Publié Le monde Afrique En 2015, des soldats camerounais exécutent deux femmes et leurs jeunes enfants, qu’ils soupçonnent d’aider les djihadistes de Boko Haram. Leur procès se tient à Yaoundé. « Le Monde » a pu consulter le dossier judiciaire sur ce drame révélateur du chaos régnant dans la région.
« BH, tu vas mourir ! » Cette menace d’un militaire camerounais n’a rien d’une parole en l’air. La femme qu’il accuse d’appartenance au groupe djihadiste Boko Haram (BH), est condamnée. Sur cette vidéo, postée sur les réseaux sociaux en juillet 2018, on voit le soldat en question, lunettes de soleil et fusil d’assaut, gifler et traîner par le cou une quadragénaire vêtue d’un boubou en loques. Elle tient sa petite fille par la main mais ne peut la regarder. Juste derrière se tiennent un soudard à l’œil torve et des villageois haineux. Une autre prisonnière est là, elle aussi accusée d’être une « BH ». Elle porte un tee-shirt rose, sa taille est entourée d’un morceau de pagne. Sur son dos, un bébé.
La scène se passe entre mars et avril 2015 sur une piste de l’extrême nord du Cameroun bordée de plaines arides et de collines recouvertes de champs en terrasses. Désignées sans preuves, les deux suppliciées ont été arrêtées le long de la frontière avec l’Etat nigérian du Borno, infesté de djihadistes et de contrebandiers. Ont-elles été abandonnées, quelques heures plus tôt, au cours de combats avec les militaires ? Glanaient-elles des renseignements au sein de la population pour le compte des « BH » ? Elles n’auront pas le temps de s’expliquer. Cette piste de Zeleved, village pauvre et reculé, est un couloir de la mort où les voici bientôt agenouillées, les yeux bandés. Trois soldats camerounais les exécutent à bout portant, ainsi que leurs enfants. Des images qui, diffusées sur Internet trois ans plus tard, provoqueront une indignation internationale.
La « guerre » déclarée à Boko Haram
Longtemps considéré comme une zone de repli et de ravitaillement par les cadres de la secte salafiste nigériane devenue groupe djihadiste, le Cameroun n’est alors plus épargné par leur folie meurtrière. Au mois de mai 2014, le vieux président camerounais Paul Biya, alors de passage à Paris, déclarait la « guerre » à Boko Haram. Un an plus tard, le brutal et fantasque chef des « BH », Abubakar Shekau, le mettait en garde : « Paul Biya, si tu ne mets pas fin à ton plan maléfique, tu vas avoir droit au même sort que le Nigeria ».
L’important déploiement de l’armée et des unités d’élite encadrées par des ex-militaires israéliens, ne suffit pas à contenir les assauts des « BH », dont une branche a prêté allégeance, en mars 2015, à l’organisation Etat islamique. Ils incendient et pillent les villages, kidnappant ou massacrant les civils. D’autres acteurs surgissent alors sur le champ de bataille, le plus souvent armés de pétoires et d’arcs aux flèches empoisonnées : des villageois, organisés en « comités de vigilance », des groupes d’autodéfense encouragés par le pouvoir politique et les chefferies traditionnelles. Devenus des supplétifs de l’armée, certains en profitent pour régler des comptes, quitte à amplifier les violences perpétrées par les soldats et les djihadistes.
« Nous ne pouvions pas les tuer pendant qu’elles nous regardaient. Nous avons décidé au préalable de leur bander les yeux », G.B. Donossou, l’un des tireurs
A Zeleved, ce sont eux qui ont identifié et livré aux militaires les deux suspectes. Puis, tout comme les notables du village, ils ont demandé leur exécution avec leurs deux enfants, au pied d’une colline, à près d’un kilomètre du poste de l’armée. L’un des trois tireurs, aujourd’hui identifié, était à l’époque un caporal de 29 ans, Cyriaque Hilaire Bityala, alias « Tcho-Tcho ». On le reconnaît sur la vidéo, qui n’aurait jamais dû être rendue publique. Avec six autres militaires, il a été arrêté en août 2018, interrogé et incarcéré dans l’attente de son jugement. Le procès, maintes fois reporté, a démarré, le 20 janvier, à Yaoundé, avant d’être renvoyé au 17 février. Il se tiendra à huis clos. Mais il est possible, grâce aux près de 200 pages de documents judiciaires et militaires dont Le Monde a eu connaissance, de reconstituer les grandes lignes de ce drame révélateur du chaos régnant dans la région.
« Je ne me reproche rien, a déclaré « Tcho-Tcho », en août 2018, aux enquêteurs de la police judiciaire. L’enseigne de vaisseau 2e classe à l’époque, Etienne Fabassou, nous a confié la mission d’aller les exécuter. J’ai fait le travail que je devais faire, en suivant les instructions de mon chef. » Cette version concorde avec le témoignage d’un autre tireur, le soldat Gorvo Barnabas Donossou, alors âgé de 25 ans et père de trois enfants. « Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas les tuer pendant qu’elles nous regardaient. C’est ainsi que nous avons décidé au préalable de leur bander les yeux », précise-t-il sur procès-verbal. Dans son souvenir, elles ont reçu « au moins trois balles chacune (…) On ne comptait pas ».
Une trentaine de costauds indisciplinés
La plupart des accusés désignent le même donneur d’ordre : le lieutenant Etienne Fabassou, un militaire de la marine né « vers 1968 » dans la région. Dans la zone de Zeleved, voisine du Nigeria, ce quinquagénaire esquinté par la guerre, père de six enfants, commandait une trentaine d’hommes, en majorité issus de l’armée de l’air. Des costauds, plutôt indisciplinés mais utiles pour les basses besognes comme pour faciliter son trafic de bétail présumé. A l’en croire, son autorité sur le groupe était relative, et diminuait au fil des attaques djihadistes.
« Est-ce à dire que c’est vous qui avez instruit à vos éléments d’exécuter ces dames et leurs bébés ?, lui demandent les enquêteurs en août 2018.
– C’est sous la menace et la pression de mes éléments et du comité de vigilance que je leur ai demandé d’en faire ce qu’ils voulaient. En d’autres termes, j’ai répercuté les ordres du général [commandant de la 4e région militaire inter-armées] qui ne voulait plus en entendre parler.
– Quelles étaient les instructions formelles du général ?
– Tuer tous ceux qui se trouvent dans le camp ennemi, car nous déplorions déjà assez de pertes en vies humaines. »
Alors, chaque belligérant sombre dans l’ultraviolence et amplifie la terreur. Dans le village frontalier d’Achigachia, des militaires camerounais exécutent une dizaine de civils cette même année 2015. Cette fois encore, la barbarie est filmée et se retrouvera, bien plus tard, sur Internet.
« Nous exécutions les terroristes car les gendarmes nous répondaient qu’ils ne savaient pas quoi faire d’eux », explique l’un des soldats
Le lieutenant Fabassou dit avoir suivi les consignes de son supérieur, le charismatique général de division de l’armée de terre, Jacob Kodji – décédé lors d’un accident d’hélicoptère en janvier 2017. Mais comment les deux hommes auraient-ils pu échanger alors qu’aucun réseau GSM ne couvrait la zone ? Ces explications du lieutenant sont jugées « dilatoires » par les enquêteurs pour lesquels « l’initiative de cette tuerie lui incombait », peut-on lire dans une note de la sécurité militaire. A Zeleved, le jour de l’exécution, le lieutenant Fabassou n’exige aucun compte rendu de ses hommes. Une fois les dernières balles tirées, les villageois balancent les quatre cadavres dans une fosse creusée dans le cimetière. C’est là que s’accumulent les corps de « BH ».
« Ce n’était pas la première fois que nous exécutions les terroristes », souligne un soldat. « Nous les exécutions car les gendarmes auprès de qui nous les conduisions au départ nous répondaient qu’ils ne savaient pas quoi faire d’eux et refusaient ainsi de les prendre en compte pour les différentes poursuites judiciaires », ajoute un autre. Selon eux, les djihadistes interpellés et remis à la gendarmerie, à la sous-préfecture ou au tribunal étaient parfois libérés et revenaient ensuite attaquer le village, ce qui attisait l’ire du comité de vigilance. « Nous étions alors sevrés de renseignements pendant un bout de temps », précise un troisième militaire. D’après leurs témoignages, ce serait néanmoins la première fois que des femmes et des enfants ont été tués de la sorte.
Prisonnière ou partisane de Boko Haram ?
Cinq ans ont passé. Les dépouilles des quatre victimes n’ont toujours pas été retrouvées, « au vu de la multiplicité des corps et de l’anarchie observée dans le cimetière », est-il précisé dans un rapport. Les enquêteurs ont tout de même pu identifier la dame en boubou. Agée de 43 ans, elle s’appelait Zoumtigui Danoukoua. Sa fille, Lada Hada, n’avait que 6 ans. Nul ne sait si la maman s’était jetée dans les bras des djihadistes, toujours prêts à recruter des femmes pour les marier à des combattants, leur confier des tâches domestiques ou les utiliser comme kamikazes.
Mais le lieutenant Fabassou assure qu’elle et son amie étaient en possession d’une cartouche de calibre 7,62 et surtout, d’une lettre détaillant un plan d’attaque du village par Boko Haram. Il n’a pas gardé la missive qu’il prétend avoir remise au défunt général Kodji. Ment-il pour tenter de justifier cette exécution ? Au moment des faits, ses soldats et ses supérieurs n’ont en tout cas jamais entendu parler ni de la lettre ni de la balle. Et si Mme Danoukoua avait été enlevée de force, avec sa fille et d’autres, par les « BH », comme l’ont dit aux enquêteurs son neveu et son beau-frère ?
Prisonnière de « BH » ou « adepte », le doute demeure. Ce qui ne tracasse pas le lieutenant Fabassou. Aujourd’hui encore, il se dit persuadé « d’avoir bien accompli [la] mission contre ceux qui veulent envahir [le] pays ». Il savait que le soldat Ghislain Landry Fewou Ntieche, désormais âgé de 26 ans, avait filmé l’exécution avec son smartphone. « J’étais chargé de prendre toutes nos différentes missions en vidéo », a expliqué le jeune homme qui a reconnu avoir transmis, par « Bluetooth » les images à des frères d’armes. Il dément néanmoins les avoir lui-même mises en ligne, ce dont doute Fabassou. « Il l’a fait dans le but de nuire à la troupe », insiste le lieutenant, comme pour dénoncer une forme de trahison.
Les exactions de l’armée, dont certaines ont été plus tard documentées par des ONG, devaient rester confidentielles. « Dans cette guerre contre Boko Haram, on a pu observer un transfert mimétique de la violence entre insurgés et militaires, constate le chercheur camerounais, Raoul Sumo Tayo, de l’Institut d’études politiques de Lausanne, en Suisse. La publication de cette vidéo d’exécution a une dimension pathologique et donne à voir une sorte de nécro-pornographie liée au plaisir que les soldats éprouvent. »
Les soldats seront jugés pour assassinat et violation de consigne. Tous risquent la peine de mort. La plupart ne regrettent rien
Au sein des contingents déployés sur place, des brigades informelles dites de « refroidissement » se sont chargées des exécutions, selon plusieurs sources concordantes. « Ils ont voyagé », disaient les militaires tueurs à propos de leurs victimes. « Nous avons mis en place un dispositif chargé de conduire les enquêtes et de s’assurer que les règles internationales sont respectées. Pas question donc de s’en prendre à des civils, nous ne le tolérons pas », prévient aujourd’hui le capitaine de frégate Cyril-Serge Atonfack, porte-parole de l’armée. Un discours qui contraste avec celui de son prédécesseur. Tout comme certains ministres du président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, l’ancien communicant de l’armée, Didier Badjeck, avait dénoncé une « campagne de désinformation » et nié mordicus l’authenticité de la vidéo, qualifiée de « grossier montage ». L’enquête leur donne tort.
Ordonnateur présumé, le lieutenant Fabassou se retrouve sur la sellette, accusé de violation de consigne et de complicité d’assassinat. D’après son avocat, Me Sylvestre Mbeng, il plaide non coupable. Les six soldats autrefois sous ses ordres, dont « Tcho-Tcho », seront jugés pour assassinat et violation de consigne. Tous risquent la peine de mort. La plupart ne regrettent rien. Même s’ils ne savent toujours pas qui ils ont exécuté. Complices ou victimes des « BH », ces femmes et leurs enfants demeurent un mystère. Sur les rives et les îles du lac Tchad, Boko Haram continue d’entretenir la flamme d’une violence également exercée par les armées de la région. Au nom d’un dieu ou d’une république, les tueries se poursuivent et plus de 270 000 déplacés survivent sur ces terres ensanglantées.
Par Joan Tilouine et Josiane Kouagheu