Au magasin Ma Colombe, on trouve des chemises bien coupées, des chaussures à la mode et des costumes à l’italienne. Située dans une rue piétonne du centre-ville de la capitale rwandaise, à proximité de la Banque de Kigali, la boutique a pignon sur rue. A droite, il faut emprunter un couloir sombre puis monter un escalier étroit pour accéder à l’étage et découvrir une salle blanche entièrement vide. « Les locaux sont à louer depuis plusieurs mois, explique un vendeur du magasin. Voilà, c’était ici… La table avec les micros se trouvait dans cette pièce. »
Les micros en question étaient ceux de la Radio-Télévision des Mille Collines (RTLM), qui encouragea le génocide au Rwanda il y a vingt-cinq ans. Sur ses ondes, le média a diffusé la haine, timidement d’abord, puis de façon totalement assumée. Il a par exemple divulgué le nom des personnes à abattre, offert des primes en échange de cadavres et exhorté les miliciens à massacrer : « Vous allez mettre le feu aux Tutsi et ils vont regretter d’être nés… Faites du bon travail ! », « Les fosses sont encore à moitié vides, vous devez les remplir ! » La RTLM a joué un rôle capital dans le génocide de 1994, où 800 000 Tutsi et Hutu modérés ont perdu la vie, selon l’ONU.
Présentation de la série Rwanda : les lieux du génocide
Diffuser l’idéologie du « Hutu Power »
« Depuis longtemps circulait l’idée de créer une radio libre rurale qui accompagnerait la démocratisation et proposerait une voix alternative, et plus interactive, au discours officiel et un peu suranné de Radio Rwanda [la radio nationale] », écrit l’historien Florent Piton dans Le Génocide des Tutsi du Rwanda (éd. La Découverte, 2018). En avril 1993 est donc créée la RTLM, qui commence à émettre le 8 juillet. Parmi la cinquantaine d’actionnaires, on retrouve des proches du président Juvénal Habyarimana, tous membres de l’Akazu (« la petite maison », en kinyarwanda), un groupe de Hutu radicaux dirigé par Agathe Habyarimana, la femme du président.
Félicien Kabuga, considéré comme le grand argentier du génocide, est au cœur du financement de ce média. Dans le tour de table, il y a aussi Jean Bosco Barayagwiza, fondateur de la Coalition pour la défense de la République, un parti radical hutu, et Ferdinand Nahimana, un universitaire originaire de la même région que le président Habyarimana. Félicien Kabuga sollicite également le soutien de la Fondation Konrad-Adenauer, un think tank associé à la CDU, le parti démocrate-chrétien allemand. Le budget total s’élève à 3 millions de francs français, soit plus de 450 000 euros.
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Le but de la RTLM est de diffuser l’idéologie du « Hutu Power » soutenue par les extrémistes partisans du nationalisme ethnique. Son succès repose sur la diffusion de musiques zaïroises, rumbas entraînantes et chaloupées, et de groupes rwandais dont les textes relaient la propagande. Le chanteur le plus populaire de l’époque s’appelle Simon Bikindi. Dans son tube « Bene Sebahinzi », il incite les « descendants des cultivateurs à se réveiller ». Il exhorte le peuple majoritaire (les Hutu composaient 85 % de la population) à l’union sacrée contre les envahisseurs tutsi, « des éleveurs venus d’Ethiopie » dans l’idéologie du « Hutu Power ».
« On entendait la voix de la mort »
Des listes de personnes à abattre ont circulé dans Kigali dès le 6 avril 1994 au soir, prouvant que les meurtres étaient planifiés. Ils ont commencé vers 21 heures, quelques dizaines de minutes seulement après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Cet événement, qui va déclencher le génocide, est évoqué peu de temps avant sur les ondes de la RTLM, avec un jour d’erreur. « Le 4 ou le 5, il va se passer un petit quelque chose, annonce avec cynisme un animateur, début avril. A Kigali, en ces journées de Pâques, une petite chose est prévue. Cette petite chose va continuer les jours suivants… Hohoho ! »
Dans le studio, les animateurs rient, fument et boivent de la bière toute la journée. L’ambiance est toujours conviviale, afin d’encourager les tueries dans la bonne humeur. A l’antenne, il faut divertir pour mieux exterminer les Tutsi aux barrages ou dans les collines. L’animatrice vedette de la station s’appelle alors Valérie Bemeriki. « Elle animait d’une façon horrible », se souvient Isaac Nkubito, responsable de quartier d’une milice hutu, dans le documentaire Sept jours à Kigali : « A l’écouter, on avait peur. On entendait la voix de la mort. »
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« Je me disais que les Tutsi n’étaient pas des personnes. Je les voyais comme des animaux, des sauvages », répond Valérie Bemeriki dans ce documentaire qui relate avec précision la première semaine du génocide : « Notre rôle était d’indiquer les endroits où ils se trouvaient pour que les miliciens les retrouvent et les tuent. » A longueur de journée, on peut entendre sur les ondes de la RTLM un torrent de haine : « Les inyenzi [terme qui désignait les Tutsi et qui se traduit par « cafards »] pullulent dans notre pays. Attrapez-les et faites les souffrir ! Faites-les souffrir parce qu’à partir de maintenant, on ne rigole plus ! », « A l’heure où je vous parle, les cafards brûlent. Ils sont en train de s’enflammer »…
Sur les barrages, les miliciens Interahamwe (« ceux qui travaillent ensemble », en kinyarwanda) sont souvent ivres. Les messages qu’ils écoutent toute la journée sur la RTLM les galvanisent. Le but de la radio est de les pousser à une compétition morbide : « Prenez vos machettes et coupez tous les grands arbres [les Tutsi] ! Il ne doit en rester aucun… » « Nous étions comme des chiens qui ont la rage, confie Valérie Bemeriki dans Sept jours à Kigali. On a tué sans aucune pitié. »
Vue imprenable sur les collines
Vingt-cinq ans après, que sont devenus les animateurs et les actionnaires ? Arrêté au Cameroun en 1996, Jean Bosco Barayagwiza a été condamné pour génocide à trente-sept ans de prison par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ; il est mort en 2010 d’une hépatite C dans une prison du Bénin. Ferdinand Nahimana a été condamné par la chambre d’appel du TPIR à trente ans de prison pour sa responsabilité « dans les crimes d’incitation directe et publique à commettre le génocide et pour n’avoir pas prévenu ou puni la diffusion de propos criminels à la RTLM » ; il purge sa peine au Mali. Valérie Bemeriki a été condamnée à perpétuité pour planification de génocide ; elle est incarcérée dans un pénitencier rwandais.
D’autres courent toujours. Félicien Kabuga, 84 ans, est l’un des fugitifs les plus recherchés de la planète. Pour avoir notamment importé 25 tonnes de machettes chinoises un mois avant le début des massacres, il est accusé de « génocide, complicité, incitation et complot en vue de commettre un génocide et crime contre l’humanité ». La justice internationale offre 5 millions de dollars (environ 4,5 millions d’euros) pour le moindre renseignement susceptible de conduire à son arrestation.
Quant à Agathe Habyarimana, la veuve du président, 76 ans, elle vit dans le département de l’Essonne, en région parisienne. Sa demande de titre de séjour lui ayant été refusée, elle a fait appel auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Une information judiciaire a été ouverte contre elle suite à la plainte déposée en février 2007 par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda pour « complicité de génocide et crimes contre l’humanité ».
Sur le toit du bâtiment qui abritait les anciens locaux de la RTLM, l’émetteur de la station, qui a fonctionné jusqu’au 31 juillet 1994, a été démonté. Il ne reste aujourd’hui que quelques gravats, une vieille citerne et, toujours, cette vue imprenable sur les collines environnantes. Deux étages en dessous, au milieu des costumes seyants du magasin Ma Colombe, on a complètement tourné la page sur l’histoire douloureuse du bâtiment. « C’est du passé, affirme une jeune vendeuse. Je n’y pense jamais parce que je préfère me concentrer sur mon travail. On a de belles chemises en promotion, ça vous intéresse ? »