Ouvert fin janvier 2016, le procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de son ministre Charles Blé Goudé devant la Cour pénale internationale a pris un tour inattendu : un témoin à charge a démoli la thèse de l’accusation et insisté sur le rôle nocif de la France pendant la présidence Gbagbo.
On savait que l’accusation aurait beaucoup de difficultés au procès devant la Cour pénale internationale (CPI) de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de son ministre Charles Blé Goudé, tant son dossier, construit sur un récit politiquement orienté, est faible. Mais la vitesse et la façon dont la thèse de l’accusation est en train de s’effondrer ont de quoi surprendre : son premier « témoin clé » a fait exactement l’inverse de ce qu’elle attendait, en témoignant à décharge pour les deux prévenus et en parlant de l’implication de la France dans la crise post-électorale ivoirienne de 2010-2011, ce que le procureur a toujours cherché à éviter.
Auparavant, quatre autres témoins à charge avaient déjà été entendus par la Cour sans permettre d’étayer la principale affirmation de l’accusation, selon laquelle « Gbagbo a, avec son entourage immédiat, conçu un plan commun pour conserver le pouvoir par tous les moyens [à l’issue de l’élection présidentielle de 2010 qui l’a opposé à Alassane Ouattara], y compris par l’emploi de la force contre des civils ». D’après le procureur, ces témoins, deux hommes et deux femmes, ont été victimes d’un des quatre événements de la crise post-électorale retenus contre Gbagbo et qui auraient fait 167 morts (dont un bombardement sur un marché et la répression de deux manifestations).
Mais leurs témoignages, livrés sous identité masquée, ont été souvent imprécis, voire incohérents – avec à la clé un certificat médical produit par l’accusation ayant toutes les allures d’un faux document. L’audition de chacun n’a duré qu’un ou deux jours. Le procès, ouvert fin janvier, donnait alors à voir un triste spectacle, avec en sus d’étranges bourdes commises par la Cour, comme la révélation de noms de futurs témoins à charge.
Avec Mohamed Sam Jichi, dit « Sam l’Africain », son cinquième témoin, le bureau du procureur représenté par son substitut, le Canadien Eric MacDonald, pouvait espérer plus consistant. Homme d’affaires ivoirien d’origine libanaise, Sam l’Africain était annoncé comme un « insider », un « témoin de l’intérieur ». Initiateur et responsable d’un mouvement de soutien à Gbagbo, il est resté fidèle à ce dernier jusqu’à son arrestation, le 11 avril 2011, par les forces de Ouattara, après une vaste opération de l’armée française. Quoi de mieux qu’un membre du propre camp de l’ancien président pour en décrire les supposées turpitudes ? Depuis qu’était connu son statut de « témoin à charge » contre l’ex-chef de l’État, Sam l’Africain était perçu comme un « traître » par des soutiens de Gbagbo.
Pourtant, dès la première demi-heure de son audition, commencée le 7 mars, il a surpris tout le monde. Pendant ses neuf jours d’interrogatoire, qui lui ont permis de revenir sur l’histoire de la Côte d’Ivoire de ces vingt dernières années, Sam l’Africain n’est jamais allé là où le procureur voulait l’amener. Témoignant à visage découvert, il a expliqué qu’il considérait Blé Goudé comme un frère et Gbagbo « comme un père », qui avait été un « grand chef d’État » et un « grand démocrate ». Il a rappelé que la Côte d’Ivoire avait renoué avec le multipartisme grâce à Gbagbo, que ce dernier avait permis des avancées en matière de liberté de la presse, avait toujours été un homme de dialogue, etc.
Ce témoin à charge peu ordinaire a même fait une tirade de douze minutes, se tenant debout pour l’occasion, afin de dire, en larmes, aux juges à propos de Gbagbo : « Ce n’est pas un criminel et je veux que tout le monde le sache. (…) Il y a eu la guerre [en 2011], il y a eu des morts, mais ce n’était pas planifié, c’est arrivé dans le désordre. » Il a aussi battu en brèche plusieurs arguments de l’accusation, expliquant, par exemple, que le slogan de campagne « On gagne ou on gagne » tiré d’une chanson et utilisé par l’équipe Gbagbo pour la présidentielle de 2010, servait simplement à « ambiancer », quand le procureur en faisait une preuve que le président n’avait pas l’intention de quitter le pouvoir…
Le plus intéressant de la longue audition de Sam l’Africain n’est cependant pas sa défense des prévenus ou sa déconstruction du narratif et des clichés du procureur sur la Côte d’Ivoire. Ce sont plutôt ses propos sur le rôle de la France et la manière qu’a eue l’accusation d’y réagir qu’il faut retenir. Sam Jichi a en effet plusieurs fois rappelé le jeu trouble de l’ancienne puissance coloniale lors de la crise post-électorale, mais aussi pendant les années de présidence de Gbagbo (2000-2010). Or l’accusation a pris soin dans son document de « confirmation des charges » de passer sous silence l’implication et même le nom de cet acteur de premier plan en Côte d’Ivoire.
Voici quelques-unes des déclarations de Sam l’Africain : « La France est accusée à 100 % dans l’affaire de la crise et des élections en Côte d’Ivoire. […] Et nous, cela nous révoltait. Il y avait le président Sarkozy [ami de Ouattara] qui s’impliquait avec force dans cette affaire. » « La France de Sarkozy ne voulait plus du régime de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. Tout le monde le sait, toute la Côte d’Ivoire le sait, toute l’Afrique le sait. » « Quand le colon [la France] ne veut plus d’un dirigeant en Afrique francophone, il l’enlève. »
Gbagbo « a toujours lutté pour la souveraineté totale de la Côte d’Ivoire et pour que les pays africains soient respectés. Et je pense que c’est pour ça qu’aujourd’hui il se retrouve ici ». « Le plus petit [Gbagbo] a voulu tenir tête au plus grand [la France] et le plus grand l’a écrasé. » « On n’a pas imaginé que la France pouvait aller aussi loin dans cette crise » et que Sarkozy serait allé jusqu’à faire bombarder la résidence présidentielle « où il y avait des civils ».
« L’accusation reconnaît que les forces françaises ont effectivement tiré sur les manifestants »
Ceux qui voient la CPI comme le « joker des puissants » et comme un outil au service de Paris pour le cas Gbagbo/Blé Goudé ne seront pas étonnés d’apprendre que le substitut du procureur MacDonald s’est fait le défenseur de la France et de son armée, face aux accusations de son témoin. Dès le premier jour, il a cherché à discréditer Sam l’Africain : il a tenté d’imposer l’idée qu’il avait une mémoire défaillante, avant de le qualifier de « témoin hostile ».
Que s’est-il passé le lendemain matin, à la reprise, lors d’un huis clos demandé, la mine défaite, par Sam l’Africain ? Certainement quelque chose de sérieux, puisque le procureur a dans la foulée abandonné le ton agressif qu’il avait à son égard. Mais lorsque est venu le tour de la défense d’interroger Sam l’Africain, MacDonald a, de manière systématique, formulé des objections dès qu’il était question du comportement de Paris. Il s’est même offusqué de constater que « c’est la France qui est en procès ».
Le juge-président, Cuno Tarfusser, est venu à sa rescousse en demandant à la défense et au témoin de « garder à l’esprit que ce procès n’est pas le procès de la France, de l’Union européenne ou des Nations unies ». Réponse de la défense de Gbagbo : « Nous savons à quel point le rôle de la France a été essentiel aussi bien au plan militaire, qu’au plan politique et diplomatique, que, sans la France, nous ne serions pas là et qu’il ne serait pas passé du tout la même chose. »
À l’ouverture du procès, les avocats de Gbagbo avaient déjà longuement rappelé l’implication française dans les nombreux troubles auxquels Gbagbo a été confronté pendant dix ans. Ils avaient relevé que l’accusation ne comptait curieusement aucun militaire ou civil français sur sa liste de témoins.
MacDonald a néanmoins à son tour sidéré la Cour lors de l’évocation d’un événement : celui des tirs, le 9 novembre 2004, de l’armée française depuis l’hôtel Ivoire, à Abidjan, sur une foule de manifestants non armés. Selon les autorités ivoiriennes, cette fusillade avait fait, avec des bombardements français menés la veille sur des ponts de la ville, une soixantaine de morts et 2 000 blessés, traumatisant durablement les Abidjanais. Elle était directement liée à l’affaire du « bombardement de Bouaké » du 6 novembre 2004, et aux deux jours suivants, au cours desquels l’armée française a manifestement tenté un coup d’État contre le président Gbagbo (voir nos récentes révélations sur l’implication de ministres français dans cette affaire).
À La Haye, Sam l’Africain a dit son dégoût de voir que « des militaires français ont tué des dizaines d’Ivoiriens non armés en 2004 et n’ont jamais été poursuivis pour cela », précisant que le comportement « indigne et inacceptable de l’armée française révoltait les Ivoiriens ». Mais, cette fois, le procureur ne s’est pas opposé aux propos de son témoin. Au contraire, il a déclaré, à la surprise générale et sans que personne ne lui demande rien : « L’accusation reconnaît que les forces françaises ont effectivement tiré sur les manifestants et il y a eu plusieurs morts. »
En d’autres termes : MacDonald a admis que la France a commis un crime de guerre, ce qu’elle a elle-même toujours nié. En faisant cela, le procureur a-t-il voulu lâcher du lest pour tenter de reprendre le contrôle de son témoin ?
Le lendemain, il a essayé de faire passer l’idée que les militaires français étaient à l’hôtel Ivoire pour protéger des ressortissants français qui s’y étaient réfugiés. « Cela reste à démontrer », a répondu Sam l’Africain. Les intentions de MacDonald ont outré une partie du public, des images de Canal+ ayant depuis longtemps montré qu’il n’y avait pas de citoyens français à évacuer ce jour-là à l’hôtel Ivoire (voir vidéo ci-dessous). Ironie de l’histoire, la CPI est devenue, grâce au procès de Gbagbo/Blé Goudé, le premier tribunal devant lequel les morts de l’hôtel Ivoire ont été évoqués. Et plus personne en son sein ne peut désormais contester la version des faits reconnue par le substitut du procureur.
Le contre-interrogatoire de Sam l’Africain mené par la défense a permis de comprendre comment il était devenu « témoin à charge » et d’avoir une idée du fonctionnement de l’accusation. L’homme d’affaires a raconté qu’il avait été sollicité par le bureau du procureur en 2011, après l’installation de Ouattara au pouvoir, alors qu’il était retenu prisonnier à l’hôtel La Pergola, à Abidjan, avec plusieurs dizaines de personnes, dont des cadres du parti de Gbagbo. Tous étaient détenus de manière illégale, sans accès à un avocat, a-t-il expliqué. « On avait très peur, on était très inquiets », a-t-il précisé, en faisant allusion à la chasse à l’homme qui se déroulait alors dans le pays contre les partisans de Gbagbo.
Ainsi, le procureur n’a pas hésité à « démarcher » un homme détenu illégalement et dans un état de grande faiblesse, et sur lequel il a visiblement exercé de fortes pressions pendant près de cinq ans. Selon des informations obtenues par Mediapart, des ex-responsables de l’administration Gbagbo ont été approchés dans des conditions similaires. À chaque fois, le bureau du procureur a tenté d’obtenir d’eux, au cours d’interrogatoires interminables, un témoignage à charge contre Gbagbo, en échange de la liberté, d’une prise en charge de leur famille ou du rétablissement de leur salaire suspendu, etc.
À son retour en Côte d’Ivoire, Sam Jichi a été accueilli en héros à l’aéroport d’Abidjan. Un DVD de ses neuf jours d’audition a été mis en vente dans la capitale économique ivoirienne. Suspendu après son passage à La Haye, le procès reprendra le 9 mai. En attendant, on ne peut s’empêcher de se demander comment le procureur va pouvoir éviter le naufrage qui s’annonce, après cinq ans d’enquêtes et des dizaines de millions d’euros d’argent public dépensés. Au cours du témoignage de Sam l’Africain, MacDonald a d’ailleurs déclaré que, finalement, il ne ferait peut-être pas appel aux 138 témoins qu’il avait annoncés…