Les chiffres ne révèlent pas tout. D’après l’ONU, près de 800 000 Tutsi et Hutu modérés ont trouvé la mort lors du génocide au Rwanda, au printemps 1994. Selon un recensement effectué par le ministère rwandais de l’administration du territoire en 2000, ce sont précisément 1 074 017 personnes qui ont été massacrées, à une cadence infernale de 447 morts par heure pendant cent jours.
Mais, sur les vertes collines de ce pays d’Afrique centrale, le bilan est en réalité bien plus lourd. Alors que le Rwanda va commémorer, dimanche 7 avril, les 25 ans du génocide des Tutsi, des cadavres sont encore déterrés tous les mois sur des chantiers ou après des orages.
Dans l’horreur extrême, on ne peut pas tout quantifier. Quel que soit le conflit, la douleur et le traumatisme des survivants n’entrent pas dans les statistiques. On communique sur le nombre de disparus, parfois de blessés, mais il y a les autres, ceux qui ont vu, qui ont survécu. Au Rwanda, les blessures psychologiques restent vives.
Un quart de siècle ne suffit pas à une mère hutu pour « oublier » qu’on l’a forcée à jeter ses enfants tutsi dans une rivière ou à les tuer à coups de marteau. Les associations de rescapés ont recensé vingt-neuf façons de tuer pendant le massacre. Mais tout le monde n’est pas mort.
Des vies surgies du chaos
Le viol a été utilisé comme arme de destruction massive par les Interahamwe, les milices hutu. Bien que la plupart des femmes aient été abattues après avoir servi d’esclaves sexuelles, un rapport des Nations unies a conclu qu’au moins 250 000 d’entre elles furent violées au printemps 1994. Elles furent parfois pénétrées avec des tessons de bouteilles de bière, des branches de bananier, des ubuhiri, sorte de massues cloutées…
Leurs organes sexuels furent mutilés à la machette ou à l’acide. Dans sa folie meurtrière, le régime génocidaire a aussi imaginé une manière plus lente de tuer des femmes. Il a libéré des hôpitaux des bataillons d’hommes malades du VIH, et leur a donné pour mission de violer jusqu’à épuisement. On estime que 70 % des femmes abusées ont contracté le virus.
Mais au milieu du chaos jaillit parfois la vie. Si des mères ont abandonné l’enfant qu’elles portaient à la suite des violences qu’elles ont subies, d’autres l’ont gardé. Et, parfois, aimé. C’est ce que montrent les clichés de Jonathan Torgovnik, photographe israélien installé en Afrique du Sud et fin connaisseur du continent africain.
Lire aussi : Enquête sur le financement du génocide au Rwanda : après les tueries, l’heure des comptes (édition abonnés)
En 2006, il se rend au Rwanda dans le cadre d’un reportage sur le sida en Afrique. Il rencontre des femmes porteuses du virus, dont certaines sont devenues mères après avoir été abusées. Près de 20 000 enfants sont nés dans l’enfer des viols collectifs et répétés commis pendant le génocide. Il entame alors le projet « Intended Consequences » (« Conséquences prévues »), les témoignages qu’il recueille sont effroyables.
« Ces femmes ont connu une expérience monstrueuse, dit-il. Le lien de confiance s’est tissé progressivement avec elles. La plupart n’avaient jamais parlé de ces viols avant que je les rencontre. Je pense qu’elles avaient besoin de raconter, de se confier, mais pas à quelqu’un de leur communauté. » Il les a photographiées juste après s’être entretenu avec elles, afin que l’émotion apparaisse dans les images. Les enfants ignorent alors bien souvent qui est leur père, même si à l’école on les traite de « fils d’assassins » ou de « descendants d’interahamwe ». Pour le photographe, il est impossible d’interroger ces jeunes qui n’ont alors que 12 ou 13 ans.
Des mères délestées de leur terrible secret
« J’ai attendu dix ans, puis je suis retourné les voir, raconte Jonathan Torgovnik, qui a reçu en 2012 le prix Découverte des Rencontres d’Arles pour ce travail et le soutien du Pulitzer Center for Crisis Reporting. Beaucoup de choses avaient changé. La plupart des mamans avaient raconté à leur enfant comment ils étaient venus au monde et, quand elles le savaient, qui était leur père. Autrefois, ces femmes étaient traumatisées et marchaient tête basse, je les ai senties soulagées d’avoir parlé. » Entre-temps, le reporter a créé conjointement Foundation Rwanda, une ONG qui apporte un soutien financier et psychologique aux victimes du génocide.
« D’avoir pu parler entre elles, d’échanger sur leurs expériences et de voir que d’autres avaient connu les mêmes sévices les ont aidées, assure Jonathan Torgovnik. Elles ont compris qu’elles n’étaient plus seules, et cela a participé à leur processus de guérison. » En dix ans, certaines ont été emportées par des maladies liées au sida, comme Aline. Le journal intime de cette Rwandaise violée à d’innombrables reprises devant sa famille sert aujourd’hui de témoignage posthume.
En le lisant, sa fille, Jackie, a compris que sa mère ne lui avait jamais parlé de son père biologique dans le dessein de la protéger. « Je ressens de la honte et de la douleur d’être le résultat d’un viol et de savoir que mon père était un assassin, a confié la jeune femme au photographe. Mais j’ai pardonné à ma mère. Si elle m’a caché son terrible secret, c’était pour mon bien. »
Aline et tant d’autres participent à ce qu’il convient d’appeler le « miracle rwandais ». Un quart de siècle après le génocide, le pays, qui connaît aujourd’hui l’une des plus éclatantes réussites économiques du continent, est aussi devenu l’un des plus sûrs. Même s’il est impossible de tout oublier, le temps a fait son œuvre et les Rwandais vivent ensemble.
À Kigali, au sein même de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), on préfère toutefois rester prudent, et ne pas parler de « réconciliation », mais de « cohabitation pacifique ». « Jusqu’en 2008, on comptait de nombreux assassinats de victimes ou de témoins dans les procès liés au génocide, assure Jean-Damascène Bizimana, directeur du CNLG. Aujourd’hui, malgré les thèses négationnistes et révisionnistes qui se développent, il n’y en a quasiment plus. » Les chiffres le confirment.
Le travail de Jonathan Torgovnik au Rwanda en 2016 a reçu le soutien du Pulitzer Center for Crisis Reporting.
En 2006, Jonathan Torgovnik est allé à la rencontre des rescapées du massacre et de leurs enfants. Il les a retrouvés en 2016 alors que fils et filles avaient appris le secret de leur naissance. Ce diptyque porte un regard à la fois cru et sensible sur l’après-génocide.
Justine et sa fille Alice
Justine : « Les miliciens m’ont amenée dans une plantation de bananes et ils m’ont violée pendant trois jours d’affilée. Dans l’église où j’étais cachée auparavant, mes parents, mes frères et mes sœurs ont été tués. Je suis la seule survivante de ma famille. L’an dernier, j’ai dit à ma fille qu’elle était née à la suite d’un viol commis pendant le génocide. Comme plusieurs hommes ont abusé de moi, j’ignore qui est son père. En entendant cela, ma fille a été choquée, traumatisée. Moi, j’étais soulagée. Si Alice m’avait posé des questions, j’aurais pu lui dire que je me bats aujourd’hui contre le VIH. J’attends une autre occasion, j’ai besoin qu’elle le sache. »
Alice : « Je suis née dans la violence du génocide. Quand j’étais jeune et que je demandais à ma mère qui était mon père, elle ne me répondait pas. Lorsqu’elle m’a enfin raconté, j’ai été triste, mais j’ai essayé d’être forte pour ne pas la faire souffrir encore plus. Au fond de moi, j’étais heureuse de connaître enfin la vérité. Je n’ai pas posé de questions, car je ne souhaitais pas attrister ma mère. Je ne cherche pas à savoir qui était mon père. Je sais seulement qu’il était parmi des tueurs, qu’il a fait des choses que même un animal n’aurait pas pu commettre. Depuis cette discussion avec ma mère, nos relations se sont améliorées. Avant, j’étais triste. Maintenant, je me sens libre. »
Stella et son fils Claude
Stella : « Je voulais voir mourir mon fils à sa naissance. Je n’avais rien à lui donner, même pas de lait maternel. Dans un camp de réfugiés au Congo [Zaire], j’ai servi d’esclave sexuelle à des miliciens hutu. Ensuite, j’ai travaillé très dur pour un homme qui m’a violée lui aussi. Il m’a été très difficile de dire à mon fils comment il avait été conçu. Mais, en lui révélant la vérité, j’ai eu l’impression de poser à terre un fardeau. Aujourd’hui, Claude est un jeune homme et j’ai de l’espoir pour lui. Je le vois comme un arbre avec des branches capables de donner naissance à plein d’autres arbres. Il est toute ma vie, je l’aime. »
Claude : « Je dînais avec ma mère lorsqu’elle m’a raconté que celui qui la violait menaçait de la tuer si elle ne lui obéissait pas. Elle est tombée enceinte, et je suis né. Lorsqu’elle s’est enfuie du camp à travers la forêt, elle a trébuché sur une branche et j’ai roulé par terre. Elle a probablement envisagé de m’abandonner, mais elle m’a emmené. J’étais triste, quand elle m’a raconté cela. Je ressens de la honte en pensant à la façon dont je suis né ; et j’aurais souhaité en discuter avec mon père, mais il est mort. Je voudrais devenir un homme responsable, bâtir mon avenir et aimer mes enfants autant que ma mère m’a aimé. »
Bernadette et son fils Faustin
Bernadette : « L’homme qui m’a violée a raconté aux miliciens que, comme j’avais été arrogante avec lui, il fallait que je devienne plus petite. Ils ont alors tapé sur mes jambes jusqu’à broyer mes os. Plus tard, j’ai été amputée et mon fils est né. Jusqu’au jour de mon accouchement, j’ai tenté de cacher ma grossesse. Mais j’ai fini par accepter cet enfant et j’ai aujourd’hui de bonnes relations avec lui. Son père, qui a été condamné, est venu chez moi pour me demander pardon. Il m’a fait souffrir, mais il m’a laissée en vie contrairement à d’autres femmes tuées pendant le génocide. Alors, j’ai pardonné. Après vingt-cinq années, je ne ressens pas de traumatismes. »
Faustin : « À l’occasion des commémorations du génocide, lorsque le nom de mon père est cité parmi les meurtriers, mon cœur se serre. Je suis allé le voir en prison et je lui ai demandé : “Pourquoi es-tu là ?” Mais il a eu honte et n’a pas voulu me répondre. Ma mère lui a pardonné ce qu’il a fait et moi aussi. Même si être né à la suite d’un viol me rend triste. Je suis également désolé pour tout ce qu’a subi ma mère, pour toutes les chances qu’elle n’a pas eues dans la vie à cause de ce qui est arrivé. Avant de m’endormir, je m’interroge parfois longuement sur mes origines. Aujourd’hui, je travaille très dur à l’école et fais tout pour ne pas décevoir ma mère, dont je me sens proche. »
Valérie et son fils Robert
Valérie : « J’avais 15 ans quand j’ai été violée par un homme qui m’a fait croire qu’il allait me protéger. Lorsque les rebelles du Front patriotique rwandais, qui ont libéré le pays, se sont approchés de là où nous vivions, il m’a emmenée en Tanzanie. Comme je suis tombée enceinte, il a dit que j’étais sa femme et m’a épousée. Mais je ne l’ai jamais aimé. J’entends des femmes parler de plaisir dans l’amour, mais je ne sais pas ce que c’est. Pour moi, le sexe est une torture. J’ai évidemment pensé que c’était mieux de ne pas avoir cet enfant, de ne pas porter cette honte avec moi. Quand son tueur de père est sorti de prison, mon fils m’a dit qu’il ne souhaitait même pas le rencontrer. »
Robert : « Lorsque je vois des enfants avec leur père, je souffre de ne pas avoir une vraie famille. Quand j’étais jeune, les sœurs de ma mère me traitaient de Hutu. Je ne comprenais pas pourquoi elles disaient cela. Puis ma mère m’a raconté qu’elle avait été violée par un homme qui avait tué beaucoup d’autres femmes. Elle m’a dit qu’elle m’aimait, m’a encouragé et m’a rassuré. De nombreuses victimes de viol ne disent pas la vérité à leurs enfants parce que c’est difficile, mais ma mère a eu ce courage et je la respecte beaucoup. »
Aline et sa fille Jackie
Aline : « Je n’ai pas de vie. Mes parents et mes douze frères ont été massacrés dans une église. Quant à mon mari, il a été abattu dans l’école de mes enfants. Eux, j’ai pensé les avoir perdus après avoir été violée sous leurs yeux par au moins quatorze miliciens. Pendant quatre jours, ils ont abusé de moi puis m’ont abandonnée. Je suis parvenue jusqu’à la ville avec l’intention de me faire tuer, pour mourir, enfin. Mais l’enfer a continué avec un autre homme. Quand j’ai accouché, je ne voulais pas voir ma fille ni la toucher. Comment aimer cette enfant ? On s’est quand même revues, mais je n’ arrive pas à lui parler. En 2001, on m’a annoncé que j’avais le sida. » (Aline est morte en 2009)
Jackie : « À chaque fois que je riais, ma mère disait que j’avais le rire des gens horribles comme mon père [les Hutu]. Elle affirmait que je ne devais pas exister. Un jour, elle a essayé de me jeter dans le feu, mais un de mes frères m’a sauvée. Ma mère est morte, mais je l’aime encore aujourd’hui. J’ai retrouvé son journal intime après son décès. Elle y raconte ce qu’elle a subi, ses sentiments pour moi. Je lui ai pardonné car, si elle ne m’a jamais avoué la vérité, c’était pour me protéger. C’est ce que j’ai lu. Aujourd’hui, il y a des questions qui restent sans réponse, mais je dois avancer, réussir mes études. Je rêve de devenir avocate. »
Clare et sa fille Elisabeth
Clare : « Avant le génocide, j’avais une famille, des parents, des enfants, des cousins… Personne n’a survécu. J’ai d’abord été abusée dans la chambre d’un prêtre. Ce dernier a appelé ses copains “pour prendre du plaisir avec une Tutsi” et ils m’ont violée trois fois chacun. Puis ils m’ont frappée, m’ont cassé les dents et laissée pour morte. Quand j’ai découvert que j’étais enceinte, j’ai voulu avorter, mais je ne savais pas comment faire. J’ai envisagé de tuer ma fille à sa naissance, mais elle ressemblait aux membres de ma famille, j’ai alors compris qu’elle faisait partie de moi et j’ai commencé à l’aimer. Aujourd’hui, nous avons un lien très fort. Je la considère plutôt comme ma sœur.
Mes dents ont été refaites grâce à Foundation Rwanda. Je les ai immédiatement montrées à l’homme qui me les avait brisées, et je lui ai souri. Avant, dès que je croisais cette personne, je lui jetais des pierres. Maintenant, je lui lance des sourires. »
Elisabeth : « Entre ces deux photos, il s’est écoulé onze années et il s’est passé beaucoup de choses. Ma mère m’a raconté son histoire, et je suis heureuse aujourd’hui de savoir qui je suis. Quand elle me l’a annoncé, je n’ai pas demandé de détails, car j’ai vu à quel point c’était traumatisant pour elle. J’étais très triste, mais j’ai compris que beaucoup d’enfants avaient perdu leurs deux parents alors que, moi, j’ai ma mère et cela m’a beaucoup réconfortée. Avant cela, je ne me doutais de rien. Comme mes plus jeunes frères et sœurs avaient un père et pas moi, je pensais que le mien était mort pendant le génocide. Je me demandais dans quel camp il était, dans celui des victimes ou dans celui des bourreaux. Aujourd’hui, je suis enceinte. Je prie pour que mon époux passe du temps avec ses enfants, car moi, je n’ai jamais eu la chance d’avoir un père. »
Le Monde Afrique