ENQUÊTE – La hiérarchie catholique a joué un rôle majeur dans l’accord de sortie de crise trouvé pour organiser la prochaine présidentielle et éviter un bain de sang en République démocratique du Congo (RDC). Médiatrice et influente, elle est de toutes les négociations importantes qui ont marqué l’histoire agitée du géant de l’Afrique.
L’accord est scellé. Tous l’ont signé. Mais personne ne s’avance à se réjouir trop bruyamment. En République démocratique du Congo (RDC), les habitants, comme les hommes politiques ou les ecclésiastiques, savent que les règlements de crise n’ont qu’un temps, et qu’il est souvent court. Le texte est pourtant irréprochable. Tous les points de litiges sont traités, ces points qui ont conduit le pays vers ce que l’on n’ose appeler le fond, tant le Congo croit toujours devoir démontrer que le fond n’est jamais totalement atteint. Pour les Congolais, la première transmission du pouvoir en douceur, après un coup d’État, une guerre civile ou un simple assassinat n’est pas gagnée.
Le nœud de la crise, la date de l’élection présidentielle, est tranché. Le scrutin, qui devait en théorie se tenir en novembre dernier avant d’être annulé faute d’avoir été organisé à temps, se tiendra avant «la fin 2017». Et le président, Joseph Kabila, s’est engagé à ne pas se représenter, comme l’impose la Constitution qui limite à deux les mandats à la tête du pays. Cette possible candidature, que le sortant n’avait jamais vraiment évoquée ni exclue, avait poussé la RDC dans de nouvelles convulsions. Le 19 décembre, date théorique de départ de Joseph Kabila, a ressemblé à une veillée d’armes, Kinshasa, la capitale exubérante, s’enfonçant dans un silence n’augurant rien de bon. Des émeutes avaient éclaté, laissant au moins 40 morts.
En échange de ces ouvertures, l’opposition a consenti à ce que le chef de l’État sortant conserve la présidence jusqu’au vote. Elle a aussi obtenu le poste de premier ministre. Cette cogestion du pays qui se dessine sera surveillée par un Conseil national de la transition (CNT), présidé par Étienne Tshisekedi, opposant fatigué par l’âge mais toujours mordant.
Ce texte balancé, où nul ne perd ni la face ni ses chances de s’emparer du pouvoir, a dû être négocié, presque mot après mot par la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco). Les biais trouvés par les ecclésiastiques pour éviter le pire n’ont étonné personne. «Il n’y avait pas vraiment d’autres solutions de toute façon», glisse un diplomate.
Dans un communiqué, Mgr Utembi s’est dit «heureux» d’être parvenu à un «compromis inclusif» pour éviter au Congo le «chaos». La présence comme le tact de l’Église dans ce jeu politique vitreux n’a pas plus étonné.
La dernière institution debout
Une place que les prêtres doivent à l’Histoire, à l’habitude de se pencher sur les malheurs des Congolais qui n’en manquent jamais. Dans ce pays où les services publics ne sont plus que des souvenirs, l’administration un fantôme et l’armée un corps en permanente restructuration, l’Église apparaît comme la dernière institution fonctionnelle. Elle gère des écoles, des hôpitaux et dispose d’un réseau de prêtres qui prend le pouls d’un peuple épuisé. «Au Congo, l’Église catholique est aujourd’hui la seule structure existante en état de faire passer et suivre ses décisions du sommet de sa hiérarchie jusqu’à la base», souligne, dans les actes d’un colloque, Bob Kabamba, professeur à l’université de Liège. Son aura est rongée par les temples évangélistes, mais elle conserve une influence certaine sur quelque 35 millions de fidèles, plus encore peut-être quand il s’agit d’intercéder auprès du monde politique que de Dieu.
Un homme entretient cette ferveur. Les derniers pourparlers ont certes été conduits par Mgr Marcel Utembi, archevêque de Kisangani et le président de la Cenco, mais tous entendaient derrière la voix grave, le ton doux et décidé du cardinal Monsengwo.
Le très respecté archevêque de Kinshasa se maintient dans un silence un rien forcé. Nommé en 2013 par le pape François au sein du «C9», un conseil chargé d’aider à la réforme de la curie, il se doit de rester discret. Le Vatican, inquiet des prises de positions de son prélat, ne s’en plaindra pas. Cette promotion, Mgr Monsengwo la doit avant tout à une intelligence hors norme. Ce fils de bonne famille a été ordonné évêque à 40 ans, un record en Afrique et maîtrise plusieurs langues. Mais, à 77 ans, aussi rompu aux exégèses constitutionnelles qu’à celles des Saintes Écritures, l’ecclésiastique ne se tait jamais totalement, jouant de son autorité morale unique.
Les fidèles dans la rue
Début 2015, il est redescendu dans l’arène politique alors que le président laissait entendre qu’il pourrait se maintenir au pouvoir. Il s’opposa fermement à «toute révision constitutionnelle et à toute modification de la loi électorale». Quatre ans plus tôt, alors que Joseph Kabila venait tout juste d’être réélu dans un scrutin contesté, l’évêque s’était fendu d’une sortie remarquée, affirmant que les résultats n’étaient «conformes ni à la vérité ni à la justice».
Le président accueille chacune de ces déclarations avec son silence habituel. Mais son entourage laisse entendre qu’il n’apprécie pas. «C’est mon principal opposant», aurait-il même avoué à un diplomate européen.
Le prélat semble se moquer de cette réputation. Une question d’habitude. Les dernières négociations n’étaient pas ses premières. Il y a vingt-cinq ans, il avait déjà conduit l’Église dans le maelstrom politique.
La RDC, qui est encore le Zaïre, est une fois encore au bord du gouffre. En 1992, le régime de Mobutu, englué dans l’impéritie et la crise économique, est à bout de souffle. Le Congo gronde alors que partout l’Afrique se libéralise. Enfermé dans son palais dont il ne peut quasiment plus sortir, le dictateur lâche du lest. Il accorde le multipartisme et une Conférence nationale souveraine (CNS) est organisée pour gérer la transition, avec, déjà, Étienne Tshisekedi dans le premier rôle. Comme en décembre dernier, c’est tout naturellement la Cenco et Mgr Monsengwo que l’on va trouver pour présider cette CNS.
Le vieux maréchal résiste, retire ses engagements. Le clergé lutte et le 16 février appelle ses ouailles à prendre la rue. La répression est féroce. On parle de 40 morts, bilan à jamais provisoire. Les prêtres pleurent mais retiennent les leurs. Mobutu peut s’accrocher. Il ne tombera qu’en 1997, poussé à la fuite par une armée de rebelles venus de l’Est. Cette sinistre guerre, qui laissera plusieurs millions de morts, aurait-elle pu être évitée par l’Église? «Mon rôle était de tendre la corde sans qu’elle ne cède», s’est justifié, à Jeune Afrique, le cardinal.
L’évêque contre l’Homme-Léopard
Entre Joseph Désiré Mobutu et l’épiscopat, la lutte a commencé dès les premiers jours. Le 24 novembre 1965 quand le jeune colonel renverse Joseph Kasa-Vubu, le premier président du Congo, la liesse est générale. Les Congolais acclament le nouvel homme, espérant qu’il mettra un terme aux sécessions meurtrières qui déjà minent le jeune pays. Les Occidentaux se félicitent de cet homme vigoureusement anticommuniste. Les hiérarques catholiques eux se méfient. Ils regrettent Kasa-Vubu, l’allié fidèle, un ancien séminariste avec lequel ils ont en partie conduit la lutte pour l’indépendance. Dans ce combat, le clergé est parvenu à redorer son image ternie par sa longue proximité avec la colonisation belge dont elle était l’un des piliers, laissant même son dogme être manipulé pour «dompter l’indigène».
Le militaire, qui s’autoproclame immédiatement président, n’a guère confiance dans l’Église. Elle est la seule à être en mesure de contrebalancer un pouvoir qu’il rêve absolu. Le bras de fer s’engage, de moins en moins discret. Des campagnes de calomnie s’abattent sur les évêques avant qu’en 1972, le maréchal ne décrète la «zaïranisation» du pays. Cette campagne qui se veut une «décolonisation culturelle» est directement tournée contre l’Église. Les prénoms chrétiens sont proscrits et on impose des «post-noms» locaux. Joseph Désiré devient Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga, le «guerrier qui va de victoire en victoire sans que rien ne puisse l’arrêter». Rien en effet n’arrête l’Homme-Léopard, un autre surnom qu’il prise.
Les entreprises privées sont brutalement nationalisées et immédiatement confiées à des proches du régime. Proprement pillé plutôt que géré, confronté à la chute des cours des matières premières, le Congo s’enfonce dans une récession sans fin. La misère qui s’immisce renforce la puissance de l’Église, dernier bastion de cohérence dans un État à la dérive. À la recherche désespérée de fonds, Mobutu tente en vain de nationaliser les biens catholiques. Face à la fronde, il doit cependant reculer. La visite en 1980 du pape Jean-Paul II achève de poser l’Église en contre-pouvoir, le seul capable de défier le dictateur désormais maréchal-président à vie.
Une posture critique vis-à-vis du monde politique qu’elle n’a jamais plus quittée. Reste que si les chefs catholiques congolais ont bien souvent évité le pire à leurs fidèles, ils n’ont jamais su ou pu guider le pays hors du marasme. L’ultime accord qu’ils ont parrainé en décembre pourrait donc bien être le dernier. S’il devait lui aussi échouer à faire, enfin, de la République démocratique du Congo un pays doté d’un vague avenir, l’Église pourrait y perdre, à son tour, son crédit.
Par Tanguy Berthemet – Le Figaro