Pour Christian Bouquet, professeur émérite de géographie politique à Université de Bordeaux, les résultats de l’élection au Niger sont plus que suspects, du simple point de vue arithmétique.
Toutes proportions gardées, le discours de François Mitterrand à la Baule en 1990 et la phrase de Manuel Valls en janvier 2016 à propos de l’élection au Gabon d’Ali Bongo – pas élu « comme on l’entend » – entrent en résonance. Il y avait chez l’un l’appel à la démocratie et chez l’autre le rappel au respect des règles électorales.
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En cette année 2016 qui connaîtra (plus ou moins) 17 élections présidentielles en Afrique, être élu « comme on l’entend » risque de prendre une importance inédite, dans la mesure où chaque scrutin sera scruté à l’aune des bonnes pratiques. Certaines consultations vont poser aux responsables politiques français des problèmes de langage diplomatique, comme on a déjà pu le voir au Congo-Brazzaville où le président sortant Denis Sassou-Nguesso a clairement verrouillé les mécanismes de contrôle. Ou bien à Djibouti où le quatrième mandat d’Ismaël Omar Guelleh qui avait « juré de partir en 2016 » n’augure rien de bon. Ou encore au Tchad, où Idriss Déby Itno a, lui aussi, coupé les communications pendant les opérations électorales. Et comme on le verra au Gabon et en RD Congo dans les prochains mois.
323 bureaux de vote sans électeurs
On pouvait penser que la situation au Niger serait plus limpide, dans la mesure où l’élection présidentielle de 2011 n’avait pas posé de problème particulier puisque le vainqueur (Mahamadou Issoufou) avait été poussé au second tour par une large opposition qui avait rassemblé à cette occasion plus de 42 % des suffrages. Apparemment plus forte et plus unitaire en 2016, cette opposition regroupée sous le nom de COPA pouvait espérer décrocher l’alternance.
Toutefois, au laboratoire LAM (Les Afriques dans le Monde) où nous avons décidé de cartographier les consultations de 2016 si elles sont crédibles, nous avons éprouvé sur le Niger quelques hésitations portant sur plusieurs critères importants.
Il y a d’abord eu des doutes sur la fiabilité du fichier électoral, ce qui n’est pas propre au cas nigérien car la plupart des pays d’Afrique subsaharienne disposent de services d’état civil embryonnaires et n’organisent des recensements que tous les dix ou quinze ans. Mais, ici, la liste électorale arrêtée pour les consultations de 2016 a suscité des protestations telles que l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie) a dû dépêcher une mission de contrôle en janvier 2016, et ses conclusions étaient – en termes diplomatiques – inquiétantes : 323 « bureaux de vote sans électeurs » étaient ainsi recensés, sans explication.
C’est dans ce contexte qu’a été légalisé le principe du « vote par témoignage ». Il s’agissait ni plus ni moins que d’ajouter à la liste officielle tout citoyen dont l’entourage était en mesure de garantir, le jour du vote, qu’il avait bien la qualité d’électeur. Cette pratique n’était pas nouvelle, mais dans le contexte tendu de 2016 elle a fait grincer l’opposition.
Et, de fait, les « votants sur la liste additive » enregistrés comme tels par la CENI (Commission électorale nationale indépendante) ont été relativement nombreux : 227 534 au 1er tour et 172 482 au second tour. C’est à la fois beaucoup en valeur absolue et peu en proportion puisque la « liste initiale » comptait 7 571 342 électeurs officiellement inscrits. Mais cela reste source de contestation légitime, du moins « comme on l’entend », notamment dans les départements d’Iférouane et d’Ingall, où la participation a dépassé 100 % et où le président sortant a obtenu respectivement 103,48 et 104,39 % des suffrages par rapport aux inscrits. La CENI a d’ailleurs consigné ces chiffres en l’état.
Deux millions de voix venues d’on ne sait où
Autre motif d’inquiétude pour l’exemplarité du scrutin, Hama Amadou, le challenger du président sortant (Mahamadou Issoufou) n’avait pas pu conduire sa campagne électorale puisqu’il était en prison, en raison d’une suspicion de complicité d’adoption illégale de bébés nigérians. Qualifié malgré tout pour le second tour, il n’a pas davantage pu tenir personnellement le moindre meeting puisqu’il a dû être évacué dans un hôpital français en raison d’un état de santé précaire.
Mais c’est surtout autour de l’arithmétique que cette élection suscite un malentendu. A condition naturellement que nous restions dans une logique arithmétique. C’est ainsi que le 1er tour de l’élection présidentielle, tenu le 21 février 2016, avait donné les résultats suivant : 48 % à Mahamadou Issoufou, 18 % à Hama Amadou, 12 % à Seyni Omar, 6 % à Mahamane Ousmane et 4 % à Ibrahim Yacouba. Sachant que les candidats Amadou, Omar et Ousmane (36 % à eux trois) avaient conclu une entente pour le second tour dans le cadre de la COPA 2016, mais qu’ils avaient finalement appelé au boycott, on pouvait s’attendre à une participation sensiblement plus faible au second tour (le 20 mars 2016).
Il n’en fut presque rien. Celle-ci ne descendit que de 8 points à peine (de 66,76 % à 59,79 %). Ainsi, puisque les électeurs n’ont pas vraiment suivi les consignes de boycott, on aurait dû retrouver les chiffres du 1er tour à peine écornés par cette faible abstention.
Or ce ne fut pas le cas, au contraire. Mahamadou Issoufou a réussi l’exploit de gagner presque deux millions de voix (4 105 514, contre 2 247 864 quatre semaines plus tôt), venues d’on ne sait où, sinon des électeurs de ses adversaires puisque le candidat Hama Amadou ne rassemblait plus au second tour que 333 147 voix, contre 824 439 sur son seul nom au 1er tour, et 1 677 402 avec l’ajout (intégral) de ses deux principaux alliés.
En dehors de ces deux taches noires, qui soulignent les anomalies d’Iferouane et d’Ingall, on remarque que cette carte est en déphasage avec celle du premier tour, sauf à Niamey où le second tour semble cohérent. Est-ce parce que l’élection y était davantage surveillée ?
Voilà donc une énigme sur laquelle il conviendrait de se pencher avec attention. Pour cela, il existe quelques outils. Il ne s’agit pas de consulter les observateurs internationaux, par exemple les 130 déployés par la Cedeao, car ceux-ci n’ont observé que ce qu’on leur a montré.
Il s’agit plutôt du recours à ce nouveau mode de vérification des élections en Afrique : les plateformes de monitoring, qui centralisent les remontées à partir de chaque bureau de vote de tous les résultats via les téléphones portables. C’est le meilleur rempart contre le trucage des résultats, puisque il n’y a plus aucune possibilité de modifier les chiffres dès lors que ceux-ci sont transmis en temps réel, et les procès-verbaux eux-mêmes peuvent être photographiés et transférés à la plateforme.
Le Niger disposait au moins d’une structure de ce type, mais celle-ci a-t-elle réussi à faire remonter les tableaux émanant des 25 792 bureaux de vote répartis dans le pays, et parfois situés dans des zones hors réseau ?
En attendant, la nouvelle Assemblée nationale (élue lors d’un scrutin à un seul tour tenu le même jour que le 1er tour de la présidentielle) compte 75 députés (sur 171) appartenant au parti du président réélu (PNDS/Tarayya), ce qui est insuffisant pour disposer de la majorité absolue. Mais les 11 députés manquants devraient pouvoir se trouver facilement dans la dizaine de petits partis qui ont obtenu 5 députés ou moins.
Il reste à savoir si l’ensemble du processus électoral qui a eu lieu au Niger en février et mars 2016 s’est déroulé « comme on l’entend ». Vue sous l’angle de la géographie politique, la réponse, pour l’heure, est négative.
Cet article a d’abord été publié par The conversation.
Christian Bouquet est chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique à Université de Bordeaux Montaigne
Source : LE MONDE