Chaque nuit, David* fait le même cauchemar. D’abord les cris, les appels à l’aide qui résonnent. Puis le crépitement des armes, les corps calcinés, les maisons incendiées. Chaque nuit, l’effroi est intact. Pourtant, quatre mois et demi ont passé depuis le drame survenu à Ngarbuh, un village de la région du Nord-Ouest, au Cameroun anglophone. Quatre mois et demi qui n’ont pas suffi à faire la lumière sur ce massacre.
Quand il évoque ses souvenirs du 14 février, David sursaute, comme plongé dans un autre monde : « Il était environ 5 heures du matin lorsque j’ai entendu des tirs. J’ai juste eu le temps de m’enfuir vers la forêt. » Depuis son abri, il aperçoit des militaires qui tirent « en désordre » et, dit-il, des Fulani armés. Plus connus sous le nom de « Mbororos », ces bergers peuls font partie d’un comité de vigilance, ces groupes informels mis en place par le gouvernement pour lutter contre les séparatistes.
Car la guerre civile qui secoue l’ouest du Cameroun n’oppose pas que l’armée camerounaise et les tenants d’une indépendance des régions anglophones. Elle a également aggravé les tensions qui pouvaient exister à l’échelle locale entre éleveurs et agriculteurs. Certains Peuls, soupçonnés par les séparatistes d’être de mèche avec le gouvernement, ont pu être pris à partie par les séparatistes. En réaction, beaucoup d’éleveurs se sont rapprochés des militaires.
Depuis l’embrasement des provinces du Sud-Ouest et du Nord-Ouest en 2017, on estime que les combats ont fait plus de 3 000 morts et jeté 700 000 personnes sur les routes. Une violence qui a ravagé Ngarbuh et hante encore ceux qui ont survécu au massacre du 14 février.
Au moins 22 civils tués selon l’ONU
Ce jour-là, les militaires et leurs supplétifs ne se sont pas contentés de tirer. Quand les armes à feu se sont tues, des flammes ont commencé à jaillir des maisons. David a vu la fumée noircir le ciel. Il n’a découvert l’ampleur du carnage qu’à 10 heures : « Il y avait des corps, des trous dans les corps. Certains étaient brûlés. Même les animaux ne meurent pas ainsi. »
Rejoint par d’autres habitants, le cultivateur fouille les décombres fumants. Une femme enceinte touchée par balles est retrouvée vivante. « On l’a conduit à l’hôpital sur une moto. Son bébé n’a pas survécu. Mais elle a eu la vie sauve », raconte Luc*, un cousin de la miraculée. Lui a perdu ses parents, « assassinés comme s’ils étaient des monstres ».
« On a compté, recompté, assure David. Il y avait vingt et un corps. Parmi les personnes tuées, on a trouvé une autre femme enceinte. Si on comptabilise les deux fœtus, ça fait vingt-trois morts. Alors on a creusé quatre grandes tombes. Il fallait faire vite, l’armée avait menacé de revenir. »
Les organisations de défense des droits humains qui ont alerté sur la tuerie parviennent à peu près au même bilan. D’après l’ONU, au moins vingt-deux civils ont été tués à Ngarbuh, dont quinze enfants et deux femmes enceintes. Dans un rapport qui compile des témoignages de survivants et de membres des familles de victimes, Human Rights Watch (HRW) évoque, pour sa part, au moins vingt et un civils assassinés, dont treize enfants et une femme enceinte.
« Maquiller les faits par des incendies »
Poussé dans ses retranchements, le gouvernement, lui, s’est d’abord muré dans le déni. Il a fallu attendre avril et un communiqué lu sur les antennes de la radio publique CRTV pour que les autorités acceptent d’évoquer la mort de dix enfants, trois femmes et cinq séparatistes, survenue aux cours des combats. Ngarbuh, dit le texte, « était devenu un centre de regroupement des terroristes sécessionnistes et un pôle logistique de ravitaillement en armes, munitions et combustibles » pour les sécessionnistes, expliquent les autorités.
D’après la version officielle, une mission de reconnaissance dans le village a été autorisée par Charles Eric Nyiangono Ze, commandant du 52e Bataillon d’infanterie motorisée (BIM) de Nkambe. C’est le sergent Baba Guida, chef du groupe mixte de Ntumbaw, une localité située à quelques kilomètres de Ngarbuh, qui a été chargé de la conduire. Le détachement, constitué de trois militaires et deux gendarmes, quitte la base le 13 février à 22 heures. En cours de route, le sergent Baba Guida prend l’initiative de se faire accompagner par dix-sept membres du comité de vigilance local des Fulani.
A l’entrée du village, les soldats se séparent et trois d’entre eux prennent le chemin du quartier Ngarbuh 3. D’après le communiqué, une fois sur les lieux, les soldats lancent l’assaut, sur la base d’informations données par un séparatiste repenti. « Après des échanges de tirs au cours desquels cinq terroristes ont été abattus et plusieurs armes saisies, le détachement a découvert que trois femmes et dix enfants ont péri du fait de son action. » Les trois militaires qui ont participé à l’opération ont alors tenté de « maquiller les faits par des incendies », puis « volontairement biaisé » leur compte rendu des événements.
De la part d’un pouvoir camerounais d’ordinaire peu porté à l’examen de conscience, l’aveu étonne. Mais si elles ont salué cette reconnaissance, même tardive, de la responsabilité des militaires, les organisations de défense des droits humains ne partagent pas complètement les conclusions officielles.
« Pas eu d’affrontements »
« Nous l’avons dit et répété : d’après les témoignages récoltés, il s’agissait de tueries délibérées pour punir une population accusée d’avoir abrité ou soutenu les séparatistes armés. Il n’y a pas eu de combats à proprement parler », insiste Ilaria Allegrozzi, chercheuse à Human Rights Watch pour le Cameroun.
« On a l’impression que le gouvernement s’est retrouvé coincé et qu’il a choisi de concéder une part de responsabilité. Mais le bilan des morts et l’histoire sont totalement discordants », souligne Kah Walla, activiste et femme politique d’opposition qui a organisé des marches et des messes en hommage à Ngarbuh.
Pour David, le rapport du gouvernement est « un mensonge », tout bonnement. « Je ne nie pas qu’il n’y a pas de séparatistes à Ngarbuh. Mais ils viennent et partent », dit-il. « Ce jour-là, il n’y avait pas de séparatistes », assure lui aussi Denis Yonta, un pasteur de la convention baptiste du Cameroun. Son collègue, Gaius Bajani, 48 ans, abonde : « Il n’y a pas eu d’affrontements. J’ai assisté à l’enterrement. J’ai discuté avec des familles endeuillées. Ce sont des habitants qui ont été tués. Vingt et un corps dans quatre tombes ; »
Pour tenter d’y voir plus clair, Le Monde Afrique a contacté trois des cinq observateurs ayant participé à la commission d’enquête mixte mise sur pied par Yaoundé. L’un d’eux, Chrysantus Shu Chenwi, secrétaire régional de la Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (CNDHL) pour la région anglophone du Nord-Ouest, nous a confié que les enquêteurs n’avaient pas rencontré de survivants lors de leur descente à Ngarbuh. Les habitants avaient quitté la zone et les observateurs ont été obligés de suivre leur piste dans les villages voisins. « On nous a parlé d’une famille de trois morts. On n’a pas trouvé des membres. On n’a pas comptabilisé ces cas », reconnaît-il.
Une enquête trop courte
Egalement membre de la commission d’enquête en tant qu’observateur, George Nkuo est évêque de Kumbo, une localité où sont réfugiés de nombreux survivants. Selon lui, le bilan gouvernemental « n’est pas le vrai nombre ». A en croire le prélat, le temps d’enquête était court et « il n’était pas possible d’avoir tous les détails. Au moment où la commission était là, les victimes n’étaient pas prêtes à parler ». L’une des recommandations faites par les observateurs a été d’ailleurs l’exhumation des corps. Ce qui n’a pas été fait.
Pourquoi le gouvernement a-t-il publié ses conclusions malgré ces manquements ? « Nous avons mené une enquête dans les règles. Les soldats étaient en mission de reconnaissance autorisée par leur commandant. Nous avons entendu tous les camps », justifie un officier de l’armée camerounaise ayant participé à l’enquête.
Le Monde Afrique a pu consulter le rapport gouvernemental, resté secret jusque-là. Il y est écrit que chacun des trois militaires « a utilisé une boîte chargeur dont la contenance est d’au moins trente cartouches ». Mais, au cours de leur descente sur le terrain, les enquêteurs n’ont trouvé « aucun étui », « ce qui confirme que la scène du crime a été modifiée par quelqu’un qui en avait intérêt ».
Plus grave, dans le rapport d’incendie, l’expert précise que le feu « n’a pas suivi le cycle habituel dans un local ». Une hypothèse consolidée par la découverte de lampes à pétrole et de torches calcinées sur le site, ce qui pourrait « avoir servi à la confection des cocktails Molotov balancés de l’extérieur ».
Rôle très ambigu des Fulani
Pourquoi avoir incendié des maisons si la mort des civils a été accidentelle ? Si les soldats ont été capables de maquiller la scène du crime, n’ont-ils pas pu mentir sur le déroulement des soi-disant combats ? Saura-t-on un jour la vérité sur Ngarbuh ?
Il faudrait, pour en avoir le cœur net, interroger les membres du comité de vigilance présents le 14 février à Ngarbuh. Mais ces dix-sept Peuls sont toujours officiellement recherchés. D’après des militaires contactés, leur arrestation risquerait de porter préjudice aux forces gouvernementales.
Car un flou entoure le rôle de ces civils armés qui fournissent des renseignements aux militaires. « Les Fulani nous accompagnent sur le terrain. Ils maîtrisent la forêt. Ils sont nos yeux et nos oreilles dans plusieurs localités, car les séparatistes vivent au sein de la population qui est le plus souvent complice, malgré les exactions », explique un sous-officier. « Si on les arrête, je crains que les autres prennent peur et se méfient de nous », soutient un autre militaire.
« Parce qu’ils sont protégés, les Fulani ont dit qu’ils allaient confisquer tous les bœufs des habitants. Ils se croient tout permis. Il faut que justice soit rendue pour les morts de Ngarbuh », implore le pasteur Gaius Bajani. C’est l’objectif que s’est fixé Richard Tamfu. Il est l’un des cinq avocats des victimes du massacre.
Trois survivants ont déjà été auditionnés dans le cadre de l’information judiciaire ouverte au tribunal militaire. L’un d’eux a contacté Richard Tamfu après son audition : il a reçu des menaces. « Rien ne pourra t’arriver, rassure l’avocat par téléphone. Nous allons tout faire pour que les trois militaires déjà arrêtés et leurs chefs, qui ont donné l’ordre et sont encore libres, paient ». Les avocats se battent aussi pour que le procès se tienne publiquement et non à huis clos.
Loin des regards, à Ngarbuh, les habitants continuent de vider le village. Apeurés par la présence des forces de défense qui y ont installé un camp, ils fuient avec leurs cauchemars.
*Les prénoms ont été changés.
Par Josiane Kouagheu