La minorité anglophone est réprimée, notamment ses principaux leaders séquestrés dans les geôles du tyran Paul Biya, dans un silence quasi-assourdissant de la grande majorité des francophones Camerounais.
Pourtant la plupart d’entre-eux revendiquent pour l’essentiel la fin des discriminations institutionnalisées, puis une meilleure considération, visibilité, et représentativité au sein de la République.
Rien de bien choquant ou extravagant pour l’écrasante majorité de la population d’un pays plongé depuis plus de trois décennies dans une régression sociale, économique, et politique ininterrompue. Mais cette dernière a précisément pris chez les anglophones une ampleur insurrectionnelle, parce qu’elle puise ses racines dans une assimilation à marche forcée à la francophonie en violation flagrante des accords d’unification du Cameroun.
Le Comité de Libération des Prisonniers Politiques (CL2P)
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Au Cameroun, la déchirure anglophone
La République d’Ambazonia n’existe pas et ne verra très certainement jamais le jour. Pourtant, à la simple évocation de cet Etat qui n’a pris forme que dans les rêves de quelques insurgés, Vivian – un nom d’emprunt – a le regard qui s’éclaire et le poing droit qui se lève spontanément vers le ciel. En ce lundi de mai, et comme tous les premiers jours de la semaine depuis décembre 2016, Bamenda est une « ghost town », une ville morte. Rien ne s’y passe. Tout est figé. Les commerces, les banques, les administrations sont fermés dans cette cité de plus de 500 000 habitants, la principale du Cameroun anglophone.
Alors, dans cette journée de désœuvrement, l’institutrice ne se lasse pas de raconter sa vie faite de déceptions répétées et de maigres espoirs. De frustrations surtout. « Déjà à l’école, ils se moquaient de nous en disant, vous allez apprendre et nous aurons les emplois », souffle celle qui, malgré ses études universitaires, n’est arrivée à décrocher qu’un emploi à mi-temps, payé une misère – 45 euros par mois. Depuis novembre et le début de la grève des enseignants dans la région, cette mère célibataire vit sans salaire, ses enfants, comme tous ceux des environs, ne vont plus à l’école. A écouter Vivian, « ils », ce sont les francophones et « nous », ce sont les anglophones. Pour prendre le temps de raconter son histoire et celle de sa région en colère, elle n’hésite pas à nous resservir un morceau de porc braisé ou bien encore une goyave.
« Le bilinguisme n’existe que sur le papier »
Depuis le salon de sa modeste demeure plantée sur l’une des collines qui surplombent Bamenda, ville ceinte de plantations de thé, de maïs, de bananes et d’acacias, Vivian tente d’expliquer pourquoi elle rêve désormais de séparation avec le Cameroun. « Ici, il n’y a aucune industrie. Nous avons des ressources minières, mais nous n’en bénéficions pas. Du pétrole, mais nos routes sont mauvaises. Du cacao, mais nous avons d’énormes difficultés pour le transporter. Dans les hôpitaux, la plupart du personnel est francophone et, lorsqu’on se rend dans une administration, on nous répond : je ne comprends pas votre langue ! »
Plus que la stricte exactitude des faits, Vivian entend faire la démonstration que « les anglophones sont traités comme des citoyens de seconde classe » et que « le bilinguisme au Cameroun n’existe que sur le papier ». Il y a peu, elle militait pour que le Cameroun revienne à un système fédéral qu’elle n’a pas connu. Mais désormais, elle a pris fait et cause pour l’indépendance des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest dans un Etat à part entière. « Car il y a trop de gens qui sont morts. Les forces de l’ordre ont tiré sur les gens. De mes yeux, j’ai vu qu’ils retiraient dix corps de la morgue », dit-elle alors que le bilan de la répression, qui s’est abattue sur cette partie du pays depuis décembre 2016, est de 6 à 8 morts, selon les sources.
Vivian n’a rien célébré deux jours plus tôt « parce qu’il n’y avait rien à fêter ». Le samedi 20 mai était pourtant jour de fête nationale. A Yaoundé, la capitale, le chef de l’Etat, Paul Biya, 84 ans dont trente-quatre au pouvoir, a passé en revue les troupes et tous les corps constitués que compte le Cameroun. Il ne s’agissait pas de commémorer l’indépendance du pays, acquise en 1960 pour la partie francophone, et un an plus tard pour celle, bien plus petite, colonisée par les Britanniques, mais son « unité », votée en 1972 lorsque, selon la volonté de son premier président Ahmadou Ahidjo, le fédéralisme a été abandonné au profit d’un Etat jacobin et centralisé. Les occupants des immeubles environnant le boulevard où était organisée la parade ont été alors sommés, « pour des raisons évidentes de sécurité », de ne pas s’approcher de leurs fenêtres. Les autorités dénoncent une double menace terroriste : celle des djihadistes de Boko Haram, qui continuent de mener des opérations dans la partie septentrionale du Cameroun, et celle « des organisations extrémistes et séparatistes », dixit M. Biya, des deux régions à majorité anglophone.
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Les avocats réclament la pleine application du Common Law
Depuis le 11 octobre, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, qui concentrent près du quart de la population camerounaise, connaissent une nouvelle période d’ébullition, une de plus. Tout a commencé à cette date par une grève des avocats réclamant la pleine application du Common Law, le système judiciaire hérité de la colonisation britannique, dans leurs régions, alors que la plupart des magistrats qui y sont envoyés ne maîtrisent que le code civil légué par le colonisateur français. De la fin du XIXe siècle à 1918, le Cameroun fut une colonie allemande que Britanniques et Français se partagèrent à l’issue de la première guerre mondiale, chacun mettant en œuvre son mode de gouvernance des populations locales.
« Les Français pensaient que l’homme noir était complètement sauvage. Les Anglais pensaient peut-être la même chose, mais ils nous ont dirigés par le système de l’Indirect Rule, en laissant en apparence le pouvoir aux chefs traditionnels. Nous avons donc hérité de deux cultures qui forment notre pensée : une culture autochtone et une culture du colonisateur. Notre unité nationale est donc encore très fragile »,
résume l’avocat et homme politique Bernard Muna.
Le 21 novembre, après les avocats, les enseignants rejoignent le mouvement. Bien que la loi garantisse « la promotion du bilinguisme sur toute l’étendue du territoire », les enseignants anglophones dénoncent « la francophonisation du système anglo-saxon d’éducation au Cameroun », en premier lieu les nominations de collègues francophones dans les écoles où les élèves s’expriment dans la langue de Shakespeare. Les manifestations se durcissent alors, servant d’exutoire au ras-le-bol d’une jeunesse qui se sent marginalisée. Elles prennent un tour plus politique et les slogans indépendantistes réapparaissent, portés par les militants du Southern Cameroon National Council (SCNC). Le pouvoir répond par la force. Comme en 1997, en 2001 ou en 2011.
« Il le fallait. Quel pays peut accepter des revendications sécessionnistes ou de voir ses enfants empêchés d’aller à l’école ? C’est la violence de la minorité agissante qui est à l’origine de la répression », justifie un membre important du pouvoir. Les figures de proue de la contestation, ainsi que près d’une centaine de manifestants, sont arrêtées. Elles sont encore en détention, poursuivies pour « terrorisme » et encourent théoriquement la peine de mort.
La répression a durci les cœurs et radicalisé les esprits
Le 17 janvier, le gouvernement ordonne aux opérateurs téléphoniques de couper Internet dans les deux régions frondeuses. « Pour empêcher les appels à la haine et la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux », prétexte Yaoundé. « Pour éviter que le monde soit informé de la répression en cours », rétorque l’autre camp qui, d’après plusieurs sources à Bamenda, n’hésite pas à contraindre par la force ceux, principalement originaires d’autres régions, qui rechignent à suivre les mots d’ordre de grève. Les connexions seront finalement rétablies trois mois plus tard, « après des pertes énormes », déplore un banquier de la place, qui explique sous couvert d’anonymat.
« Entre les villes mortes et l’arrêt de l’Internet, l’activité économique a baissé d’au moins 70 % et, comme nous sommes devenus une zone “à haut risque”, cela prendra des années avant que la situation retourne à la normale et que les investisseurs reviennent. »
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La répression a en apparence éteint l’incendie. Mais elle a aussi durci les cœurs et radicalisé les esprits. Joseph (son prénom a été modifié) a basculé du fédéralisme au sécessionnisme car, dit-il, « le pouvoir nous refuse toute possibilité de discussion ». « Quand nous réclamons nos droits pacifiquement, nous sommes arrêtés, on nous accuse d’être manipulés par l’extérieur. Même si le gouvernement libère les prisonniers politiques, accepte le fédéralisme ou met en œuvre une réelle décentralisation, je ne crois pas que cela suffira pour calmer les choses, car nous savons qu’il ne tient jamais ses promesses. Je pense que nous sommes arrivés à un point de non-retour et que la lutte armée pourrait être une solution », affirme ce militant du SCNC qui dit « tout faire dans la peur et la clandestinité alors que la plupart des leaders ont fui au Nigeria », le géant anglophone voisin, qui fut, des années durant, en conflit territorial avec le Cameroun autour de la péninsule de Bakassi.
Les revendications des deux pays sur cette zone marécageuse, riche en pétrole et en gaz, avaient failli déclencher une guerre fratricide en 1994, mais le litige s’est depuis réglé devant la Cour internationale de justice de La Haye au profit de Yaoundé et les relations se sont progressivement apaisées entre les deux voisins. Au grand dam des protestataires anglophones camerounais, qui auraient pu espérer bénéficier d’une oreille attentive à leurs problèmes du côté d’Abuja.
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« Les anglophones sont cantonnés dans les postes d’assistant »
En cette fin du mois de mai, au Nigeria, d’autres indépendantistes pleurent une autre cause perdue en commémorant les cinquante ans de la déclaration de sécession du Biafra. Celle-ci fut suivie de trois ans d’une horrible guerre civile pendant laquelle la France, avec le soutien du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et du Gabonais Omar Bongo – ses deux meilleurs relais sur le continent –, appuya militairement et diplomatiquement les insurgés dans l’optique d’affaiblir l’influence du Nigeria. Le Camerounais Ahmadou Ahidjo, qui fut pourtant lui aussi l’un des personnages clés de la « Françafrique » mise en place sous le général de Gaulle par Jacques Foccart, son secrétaire général aux affaires africaines et malgaches, se tiendra, lui, à l’écart de cette tentative de morcellement du géant nigérian, par crainte de voir les indépendantistes biafrais faire cause commune avec la minorité anglophone de son pays.
Prendre les armes ? Nicholas Ngwanyam n’y pense pas une seconde. Ce médecin, entrepreneur et homme politique, est un personnage absolument délicieux. Peut-être est-ce grâce au carré de sucre qu’il râpe précautionneusement chaque matin sur son assiette de crudités. « J’aime la douceur », s’esclaffe-t-il dans un mélange de français et d’anglais. Au cours de sa vie politique, il a migré du Social Democratic Front (SDF), le principal parti d’opposition né en 1990 sur les terres anglophones, vers le parti au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC). Cependant, il refuse d’appartenir à « la chorale » et n’éprouve aucune gêne pour égratigner le gouvernement. « Le problème est que l’on veut régler tous les problèmes de manière superficielle. Les ministres ne sont pas entendus, car ils ne tentent que des subterfuges. Les anglophones qui sont nommés sont toujours cantonnés dans les postes d’assistant et les promus sont les spécialistes des courbettes », dénonce ce partisan d’une solution qui allierait décentralisation et fédéralisme.
De ses réflexions incessantes, il avance plusieurs pistes pour que le Cameroun puisse suivre la voie du développement tracée par « la Corée du Sud, qui était au même niveau de développement que nous il y a cinquante ans et produit désormais des téléphones et des télévisions quand nous ne fabriquons que des chaises en raphia ». Il s’emporte aussi contre « l’absence de vérité » dans son pays. Si le pouvoir central considère que « cette crise résulte d’une lutte interne au sein des élites de la région entre ceux qui occupent des positions de pouvoir et ceux qui veulent les récupérer », selon la source officielle précédemment citée, et dément toute marginalisation des anglophones en rappelant que le premier ministre ou le conseiller national à la sécurité de Paul Biya sont issus de cette minorité, le docteur Ngwanyam interroge : « Où sont les 20 % de ministres, de généraux, de colonels ? Où sont les 20 % de préfets, de gouverneurs, de sous-préfets ? Où sont les 20 % de médecins, de directeurs ou de magistrats ? »
La justice, au Cameroun, fond sur ses proies sans prévenir
De fait, ils sont en prison pour certains des plus illustres, comme Ayah Paul Abine. Cet avocat général près de la Cour suprême, partisan du fédéralisme, a été arrêté à Yaoundé le 21 janvier, puis conduit dans les locaux du secrétariat d’Etat à la défense, « où il a été d’abord jeté dans une cage où il a failli mourir de suffocation », s’alarme son fils aîné. Depuis, dit-il, « la famille n’a reçu aucune explication ». « Le gouvernement n’a fait aucun commentaire sur cette affaire. Alors que mon père est protégé par la loi, on ne sait toujours pas pourquoi il est poursuivi. Nous avons juste une musique qui nous laisse entendre qu’il est accusé de complicité avec des groupes terroristes, de soulèvement, de sécession. »
La justice au Cameroun, à l’image d’un épervier, du nom de l’opération anticorruption qui depuis dix ans sert notamment à éliminer tous ceux dont les ambitions politiques deviennent trop affirmées, est un rapace qui fond sur ses proies sans prévenir et qui n’éprouve nul besoin de justifier ses assauts. Dès lors, pour Ayah Ayah Abine, cela ne fait aucun doute, son père est victime d’« une arrestation politique alors qu’il prônait le dialogue ». « L’objectif est d’éliminer une voix qui porte », dit-il. Ayah Paul Abine était arrivé cinquième à l’élection présidentielle de 2011 et militait pour que l’opposition présente un candidat unique lors du prochain scrutin, auquel devrait, une fois de plus, concourir Paul Biya, chef d’Etat spectral qui préside son pays en passant le plus clair de son temps dans un hôtel de luxe de Genève, et dont le mystère qui entoure sa succession est le sujet qui suscite le plus d’interrogations chez ses concitoyens et dans les chancelleries occidentales.
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Les remous dans la partie anglophone du pays provoquent, en revanche, moins d’inquiétude. « Il y a eu des provocations de part et d’autre, mais le risque de division du Cameroun en deux n’est pas réel. Les leaders anglophones ont commis de graves erreurs en faisant incendier des marchés, mais le pouvoir s’est montré stupide de nommer des policiers et des professeurs qui ne parlent pas anglais. Enfin, quand les routes sont plus mauvaises qu’il y a cinquante ans dans ces zones, c’est évidemment délibéré », confie un observateur étranger, qui tient cependant à rappeler l’essentiel : « Le Cameroun est un allié important dans la lutte contre le terrorisme » et « il est l’un des rares pays stables en Afrique centrale ». Deux considérations dont les autorités en place à Yaoundé savent parfaitement tirer profit pour ignorer les critiques venues de l’extérieur.
Par stratégie, le pouvoir a-t-il, par ailleurs, délibérément choisi d’étouffer les voix modérées pour n’avoir à se confronter qu’aux plus radicaux, toujours minoritaires dans les fiefs anglophones et inaudibles dans le reste du Cameroun ? C’est ce que pensent plusieurs observateurs de la vie politique locale. « Les autorités ont été surprises au départ, alors elles ont fait ce qu’elles savent faire : dénoncer des agitateurs, des manipulations de l’étranger, un complot contre le Cameroun, analyse Stéphane Akoa, chercheur à la fondation Paul Ango Ela. Elles ont su exploiter les violences car, vu de Yaoundé, les gens se sont surtout émus des boutiques incendiées sur le marché de Bamenda et du drapeau camerounais brûlé en public. Cela a permis de justifier la répression. Ce qui était jusque-là perçu avec bienveillance dans le reste du pays, avec des gens se disant : “ils ont osé bousculer le pouvoir”, est devenu un problème strictement anglophone, renforcé par les déclarations de groupes ultraminoritaires en faveur de la sécession. »
Cette crise, toujours irrésolue, suscite enfin une question : près de soixante ans après les indépendances, n’est-il pas paradoxal de revendiquer un héritage colonial ? A l’analyse des discours et de l’histoire, s’il existe bien une particularité anglophone, une culture et une manière de faire spécifiques aux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, les griefs portent en réalité principalement sur l’élite qui accapare le pouvoir depuis des décennies bien plus que sur une majorité francophone qui oppresserait une minorité parlant anglais. Les rêves d’une République d’Ambazonia ou les revendications fédéralistes ne seraient, dès lors, que l’expression d’une volonté de revenir à un « âge d’or » fantasmé, un désir d’échapper à un régime sclérosé dont la seule ambition est de se maintenir au pouvoir.