L’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou vient de publier Le monde est mon langage (Grasset, 2016), un essai engageant et vagabond d’excellente facture. L’auteur de Verre cassé rend hommage aux auteurs qui l’ont nourri, de la Sénégalaise Aminata Sow Fall au Français Jean-Marie Gustave Le Clézio, en passant par l’académicien d’origine haïtienne Dany Laferrière. Attentif aux revendications des jeunesses africaines, Alain Mabanckou pressent un vent contestataire se lever sur le bassin du Congo. Prophétique ?
Dans votre dernier essai, vous mettez à nouveau en avant Pointe-Noire, votre ville natale. Pourriez-vous nous parler un peu plus de Brazzaville ?
Alain Mabanckou Pointe-Noire demeure mon obsession dans la création, tandis que Brazzaville est une ville que j’ai découverte un peu plus tard lorsque j’étais étudiant. Pourtant, on ne rappelle jamais assez que Brazzaville était la capitale de la France libre de 1940 à 1942, et on ne parle souvent que de l’Appel lancé le 18 juin 1940 par le général de Gaulle à Londres ! Cette ville demeure le lieu de notre histoire africaine, mais aussi le refuge de la France pendant qu’elle était occupée par les nazis. C’est pour cela que j’avance souvent que tous les Français sont des Congolais et qu’au regard de la place que Brazzaville a occupée dans l’Histoire, on ne devrait même plus embêter les Congolais mais leur dire merci tous les jours, voire décréter en France une journée de mémoire pour cette page de l’histoire des Français…
Vous avez récemment mis en évidence cette entité que vous avez appelée le bassin du Congo ? Qu’est-ce qui la caractérise ?
J’ai en effet parlé de « révolution du bassin du Congo » pour circonscrire ce qui se passe actuellement en Afrique centrale sur le plan politique. Je fais référence au Congo-Brazzaville, à la République démocratique du Congo (RDC), au Gabon, au Cameroun, à la République centrafricaine et à l’Angola, à cette boucle qui constitue le bassin versant du fleuve Congo. Le fleuve Congo, on le sait, est l’un des plus importants au monde, et le bassin du Congo réunit donc tout un vaste ensemble de pays s’étendant sur plus de quatre millions de kilomètres carrés, avec presque une centaine de millions d’habitants. La population dans ces espaces doublera d’ici à 2035, avec de plus en plus de jeunes. Or les pratiques politiques dans cette région sont des plus archaïques et parmi les plus dictatoriales de l’histoire du Continent noir. Je pourrais même avancer que c’est le dernier territoire de la Françafrique, théâtre des bidouillages de Constitutions pour le maintien des monarques qui sont au pouvoir, en moyenne, depuis trente ans !
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Une révolution globale est inéluctable et des signes sont de plus en plus visibles avec l’exaspération des populations – comme récemment au Gabon et au Congo-Brazzaville où on a assisté à une mascarade d’élections présidentielles. Progressivement donc, la conscience des peuples s’inscrit dans une lutte collective, les problèmes des uns ayant forcément des similarités avec ceux des voisins. Dans ces conditions, les frontières héritées de la colonisation et les nationalités deviennent subsidiaires puisque les causes et les effets des tragédies sont les mêmes ici et là. La révolution du bassin du Congo traduit la prise de conscience d’un destin commun des peuples opprimés et appauvris face à des pouvoirs qui, eux, sont solidaires dans leur dictature et se donnent la main pour maintenir leur autocratie.
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Vous êtes aujourd’hui l’écrivain africain le plus en vue en France. Est-ce que cela vous donne une responsabilité autre qu’artistique ? Est-ce là la raison de votre engagement politique contre les dictatures africaines en général et celle de Denis Sassou-Nguesso en particulier ?
Je reste convaincu que le rôle de l’écrivain – ou d’un artiste – n’est pas seulement de fabriquer les rêves : il doit aussi les accompagner. Les politiciens africains actuels sont responsables de la dégradation de la vie des Africains qui n’auront jamais appris le jeu de l’alternance en politique. La révolution du bassin du Congo suppose donc un réveil de ces peuples, la fin d’un sommeil qui dure depuis les indépendances et le refus systématique de ces politiques qui relèvent de l’époque de l’homme de Cro-Magnon. La raison de mon engagement est liée aux pleurs de cette jeunesse que j’entends, aux larmes de ces filles et de ces garçons que je rencontre en France ou qui m’écrivent d’Afrique. C’est un engagement destiné à éradiquer l’opprobre que ces dictateurs accrochés au pouvoir jettent sur tout un continent, au point que l’image que l’on retient désormais de nous dans le monde est en accord avec les préjugés des siècles passés où les Africains étaient considérés comme des êtres frappés d’une malédiction atavique sur un continent de ténèbres, de barbarie et d’éternels conflits ethniques.
Adversaire déclaré du régime dictatorial d’Ismaël Omar Guelleh à Djibouti, je ne peux plus mettre les pieds dans mon pays natal depuis sept ans, qu’en est-il pour vous ? Que risquez-vous concrètement ?
J’admire votre courage – et vous honorez non seulement les Djiboutiens, mais toute la jeunesse africaine qui, plus que jamais, a besoin de notre voix. Vous aurez compris que, comme vous, je suis persona non grata au Congo parce que je m’exprime. La dictature et la littérature n’ont jamais fait bon ménage. Victor Hugo a été banni en 1851 et n’est revenu de son exil qu’en 1870. Parce qu’il s’indignait contre le coup d’Etat perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte. Hugo était constant, opiniâtre et disait qu’on pouvait arracher l’arbre de ses racines, mais on n’arrachera jamais le jour du ciel ! Je ne suis pas en exil, ce sont les dictateurs qui sont en exil car, en ce qui me concerne, le Congo n’est plus au Congo, il est partout où les gens comme vous se lèvent pour mettre un terme au viol de la liberté d’expression des peuples de notre continent.
Achille Mbembe, le penseur camerounais que vous avez invité au Collège de France lors de votre cours, estime que « si les Africains veulent la démocratie ils doivent en payer le prix ». Qu’en pensez-vous ?
J’ai de l’admiration pour Achille Mbembe qui est le plus brillant des penseurs africains actuels. C’était un honneur pour moi de l’inviter à mon colloque organisé au Collège de France en mai. Je suis conscient que, face à une dictature, la réponse du peuple prend toujours du temps. Qui aurait par exemple imaginé un jour que le monarque Blaise Compaoré, président pendant vingt-sept ans, aurait fui comme un larron dans une foire devant la détermination du peuple burkinabé ?
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Vous avez écrit une lettre ouverte au président François Hollande puis vous avez été reçu à l’Elysée par le chef de l’Etat et au Quai d’Orsay par M. Ayrault. Quel est votre sentiment général ? Quel bilan tirez-vous de ce militantisme ?
Les discussions que nous avons eues ont été enrichissantes. Je reste toutefois sur ma faim, car le peuple congolais n’est toujours pas libre et des prisonniers politiques sont de plus en plus nombreux dans les geôles. La France est, semble-t-il, le premier partenaire économique du Congo. Cela implique-t-il aussi de cautionner ou de sponsoriser les dictatures ? Nous ne devons pas attendre que la France fasse quelque chose de spectaculaire : ce serait non seulement une attitude de soumission, mais une preuve que, malgré les indépendances africaines, les nations du Continent noir n’auraient pas encore atteint l’âge de puberté. C’est dans ce sens que les propos d’Achille Mbembe que vous avez rappelés sont d’actualité.
Vous vous définissez comme un oiseau migrateur évoluant entre trois continents, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique, où vous enseignez les littératures francophones à l’Université de Californie de Los Angeles. Comment voyez-vous l’Afrique de demain ?
Je ne suis pas un pessimiste. Il y a des pays – comme le Bénin – qui montrent qu’une autre forme de politique est possible en Afrique, avec de vrais changements, avec des femmes et des hommes politiques qui mettent en avant l’intérêt collectif et qui ont le souci de laisser aux générations futures des ressources nécessaires pour le rayonnement du pays et le bien-être de la communauté. C’est l’Afrique de demain, celle de la culture de la tolérance, de l’alternance et de l’acceptation d’une fin de cycle pour l’avènement d’un autre par la volonté populaire.
Quand je parle de « révolution du bassin du Congo », cela peut faire sourire certains, mais elle est là, proche, imperceptible pour les dictateurs qui portent encore leurs lunettes noires des années 1960. Elle est là, cette révolution, silencieuse et inéluctable comme tous les grands bouleversements sociopolitiques que ce monde a connus. Les autocraties du bassin du Congo ne savent pas qu’elles portent en elles les fissures qui engendreront progressivement leur destruction. On peut déjà noter la présence de ces fissures que ces mêmes dictateurs essaient de maquiller par un lifting grossier de leur Constitution et le recours immodéré aux ténèbres afin de couper les nouveaux réseaux de communication et de commettre sans vergogne des tricheries pendant les élections présidentielles. Combien de temps cela va-t-il durer ? Les dictateurs croient toujours avoir le temps, mais la montre appartient au peuple.
Producteur de musique congolaise, promoteur de la Sape, vous débordez allègrement les disciplines et les cases…
J’aime aider les artistes : c’est pour cela que je fais de temps à autre de la production musicale avec le label Lusafrica, distribué par Sony Music. J’ai produit deux albums de Black Bazar sous la direction artistique de Caroline Blache. Je reste toujours dans cette dynamique de production lorsque je rencontre des musiciens qui me plaisent et font preuve de professionnalisme. Actuellement, j’écris des textes pour le prochain album du Franco-Rwandais Gaël Faye, qui est devenu également un écrivain à succès avec son premier roman Petit pays (Grasset, 2016).
Pour la Sape, c’est sans doute un appel de mes origines congolaises. Je le fais aussi pour faire connaître des talents : je pense au styliste Jocelyn Armel, « Le Bachelor », que j’ai immortalisé dans Le monde est mon langage… La Sape est donc un langage, un moyen de recourir à l’esthétique, loin des conventions. C’est cette rupture qui m’intéresse.
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Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).
Propos recueillis par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
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