En justifiant l’extermination des Juifs par une prétendue «arrogance», le ministre délégué à la Justice Jean de Dieu Momo révèle aussi la tentation du pouvoir de raviver la division dans un pays qui traverse une période tumultueuse.
- Au Cameroun, la sortie antisémite d’un ministre rappelle le spectre de la haine ethnique
En quelques phrases, le ministre délégué à la Justice Jean de Dieu Momo, jusqu’alors homme politique camerounais de second plan, s’est taillé dimanche une réputation planétaire dont le régime en place à Yaoundé se serait bien passé. Surtout dans cette période particulièrement tumultueuse pour le Cameroun : des manifestations y ont été violemment réprimées le 26 janvier, suivies deux jours plus tard par l’arrestation de plusieurs personnalités de l’opposition, dont son leader, Maurice Kamto, toujours détenu à ce jour sans notification des charges contre lui. Emprisonné à Yaoundé, il a entamé cette semaine une grève de la faim.
C’est précisément pour commenter cette situation tendue que le ministre intervenait dimanche dans Actualités hebdo, une émission de la télévision publique. Mais au bout d’une vingtaine de minutes d’interview, tout dérape. «L’histoire bégaye…», commence par expliquer le ministre avec un grand sourire. Avant de poursuivre : «En Allemagne, il y avait un peuple qui était très riche et qui avait tous les leviers économiques, c’était les Juifs. Ils étaient d’une arrogance telle que les peuples allemands se sentaient un peu frustrés. Puis un jour est venu au pouvoir un certain Hitler, qui a mis ces populations-là dans des chambres à gaz. Il faut que les gens instruits comme M. Kamto puissent savoir où ils amènent leur peuple.»
Ces «propos inappropriés», le gouvernement camerounais les a dénoncés avec empressement dès lundi, se désolidarisant de la sortie outrageusement antisémite de son ministre délégué à la Justice.
Branle-bas de combat
Tollé immédiat ! Les propos antisémites du ministre se répandent comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Et dans la foulée, à trois heures du matin, dans la nuit de dimanche à lundi, l’ambassade israélienne au Cameroun publie un communiqué officiel virulent dans lequel elle se dit «outragée par cette sortie». Branle-bas de combat, quelques heures plus tard, le gouvernement camerounais répond, lui aussi par un communiqué, dans lequel il précise que Momo «s’exprimait à titre personnel».
On imagine bien l’embarras du régime de Paul Biya : Israël est un allié proche, et même vital, chargé notamment de la formation des unités d’élite de l’armée camerounaise. Or celles-ci sont très sollicitées ces dernières années : alors que le nord du pays est gangrené par les incursions de la secte islamiste Boko Haram venu du Nigeria voisin, l’ouest anglophone est, depuis fin 2017, le théâtre d’une guerre sanglante à huis clos entre séparatistes et forces régulières. La rapidité de la réaction de Yaoundé permettra certainement d’éteindre la polémique sans prendre le risque de se priver des conseillers militaires israéliens.
Mais au-delà, ce que Momo a dit avec une spontanéité inquiétante révèle autre chose : la tentation du pouvoir en place de jouer avec les démons ethniques pour désamorcer une crise politique. Maurice Kamto, le leader emprisonné, est de l’ethnie bamiléké, plus grand groupe ethnique du Cameroun, estimé à près de 25% de la population. Mais les Bamiléké sont surtout la cible d’attaques récurrentes depuis l’indépendance. Régulièrement stigmatisés et soupçonnés de vouloir prendre le pouvoir, ils se sont souvent tenus à l’écart de la politique pour investir, avec un certain succès, l’économie.
Course
Ce qui n’a pas empêché Maurice Kamto, ex-ministre en rupture de ban depuis 2011, de se lancer dans la course présidentielle en octobre, ratissant bien plus large que sa propre ethnie. L’issue du scrutin a officiellement permis à Paul Biya de se maintenir en place après trente-six ans de pouvoir. Mais Kamto, et ses nombreux sympathisants, n’ont jamais reconnu les chiffres officiels du scrutin. Et c’est dans ce climat délétère que la stigmatisation des Bamiléké a refait surface dans les médias proches du régime.
Momo lui aussi d’ailleurs est bamiléké. Sa tirade antisémite se voulait d’abord un avertissement adressé à ses frères : «Soyons moins gourmands», conseille-t-il, quelques secondes avant de prononcer les propos infamants. Aveuglé par la surenchère ethnique à laquelle il se prêtait, Momo a donc prononcé les phrases de trop. Aux dernières nouvelles, il n’a pas l’intention de démissionner. Et pour le reste, aucune chancellerie ne s’est émue de l’arrestation des leaders de l’opposition, ni de leur assimilation à un groupe ethnique «trop gourmand».
5 février 2019 Libération
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