RFI : Comment en est-on arrivés à un tel niveau de tension ?
Hans de Marie Heungoup : Je crois que cela a quelque chose à avoir avec le degré de mauvaise gestion de la crise de la part du gouvernement en place qui a, peut-être, sous-estimé, ou mésestimé, le degré de frustration des populations des deux régions anglophones, non seulement vis-à-vis de la gouvernance politique mais peut-être aussi de ce qu’il perçoit comme discrimination. Et donc la stratégie habituelle qui consiste à utiliser le bâton et la carotte face aux manifestations, aux réclamations des associations de la société civile, en l’occurrence ici les enseignants et les avocats, n’a pas marché et donc a conduit à des bavures policières et au niveau de raidissement de tensions politiques que l’on observe.
Alors le gouvernement accuse les protestataires d’être passés de revendications sociales, celle des avocats et des enseignants comme vous le disiez, à des revendications politiques. Est-ce que la contestation a été instrumentalisée par des partis ou par d’autres mouvements ?
Le point de vue du gouvernement a des éléments de vérité mais je crois aussi que, ce que le gouvernement sous-estime, c’est combien les rancœurs sociales, le sentiment de marginalisation est fort ancré dans les sociétés du nord-ouest et du sud-ouest camerounais.
Vous parlez de frustration des populations dans ces zones anglophones, comment elles se manifestent concrètement ?
Cela peut se traduire par certaines récriminations des populations disant qu’elles sont sous-représentées au niveau de certaines instances et donc des postes ministériels qui parlent de poste de strapontin. Les populations du nord et du sud-ouest estiment que les zones anglophones sont moins développées que les zones francophones en matière d’infrastructure routière, ou même encore d’infrastructures sanitaires, de santé, entre Yaoundé et Bamenda, la capitale du nord-ouest, il n’y a pas de routes via. On peut multiplier les exemples à l’infini.
Pour les régions anglophones, en tout cas, le seul moyen de remédier à ces problèmes aujourd’hui, c’est le retour au fédéralisme. En tout cas, c’est ce que dit l’opposition, c’est ce que disent les protestataires. Le gouvernement, lui, refuse même d’en parler. Pourquoi est-ce que le sujet est aussi tabou ?
C’est parce que, disons, la politique camerounaise a été construite autour du mythe de l’unification avec le président de la République qui se présenterait comme père de la nation, garant de cette nation-là. La haute administration camerounaise et même le gouvernement est réticent vis-à-vis de l’idée de fédéralisme parce que ce serait non seulement de déposséder l’appareil central camerounais, les espaces et les pans de pouvoir, y compris les espaces et les pans de rente et de clientélisme. Ce serait aussi de permettre qu’il y ait, possiblement, de vraies expériences démocratiques à des échelles locales, lesquelles pourraient plus tard avoir un écho dans la manière dont les citoyens pourraient se positionner vis-à-vis à la longévité au pouvoir du président actuel.
Ca veut dire qu’il ne faut attendre aucune proposition en ce sens, même de décentralisation de la part du gouvernement ?
Là encore je crois qu’une des concessions de fond qu’aurait pu faire le gouvernement, on aurait pu penser à une mise en place véritable d’une décentralisation approfondie. Je crains que le gouvernement camerounais, soit n’ira par ce souterrain, soit il ira, mais avec des intentions de, plus tard, torpiller le processus de décentralisation.
On le voit, le problème est très politique mais aujourd’hui les protestataires dans les zones anglophones jouent aussi sur le terrain économique, le Consortium pour la société civile anglophone qui a été interdit par les autorités, appelle même les entreprises à ne plus payer de taxes à Yaoundé ou à Douala. Qu’est-ce qu’il faut penser de ce message ? Est-ce que c’est un coup de bluff selon vous ?
En effet, le Consortium monte les enchères.
Mais dans un Etat unifié, il semble logique que les entreprises versent des taxes et versent leurs impôts à l’Etat central ?
Tout à fait, il y a un risque clair que, là, il fournisse un prétexte légal à l’Etat camerounais, au gouvernement, pour justifier au plan national et international cette fois-ci, une approche plus dure en disant : voyez à quel degré d’extrémisme ceux qui prétendent être ouvert au dialogue sont capables d’arriver.
Alors justement vous parlez de posture, de mots que pourraient utiliser le gouvernement. Comme souvent dans ce genre de situation, on assiste aussi un peu à une guerre de communication, est-ce qu’on sait en fait ce que ce mouvement de concertation représente aujourd’hui ?
Un indicateur empirique dont on ne peut douter c’est que le mouvement « ville morte », pour l’instant est suivi, bien qu’il y ait des accusations comme quoi certains membres du Consortium intimideraient ceux de la population qui ne veulent pas suivre ce mouvement. Je pense que si ils sont parvenus dans deux régions qui représentant près de 6 millions d’habitants à faire suivre leur mouvement pendant près d’un mois, malgré toutes les mesures de contrainte et de dissuasion du gouvernement, c’est quand même que quelque part, il y a une base certaine.
Par Anne Cantener – RFI