Selon Anaïs Marin, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits de l’homme en Biélorussie, « les violences lors des arrestations persistent, et se sont même intensifiées » lors des manifestations contre Alexandre Loukachenko, le président réélu frauduleusement.
Les tortures en détention semblent moins courantes que juste après la présidentielle du 9 août. Qu’en est-il ?
Les quelque 500 cas de tortures qui nous ont été rapportés ont eu lieu surtout au moment des interpellations massives, les trois premiers jours après le scrutin. L’attention internationale, plus soutenue, a permis de faire reculer ces pratiques. Mais les traitements dégradants en détention sont d’ordre systémique en Biélorussie. Ils visent les opposants politiques et tous ceux qui critiquent le gouvernement. La situation n’a guère changé depuis l’époque soviétique.
Les victimes n’ont aucun recours possible. La loi ne les protège pas, et il est difficile de porter plainte, car cela nécessite de se tourner vers la police ou la justice, deux institutions qui protègent les auteurs de tortures. Depuis l’élection présidentielle, 1 800 plaintes auraient été déposées pour des actes de violence ou de torture. Aucune procédure judiciaire n’a encore été ouverte. En revanche, les forces de l’ordre ont déposé près de 250 plaintes pour violences commises par des manifestants à leur encontre.
Le mode de répression des manifestations a-t-il évolué ?
De nouveaux outils de répression sont utilisés, comme les canons à eau et les munitions en caoutchouc. D’habitude, c’est la matraque. Il y aurait également eu des tirs à balles réelles. Les violences lors des arrestations persistent, et se sont même intensifiées, par exemple à l’égard des femmes, auparavant épargnées. Elles manifestent tous les samedis, et cela se solde à chaque fois par des centaines d’arrestations. Depuis la présidentielle du 9 août, plus de 11 000 personnes ont été arrêtées pour avoir participé à des manifestations non autorisées.
Les prisons ne sont-elles pas saturées ?
Les manifestants sont retenus quelques heures ou quelques jours jusqu’à leur procès. Je suis préoccupée par le fait qu’ils sont délibérément exposés au Covid. Ces pratiques répressives sont dans les gènes de ce régime. Dès les années 1990, quand Loukachenko voulait punir un haut fonctionnaire déloyal, il était fréquent qu’il soit nommé à un poste dans la zone contaminée de Tchernobyl.
Comment se déroulent les procès ?
Depuis plusieurs semaines, les procès se tiennent majoritairement en ligne sous prétexte de Covid, sans que les détenus aient parfois l’autorisation de sortir de leur cellule pour rencontrer leur avocat. La peine de détention administrative pour avoir participé à des manifestations non autorisées est en général de quinze jours, mais c’est cumulatif. Il arrive donc que certains sortent de prison mais y retournent aussitôt, comme ce fut le cas pour le blogueur Sergueï Tsikhanovski.
Le sort de ceux qui sont jugés pour des infractions au code pénal est, en général, couru d’avance. C’est une justice expéditive, absolument pas transparente. On y juge à charge, la présomption d’innocence est bafouée constamment, et le juge est un exécutant des ordres du procureur. Une personne mise en examen dans un procès de nature politique n’a quasiment aucune chance d’être innocentée : moins de 1 % des procès au pénal se soldent par une relaxe.
Les avocats, qui défendent des opposants politiques ou des activistes des droits de l’homme, sont systématiquement intimidés et peuvent perdre leur licence. La nouveauté, c’est qu’ils sont devenus eux-mêmes la cible d’arrestations abusives, comme on l’a vu dernièrement avec les avocats de l’opposante Maria Kolesnikova, Ilya Salei et Maxime Znak.
Combien de manifestants ont-ils été tués ? Les informations restent floues à ce sujet…
Il y aurait eu entre trois et sept morts. Le premier est mort la deuxième nuit après l’élection. Les autorités disent qu’il a sauté sur un engin explosif qu’il s’apprêtait à faire détoner contre les policiers antiémeute, mais c’est faux : des vidéos montrent cet homme prendre une balle et tomber. Des gens sont morts de leurs blessures aux urgences ou en détention, faute de soins, mais les autorités nient que les coups fatals aient été portés par les forces de l’ordre.
On compte également sept disparitions forcées. Il y avait dix fois plus d’allégations au début, mais les familles étaient sans nouvelles de leurs proches du fait des coupures d’Internet après les élections. Passés les trois premiers jours chaotiques, ces gens sont progressivement réapparus.
Parmi eux, on décompte deux morts – des soi-disant suicides. L’un d’eux a ainsi été retrouvé pendu dans une forêt. Membre d’une commission électorale locale, il avait refusé de signer le protocole communiquant des résultats d’évidence frauduleux dans ce bureau de vote. La rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnès Callamard, s’est saisie du dossier sur ces morts suspectes.
Ces violences ont provoqué un choc au sein de la population. Méconnaissait-elle la nature de ce régime ?
La grande majorité des Biélorusses ne s’intéressait pas à la politique jusqu’à cette année. Beaucoup ne pensaient même pas que quelque chose allait mal dans leur pays. Tant qu’on n’est pas un opposant, on peut vivre avec la sensation que l’ordre et la sécurité règnent en Biélorussie. Loukachenko a beaucoup fait pour les empêcher de se politiser : les sciences politiques ne sont pas enseignées, et les opposants sont présentés comme des bandits, des alcooliques ou des marginaux, éventuellement payés par des étrangers pour aller manifester. Beaucoup croient à cette propagande.
Mais les choses ont changé le 12 août, trois jours après le scrutin, quand Internet a été rétabli pendant quelques heures. Les gens qui ont été consulter en masse les réseaux sociaux et la chaîne Telegram ont alors pris conscience de l’ampleur des violences. Pour beaucoup, cette découverte fut comme un électrochoc. Car même au regard de la loi biélorusse, ces violences étaient injustifiées et disproportionnées. D’où le mot d’ordre principal des manifestants : « Arrêtez les violences. »
Vous avez été observatrice électorale en Biélorussie pour l’OSCE en 2008 et 2010. Avez-vous assisté à des fraudes ?
La méthode de l’OSCE consiste à ne pas se focaliser sur le jour J du scrutin – car ce jour-là, tout se passe comme sur roulettes en Biélorussie – mais de repérer les manipulations en amont et en aval : la limitation du droit de participer à la vie publique, de voter et d’être élu, l’accès aux chaînes d’information pour faire campagne, etc.
Avant le jour du scrutin, il y a un vote anticipé pendant quatre jours. Lors des élections législatives en 2008, j’étais dans un village de la région de Grodno avec mon binôme pendant cette semaine avant le vote. Un soir, on passe devant une école, on voit de la lumière, et des gens qui s’activent à 22 heures. Le policier de garde dormait devant la télé. Dans l’autre pièce, des individus que nous avons identifiés comme des membres de l’administration électorale s’affairaient.
L’urne, en bois, était ouverte, à l’envers. Le dessus était encore scellé, mais le fond avait été dévissé, pour permettre d’enlever et de mettre des bulletins de vote. Ils nous ont mis dehors, mais on est revenus le jour du dépouillement. Quand ils ont ouvert l’urne, de la sciure de bois est tombée par terre, à force de la visser et la dévisser, probablement… Cette année, pour la première fois, il n’y a pas eu d’observateurs de l’OSCE. Les élections se sont déroulées à huis clos.