«Je n’ai pas peur.» C’est la devise, simple et efficace, d’Alexeï Navalny. Et c’est aussi la principale arme dont dispose l’opposant face au régime autoritaire contre lequel il est en croisade. Depuis sa cellule dans une sinistre maison d’arrêt moscovite, où il est détenu en dehors de tout cadre légal depuis son retour en Russie, le 17 janvier, Navalny continue à s’adresser à ses partisans via son site : «Une bande de voleurs se sont affublés d’uniformes, grades et épaulettes, ont placé sur le trône leur roi, et ont annoncé à un peuple de 150 millions de personnes : “La loi, c’est nous. Tout ce qui nous déplaît, nous le déclarons comme illégal. Et nous jetterons en prison tous ceux qui s’élèvent contre nous.”» Il ne doute pas que sa cause – combattre un régime véreux et un président usurpateur – est désormais celle d’un grand nombre de Russes.
Son film Un palais pour Poutine, plongée virtuelle dans une résidence au luxe tapageur construite avec 1,1 milliard d’euros volés au pays par les amis du Président -, cumule plus de 100 millions de vues sur YouTube. Et a fait descendre dans la rue des dizaines de milliers de personnes, deux week-ends de suite dans plus de 120 villes, en dépit des mesures répressives visant son entourage et des violences policières. Après de longs jours d’inintelligibles atermoiements, le Kremlin a trouvé une parade : le délirant château sur la mer Noire serait l’«appart’hôtel» d’un vieux copain de judo de Poutine, l’homme d’affaires Arkadi Rotenberg, qui pèse 2,7 milliards de dollars selon Forbes. Un des «porte-monnaie» du Président identifiés par Navalny dans le film.
«Nationaliste civique»
A 44 ans, celui qui est devenu l’opposant numéro 1 à Vladimir Poutine n’est pas tombé du ciel. Sa maturation politique et contestataire est concomitante de l’implantation du poutinisme en Russie. Né en 1976 à Boutyne, près de Moscou, Alexeï Navalny grandit pendant la dernière décennie d’une Union soviétique en déliquescence. Son père, Anatoly, alors officier de communication dans l’armée Rouge, et sa mère, Lioudmila, économiste, ont ouvert au milieu des années 90 une petite fabrique de tressage d’osier. Après des études de droit et de finance, Navalny, «obsédé depuis toujours par la politique», selon ses propres mots, s’encarte à 24 ans au parti social-libéral Iabloko, quand un certain Vladimir Poutine, ex-agent du FSB (les services de sécurité russes) inconnu du grand public, est propulsé à la tête du pays par le clan véreux du président Boris Eltsine.
Tandis que le nouveau régime réduit méthodiquement les espaces d’expression libre en faisant main basse sur les principaux médias, Navalny organise des débats pour mobiliser la génération qui n’a pas connu le communisme et a préféré le consumérisme à l’engagement politique. «Dès le milieu des années 2000, le pouvoir a tout fait pour que les jeunes gens talentueux se détournent de la politique, rappelle Sergueï Gouriev, professeur d’économie à Sciences-Po. Il y avait déjà des mesures répressives contre les ambitions indépendantes, et beaucoup de corruption. Donc il valait mieux faire du business, rentrer dans les rangs poutiniens, quitter le pays ou se consacrer à la science. Et en ce sens, Navalny, indépendant et résolu, était un jeune homme politique qui se détachait du lot.»
Entre 2004 et 2007, Alexeï Navalny dirige l’antenne régionale de Iabloko, avec lequel ses relations se détériorent à mesure que la formation se marginalise, jusqu’à perdre ses sièges à la Douma. Iconoclaste et impatient, Navalny pousse pour la démission de Grigori Iavlinski, un des fondateurs du parti et figure démocratique de la pérestroïka. Prenant prétexte de sa participation aux «marches russes», des défilés de groupuscules fachos aux cris de «la Russie aux Russes», la direction de Iabloko vote à l’unanimité l’exclusion de Navalny, qui est effectivement lié aux cercles nationalistes mais se définit comme un «nationaliste civique». Le cœur de son activité politique, très tôt, a été la lutte contre la corruption, surtout dans les grandes entreprises d’Etat, l’un des piliers du régime poutinien. En 2007, il se lance dans «l’activisme d’investissement». Navalny achète une poignée d’actions dans les grosses boîtes énergétiques Transneft, Rosneft, Gazprom, ou les banques gouvernementales Sberbank et VTB, pour quelques dizaines de milliers de dollars. En tant qu’actionnaire minoritaire, il exige un droit de regard sur les activités du management, remarquant que les dividendes sont microscopiques par rapport aux bénéfices d’entreprises qui, par ailleurs, disent verser des millions à des œuvres caritatives, ce dont Navalny ne retrouve aucune trace. C’est ainsi qu’il met le doigt sur les grandes manœuvres de détournement d’argent opérées par l’entourage de Vladimir Poutine.
Parallèlement, Alexeï Navalny, devenu l’un des blogueurs stars de la plateforme LiveJournal, plante les premières graines de ce qui deviendra son Fonds de lutte contre la corruption (FBK). Le projet en ligne «RosPil» (préfixe Ros comme toutes les agences d’Etat, pil pour «scier», qui est aussi le jargon pour «détourner de l’argent public»), lancé en décembre 2010, sert à révéler le pillage des ressources d’Etat via les commandes publiques. N’importe qui peut participer en soumettant aux juristes rassemblés autour de Navalny, via son site, des appels d’offres douteux dénichés sur le site du gouvernement, souvent pour l’achat de matériel ou de véhicules à des prix exorbitants. «Je me souviens des conversations entre fonctionnaires dans les bureaux, ils savaient que Navalny les surveillait, dit encore Gouriev. Navalny a vraisemblablement sauvé beaucoup d’argent du contribuable, pas tant avec les scandales dont il a parlé, mais grâce à ceux qu’il a évités, parce que les fonctionnaires ont commencé à avoir peur de voler de manière aussi éhontée.» Suivront «RosYama», contre la mauvaise qualité des routes, un véritable fléau russe, ou encore «RosVybory», plateforme d’observateurs électoraux. Et toujours la même recette : un site moderne et interactif, une production et un financement participatifs, des causes très concrètes. «Navalny s’est vite démarqué par son côté très technologique, avec des projets intéressants et branchés. C’était une grande gueule aussi, il parlait beaucoup et bien», explique l’opposant Dmitri Goudkov, 40 ans, qui a fait ses débuts en politique au même moment.
«Misère noire»
2011 marque le début de la vie de tribun de l’avocat-blogueur et sa mue définitive en détracteur tonitruant du régime. En février, il lance le sobriquet «parti des escrocs et des voleurs» pour désigner Russie unie, le parti de Poutine. A la fin de l’année, au moment des législatives, l’expression s’est solidement accrochée à la majorité présidentielle. A l’occasion de ce scrutin, qui s’annonce manipulé d’avance, l’opposant lance son mot d’ordre, qui aura la vie longue : votez pour n’importe qui, sauf pour Russie unie. Le 5 décembre, au lendemain de l’élection, l’opposition organise un rassemblement pour en dénoncer les résultats. A la surprise des Moscovites eux-mêmes, ils sont assez nombreux à piétiner dans la boue sur le boulevard Chistoprudny, pour écouter le virulent Alexeï Navalny fustiger les escrocs qui ont dérobé leurs voix. Et appeler la foule à marcher vers le siège de la Commission électorale centrale. Ce jour-là, Navalny est interpellé pour la première fois et incarcéré quinze jours, avec une autre jeune figure de l’opposition, Ilya Iachine.
La saison contestataire 2011-2012, qui précède le retour de Vladimir Poutine au Kremlin pour son troisième mandat, a commencé. Pendant plusieurs mois, l’opposition rassemble dans le centre de Moscou des dizaines de milliers de personnes qui crient leur désamour de Poutine et de son régime. Orateur de talent, toujours sur le devant de la scène, Navalny galvanise les foules et devient vite plus populaire que les opposants de la vieille garde Boris Nemtsov et Garry Kasparov, ou de la nouvelle génération, tels Iachine et Dmitri Goudkov. Ce dernier se souvient : «Navalny était le premier homme politique à s’élever contre Poutine, nommément, quand ce n’était même pas encore à la mode. Beaucoup se permettaient de critiquer le pouvoir, le Parlement, mais pas de toucher à Poutine».
Et en 2013, alors que le Kremlin continue à faire comme s’il n’existait pas, Alexeï Navalny opère une véritable percée politique. Pourtant, dans les sondages, il n’arrive pas à 5 % de soutien au niveau fédéral ; les plateaux de télévision lui sont interdits, son nom n’est prononcé que dans le contexte de sujets de propagande diffamatoires, ce qui réduit considérablement ses chances de se faire connaître au-delà des cercles avertis. En avril, il annonce, sur la chaîne indépendante Dojd, qu’il compte devenir président, pour «changer la vie dans le pays», afin que ses habitants puissent vivre non pas «dans la misère noire», mais «normalement, comme dans les pays européens». Un jour, «nous gagnerons et nous mettrons en prison Poutine et ses sbires», promet-il. Ce programme reste le même à ce jour. En septembre, aux municipales de Moscou, malgré les fraudes, Navalny remporte 27,24 % des voix contre le maire sortant, Sergueï Sobianine, et, frisant le second tour, donne des sueurs froides au régime. «Le pouvoir russe a terriblement peur des seconds tours, note Sergueï Gouriev. Depuis, il ne le laisse plus participer aux élections. C’est ce jour-là qu’il est devenu un vrai problème pour le Kremlin.»
Pour le neutraliser, les autorités multiplient les affaires judiciaires, rendant l’opposant inéligible. En juillet 2012, Navalny est inculpé pour avoir prétendument volé l’équivalent de 377 000 euros à la société forestière Kirovles. Il prend cinq ans de prison avec sursis. En 2016, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne la Russie à lui verser 79 000 euros pour procès non équitable. La Cour suprême russe annule le premier jugement, mais un nouveau procès, l’année d’après, reprend au mot près la première condamnation.
Dans l’interstice, Alexeï Navalny a le temps d’annoncer sa candidature pour la présidentielle de 2018 et de lancer sa campagne, que la deuxième condamnation n’interrompt pas. Il ouvre des QG dans toutes les grandes villes, lève des fonds, mobilise des volontaires et sillonne la Russie à la rencontre des électeurs. Tant et si bien qu’il est sacré homme politique de l’année 2017 par le quotidien Vedomosti , en tant que «seul homme politique à avoir mené, en 2017, une véritable campagne électorale».
Pour Sergueï Gouriev, la bascule se produit effectivement en 2016-2017, quand Navalny cesse de ne représenter que la classe moyenne moscovite et une fine couche de hipsters connectés dans les grandes villes. Le pouvoir russe répond à la contestation de 2012 en déversant des milliards pour aménager Moscou, tandis que le reste du pays s’enfonce dans la détresse économique. «Navalny va à la rencontre de ces régions déprimées, comprend le décalage, et trouve un langage commun avec les citoyens, se souvient Gouriev. Parce qu’il lutte contre la corruption, Navalny martèle qu’il faut combattre la misère. Il vire résolument à gauche, très préoccupé par la pauvreté et les inégalités.»
Regard bleu
Les 26 mars et 12 juin 2017, Alexeï Navalny mobilise des foules considérables, après la diffusion d’une enquête sur les richesses cachées du Premier ministre Dmitri Medvedev. De Moscou à Vladivostok, des dizaines de milliers de personnes descendent dans la rue, dont beaucoup de lycéens et d’étudiants, qui portent un coup au mythe, cher à la propagande, d’une jeunesse soit pro-Poutine, soit apolitique. «Le pouvoir a vraiment pris peur, dit Segueï Gouriev. Ils ont commencé à lui mettre sérieusement des bâtons dans les roues, il a été attaqué au vert d’éthylène [et a failli y laisser un œil, ndlr]. Et comme nous le savons désormais, c’est à cette époque qu’une équipe d’empoisonneurs a commencé à le suivre dans ses déplacements.» En tout, Navalny aura passé soixante jours en détention cette année-là. Le 27 décembre 2017, la Commission centrale électorale l’élimine définitivement de la course à la présidence, après que toutes les instances ont rejeté ses recours. Et puis Navalny est toujours sous le coup d’une autre condamnation.
Trois ans plus tôt, en 2014, avec son frère cadet Oleg, copropriétaires d’une société de logistique, ils avaient été condamnés pour détournement de fonds au détriment d’une filiale de la société française Yves Rocher. Alexeï avait écopé de trois ans et demi avec sursis, mais Oleg avait été envoyé en prison pour la même durée. En 2017-2018, la CEDH condamnera la Russie pour persécution politique. Ce qui n’a pas empêché le service pénitentiaire (FSIN) de revenir à la charge en décembre 2020 et d’accuser Alexeï Navalny d’avoir violé les conditions de son contrôle judiciaire dans le cadre de son sursis, alors qu’il était en convalescence à Berlin, après avoir survécu à une tentative d’empoisonnement au gaz innervant Novitchok, attentat organisé et perpétré par le FSB. Ce mardi, un tribunal moscovite décidera, ou non, de transformer le sursis en prison ferme.
Empêché de participer à la vie électorale dans les urnes, Alexeï Navalny ne dépose pas les armes. Son projet en ligne «Vote intelligent», lancé fin 2018, pour soutenir n’importe quel candidat sauf celui du pouvoir, porte rapidement ses fruits, privant Russie unie de sa traditionnelle majorité dans de nombreux parlements locaux en 2019. L’impact est tangible et affole les autorités, d’autant que, même sans les efforts de Navalny et de son équipe – un essaim de juristes, économistes, enquêteurs courageux et dévoués -, le régime poutinien est en perte de vitesse. Alexeï Navalny, lui, s’impose comme un homme politique moderne et charismatique, accessible, qui s’intéresse aux gens et à leurs préoccupations. Avec sa rayonnante épouse, Ioulia, toujours à ses côtés, et leurs deux enfants blonds comme les blés dont il expose fièrement les aventures sur Instagram, Navalny, regard bleu et sourire de charmeur, est l’antithèse de l’apparatchik poutinien repu, corrompu, coupé du peuple et dissimulateur de ses richesses volées. Et de Poutine lui-même, qui n’arrive pas, depuis des années, à formuler une vision positive pour l’avenir de la Russie, et dont toute la vie, publique et privée, est opaque et façonnée par la propagande.
«Alexeï a déclaré la guerre à Poutine, ou plutôt, il a relevé le défi après que celui-ci a tenté de le tuer», dit Dmitri Goudkov. Ayant survécu à la tentative d’empoisonnement cet été, accédant par là même au rang de dissident officiellement persécuté par le régime, dont le sort préoccupe désormais les chancelleries occidentales, l’opposant n’a jamais eu d’autre idée en tête que de rentrer en Russie pour embrasser son destin. Populiste «dans le bon sens du terme», selon Dmitri Goudkov, Alexeï Navalny ambitionne de devenir un dirigeant pour tous les Russes. Plus de 6 millions de personnes le suivent déjà sur sa chaîne YouTube, où il présente régulièrement petites et grosses enquêtes, stratégies électorales et autres coups de gueule, commençant toujours par un guilleret «Salut, c’est Navalny !». Le chemin sera long et rocailleux, dangereux sans doute, mais Alexeï et Ioulia, «qui déteste le régime actuel encore plus que lui», assure Gouriev, sont «idéalistes» et «pragmatiques» à la fois, préparés depuis longtemps aux sacrifices que nécessite leur cause.