depuis le 18 février, Alaa el-Aswany y est en résidence d’écriture. Celle-ci devait durer jusqu’au 10 juillet, et être entrecoupée de signatures en Suisse, Italie, Espagne et Grèce pour la sortie (décalée en mai) de son essai Le Syndrome de la dictature aux éditions Actes Sud. Tout est annulé. Et son retour à New York, où il vit désormais, n’est pas programmé.
Nous avions rencontré Alaa el-Aswany au Caire en 2018. Un an plus tard, l’écrivain, constamment menacé par le pouvoir égyptien, avait fini par émigrer à New York, en enseignant dans les universités américaines. Dans cette phase immobile, un temps suspendu auquel les écrivains au travail sont habitués, il fait part de son inquiétude sur la gestion de la pandémie par le président égyptien Sissi.
Le Point : Comment vivez-vous votre confinement marseillais ?
Alaa el-Aswany : J’aurais pu repartir à New York, autorisé à cela comme résident, puisque tout mon programme a été annulé ici, mais ma famille m’a recommandé de rester encore quelques semaines, pour éviter de prendre un avion avec 500 personnes, et sachant que je ferais là-bas la même chose qu’ici : écrire. La solitude pour un écrivain, c’est quelque chose de bien, je la recherchais aussi en Égypte en allant écrire dans une maison loin du Caire. Donc, ici, je lis et j’écris. J’habite un bâtiment du XIXe construit pour les astronomes français, où les appartements des professeurs portent des noms de planète. Moi, je vis sur Saturne.
Dans votre chronique sur le site en langue arabe de la radio allemande, Deutsche Welle Arabic, vous appelez à libérer les prisonniers politiques en Égypte dans le contexte de la pandémie du coronavirus.
Oui, j’ai consacré ma chronique à cette catastrophe que sont les prisons où l’on peut voir jusqu’à 20 personnes dans la même cellule ! Imaginez la transmission du virus dans ce contexte, non seulement entre prisonniers, mais chez les soldats, officiers et tout le personnel. Il y a environ 60 000 prisonniers en Égypte, selon les ONG. En écho à Amnesty International, j’en appelle à ce que ces milliers de prisonniers politiques arrêtés par le régime pour avoir écrit ou exprimé une opinion, mais qui ne sont pas encore passés devant un juge, rentrent chez eux. En étant supervisés s’il le faut. Mais en libérant la place pour les autres. Les prisons, c’est vraiment une bombe. Dans la situation actuelle, c’est un crime de les laisser dans cet état.
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Le président égyptien a renvoyé la correspondante du Guardian, et pas seulement elle, pour avoir publié des chiffres sur l’épidémie différents de ceux délivrés par le gouvernement… Que pensez-vous de la gestion par Sissi de la crise ?
C’est typique du comportement d’un dictateur. On n’a pas le droit de savoir, tout est fait pour l’image, et non pour dire la réalité. En ces moments, et même si je suis opposant au dictateur, j’aimerais qu’il soit capable de sauver des vies, d’expliquer à la population d’une manière très claire ce qu’il faut faire pour se protéger, et je suis sûr que les gens vont réagir correctement, si l’on cesse de les considérer comme moins intelligents qu’ils ne le sont… Mais la machine de propagande est plus forte que jamais et si l’on dit quelque chose qui est contradictoire avec ce que le gouvernement déclare en ayant, par exemple, un compte Facebook avec 5 000 abonnés, c’est la prison pour dix ans ! Que voulez-vous, les militaires sont au pouvoir depuis 1952 et l’on découvre maintenant que l’on n’est pas équipé ? Les médecins qui font un remarquable travail et nous protègent sont très mal payés. Le régime paye les juges, la police et l’armée. C’est tout. Et Sissi dépense des milliards pour la nouvelle capitale, pour la mosquée la plus grande d’Afrique…
On rejoint le sujet de votre essai à paraître en mai, Le Syndrome de la dictature ?
Mais oui, car j’y analyse les étapes par lesquelles tous les dictateurs en passent : d’abord, ils monopolisent le pouvoir en écartant même ceux qui l’ont aidé. Ensuite, ils travaillent à leur gloire avec un projet faramineux. Troisième étape : ce que j’appelle la décision fatale. Quand Hitler a décidé d’attaquer la Russie, Mussolini la Grèce, quand Saddam Hussein décide d’envahir le Koweït, ou encore Nasser en 1967 et Bokassa qui se sacre empereur. Le dictateur est devenu un dieu. Il n’écoute plus rien. C’est la catastrophe. On le voit aujourd’hui avec Erdogan qui amorce la troisième étape en envoyant des troupes en Syrie. Et pour en revenir à la pandémie, que voit-on en Égypte ? Une ministre de la Santé qui n’est absolument pas au niveau. Il y a des centaines de professeurs de médecine en Égypte qui agiraient beaucoup mieux que cette dame, mais le dictateur ne veut que des gens qui obéissent…
Dans quelle mesure la pandémie est-elle présente dans votre vie ?
Je résiste en essayant de trouver l’aspect positif de cette solitude créative, mais j’ai peur comme tout le monde. J’appelle chaque jour les États-Unis où se trouvent ma femme et mes deux filles, et je suis forcément inquiet pour la situation à New York, après que Monsieur Trump a continué de dire jusqu’à la première semaine de mars que ce n’était rien. Et j’appelle aussi chaque jour mon fils qui vit au Caire. J’ai vu les êtres humains réagir de la même manière, cette angoisse du début, dans les supermarchés, partout. En Amérique et au Caire, les gens sont les mêmes. Et ce qui réunit l’Égypte et l’Amérique, c’est qu’il n’y a pas de couverture sociale et que des millions de gens gagnent leur vie au jour le jour. Le confinement, c’est la mort pour eux. Alors qu’ici, en France, il y a une sécurité sociale.
Sur quoi êtes-vous en train de travailler ?
J’ai commencé mon nouveau roman sur Alexandrie. Je suis particulièrement inspiré ici à Marseille, une ville que je connais bien. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle j’ai accepté cette résidence : Marseille et Alexandrie ont bien des points communs en tant que villes méditerranéennes, en tant que ports, elles ont une même vision du monde et des gens qui aiment faire la fête. Et je lis. Je suis en train de relire le Quatuor d’Alexandrie de Durell, pour une introduction que la maison d’édition anglaise Faber & Faber m’a demandée. C’est très intéressant parce que dans la perspective de ce travail je découvre des choses que je n’avais pas relevées quand j’étais jeune. Le narrateur parle des Égyptiens d’une manière très négative. C’est un grand roman au niveau de la littérature, mais un roman du colonialisme. L’image de l’Égypte est terrible… J’ai d’ailleurs signalé à l’éditeur que mon introduction ne serait pas une promotion !
Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée