Il écrase sa cigarette, vérifie encore une fois les messages sur son vieux portable à l’écran craquelé. L’heure approche et Rachid, pharmacien soudanais au chômage, se sent comme un sportif avant une compétition. Il a à peine touché son plat d’assida (porridge) et de foul (fèves) dans un petit restaurant, près de Burri, le quartier emblématique de la contestation du pouvoir à Khartoum. Sur les tables, on lit : « Pour tout paiement, 40 % maximum par carte bancaire, le reste en liquide. » La crise économique est en train d’étouffer le Soudan, l’argent disparaît. C’est cela, en particulier, qui agite tous ceux qui osent, malgré l’état d’urgence et la violence des services de sécurité, descendre dans les rues pour réclamer la chute de l’exécutif, dirigé par Omar Al-Bachir depuis presque trente ans.
Rachid, rencontré deux semaines avant les nouvelles manifestations des 6 et 7 avril, compte ses derniers billets. Vite, tout est sur le point de commencer. Le plan des sites de regroupement pour les manifestations du jour dans la capitale soudanaise vient de tomber sur les téléphones, envoyé par les responsables clandestins de l’Association des professionnels du Soudan (SPA), le mouvement qui règle la contestation depuis qu’ont eu lieu les premières manifestations, le 19 décembre 2018. Mais les membres de la SPA avaient préparé ce mois depuis longtemps, dans le plus grand secret. A présent, l’épreuve du feu est engagée.
Il est 12 h 50. Dans dix minutes tout juste, des garçons et des filles, des femmes, des hommes et des enfants vont se réunir aux quatre coins de la ville et tenter de constituer un cortège pour manifester. Cette ponctualité amuse beaucoup Rachid : « C’est la première fois que les Soudanais arrivent à être à l’heure. » Il n’y a pas d’alternative. Pour échapper à la répression, il a fallu édicter des règles, fixer des protocoles : organiser une multiplicité de points de rendez-vous ; les révéler au dernier moment, pour que se constituent des petits groupes et tenter de les faire fusionner quelque part avant que ne s’abattent sur eux les matraques de la répression. Puis s’échapper et recommencer ailleurs…
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Impression de calme trompeuse
Ces derniers temps, les manifestations ont lieu presque chaque jour dans certains quartiers en pointe dans la contestation : Burri, à Khartoum, Shambat ou Wad Mudawi, à Omdourman, et d’autres encore, à Khartoum Nord. Les trois parties de cette ville énorme, étendue sur près de cent kilomètres du nord au sud. Ça et là, la contestation s’y allume comme un feu. L’avant-veille, c’était au marché central. Mais certains coins au fond de la ville sont en éruption presque tous les jours. Il suffit de circuler la nuit pour voir les pneus brûler à l’entrée des ruelles, là où s’arrête la route principale commence une micro-émeute qui cessera une heure plus tard, et reprendra sans doute le lendemain. Dans l’intervalle, Khartoum donne une impression de calme trompeuse.
« Ce pouvoir nous a tout pris, on lui demande de tout nous rendre, mais de commencer par la liberté », dit un professeur d’université
Ce jour-là, cela se passe juste au sud de Burri. Comme à chaque fois, il va y avoir de la casse. On ne pourra pas l’imputer aux manifestants, qui n’ont rien pillé, rien brisé, rien détruit mais aux hommes de la « sécurité ». En uniformes dépareillés ou en civil, treillis ou chemise flottant au vent, ces derniers attendent, assis à l’arrière des pick-up, qu’on les lâche sur les manifestants. Dans leurs mains, ils serrent des tuyaux, des fouets, de longs bâtons, des kalachnikovs. Eux aussi attendent 13 heures, heure à laquelle il va leur falloir écraser, le plus vite possible, les départs de manifestation.
Le reste du temps, ils attendent des journées entières sous les arbres, se soulageant dans des recoins, avant de courir, encore, derrière des manifestants qui ne renoncent jamais. Depuis plus de cent jours, ils ont eu beau frapper comme des sourds, tuer, arrêter, torturer, rien n’y fait.
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« Nous laisser faire la paix entre nous »
Quand on interroge les gens de tous les âges qui prennent part aux manifestations, mille choses se bousculent dans les conversations, mais ce n’est pas la peur. Ce professeur d’université qui a vu ses collègues disparaître dans les prisons déclare ainsi :
« Ce pouvoir nous a tout pris, on lui demande de tout nous rendre, mais de commencer par la liberté, et de poursuivre en nous laissant faire la paix entre nous-mêmes. Pourquoi avons-nous toujours été en guerre ? »
C’est ce chauffeur de taxi qui vous regarde et vous dit :
« On avait du pétrole, tout devait aller bien, mais je ne sais pas ce qui s’est passé. Tout va mal. Je ne peux même pas me marier, cela coûte trop cher. Et maintenant, je ne peux même plus acheter à manger. »
C’est encore ce promoteur immobilier, dont tous les chantiers sont arrêtés, et qui avoue « n’avoir réalisé que récemment ce qui s’est passé au Darfour », se désolant « d’avoir cru la propagande [pendant la campagne de répression, qui a fait 300 000 morts, selon les Nations unies, au début des années 2000] » prétendant que les habitants de l’ouest du Soudan étaient « des ennemis, qu’il fallait détruire ».
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A Khartoum, désormais, on parle de société, de futurs possibles, de corruption, d’utopies. On parle du Soudan comme d’un grand corps malade, à soigner de toute urgence. Et, sans distinction d’âge ni de sexe, on est prêt à se pencher sur le cas du patient national. « Plus personne ne soutient ce pouvoir, à part les gens de la sécurité, parce qu’ils sont payés, mais cela prendra bientôt fin. Il n’y a plus d’argent dans les caisses », explique cet entrepreneur influent, dans sa vaste demeure de Khartoum, à l’heure nocturne où se faufilent les visiteurs venus esquisser les projets pour le Soudan de demain.
Avant, la présence de ces membres des services de renseignement, le NISS, aurait paralysé tout le monde. Aujourd’hui, ils ont l’air ridicules
Pour sentir le vent qui souffle dans les maisons, les ruelles, les universités fermées, il suffit de s’attabler dans ce qui fut l’un des plus anciens restaurants de Khartoum, le Papa Costa, dans le souk Al-Arabi, à une dizaine de minutes de marche du quartier général des forces armées. Des garçons et des filles fument, conspirent, se murmurent aussi, sans doute, des mots d’amour. Les tablées rient, écrivent fiévreusement des choses, puis tout le monde s’envole.
Il ne reste alors que les messieurs à moustache et lunettes fumées, qui n’ont pas touché à leur café, et n’ont sans doute rien saisi des conversations. Avant, la présence de ces membres des services de renseignement, le NISS, aurait paralysé tout le monde. Aujourd’hui, ils ont l’air ridicules, à la traîne, avec leurs mauvais costumes et les cigarettes qu’ils laissent se consumer sans plaisir au bout de leurs doigts.
Brutaliser tout ce qui manifeste
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Mais il est 13 heures. Rachid saute dans sa voiture, une vieille Giad blanche, assemblée au Soudan, comme il y en a partout, dans les rues. Cette voiture est un élément crucial des manifestations. C’est un des responsables de l’organisation qui l’avait expliqué :
« Avec le boom pétrolier [des années 2000], les voitures se sont multipliées. Cette ville est grande, la classe moyenne est ruinée mais on ne va pas lui enlever son véhicule. On peut donc décider d’un point de rendez-vous, tout le monde arrive en voiture ou en touk-touk [triporteurs], pour rejoindre les quartiers où se trouvent les manifestants les plus déterminés. »
Comme Rachid, des groupes éparpillés étaient assis dans les cafés, les restaurants, attendant l’heure. A présent, ils sont tous en train de foncer sur les avenues interminables de Khartoum vers le point de rendez-vous. Le pharmacien sans emploi monte le son de l’autoradio et pousse la climatisation. La station joue Highway to Hell, d’AC/DC, un morceau que les brigades des mœurs auraient interdit il n’y a pas si longtemps. La voiture, avec le volume au maximum, tourne dans l’avenue juste à côté d’un Pizza Hut. C’est le point de rendez-vous, mais c’est un peu tard. Ils sont déjà là, les véhicules avec la tête de faucon sur la porte, et ces silhouettes qui descendent des camions et des pick-up avec de quoi brutaliser tout ce qui manifeste.
Sur le macadam, des pick-up avec des plaques rouges zigzaguent. « La sécurité, ils repèrent les points de rassemblement pour guider les autres », explique Rachid, en désignant les forces des services de renseignement, ou les différentes milices affiliées au parti du Congrès national (NCP), au pouvoir, ou d’autres formations liées à une des mouvances islamistes. Ils sont des dizaines de milliers, ne rendent de comptes à personne, et constituent le bras armé de l’Etat. Son pilier principal, aussi.
On change de côté de la rue. Où sont les manifestants ? Deux filles arrivent en marchant d’un pas élastique, côte à côte, et jettent des regards furtifs. Elles sont vêtues de noir, en baskets, longue robe souple pour pouvoir courir. « Elles aussi, elles cherchent. » Un message du téléphone indique le nouveau rendez-vous, ce n’est pas loin. Sur place, il y a encore dans l’air la vibration des manifestations, celle du moment où, tout à coup, tout s’accélère, lorsque des garçons sortis de nulle part tirent un poteau téléphonique abattu pour bloquer leur rue, lorsque les premières pierres volent, que les services de sécurité chargent.
Lorsque des femmes avec leurs grandes lunettes de soleil lancent les premiers youyous, crient les premiers slogans. « Ce n’est pas juste la peur qui s’en est allée, c’est le désir de vivre qui nous est revenu », dit une dame au coin d’une ruelle en plein chaos à Burri, capitale informelle de la contestation, en regardant tendrement des enfants avec des masques de chirurgien crier le slogan de base des manifestations, adressé au chef de l’Etat : « Démission, point final ! »
La charge est furieuse
Mais ici, un peu plus au sud, la manifestation du jour a à peine eu le temps de commencer que s’abattent les nervis du pouvoir. La charge est furieuse, d’une rapidité et d’une efficacité déconcertantes. Des hommes en civil, le visage masqué par un foulard, se mêlent à la foule et tapent avec leurs bâtons. Certains balancent, comme négligemment, des armes automatiques à bout de bras. Une folle course a commencé dans les nuages de gaz lacrymogène. Les voitures sont paralysées sur l’avenue livrée au chaos. L’un des hommes en treillis sort un conducteur de son véhicule et le frappe au visage.
Un groupe d’hommes habillés en camouflage désert arrive en moulinant de grands coups. Ils ne sont plus qu’à quelques mètres, il faut se cacher dans un véhicule, prendre l’air dégagé. Ils ont repéré un groupe de filles qui vient de s’engouffrer dans un restaurant à kebab bourré de clients. Pour les faire sortir, pas besoin de tactiques élaborées. Ils ouvrent les portes vitrées et tirent les lacrymogènes dans la salle, les clients sortent en s’arrachant la peau du visage et en suffoquant, avant d’être frappés sur tout le corps. Hommes, femmes, enfants, tout le monde y passe. D’autres nappes de gaz viennent un peu plus asphyxier passants et manifestants. Il faut s’esquiver avant de finir à l’arrière d’un pick-up, emmené par les hommes sans visage vers leurs centres de détention.

Au début de la vague, en décembre, les manifestations ont grossi à vue d’œil. Une répression brutale s’est alors abattue. Des centaines, puis des milliers d’arrestations ont rempli les prisons et les « ghost houses » des services de renseignement, ces demeures sans nom ni adresse connue où se pratique la torture, parfois jusqu’à la mort. On ne connaît pas avec certitude le nombre de détenus. Un rapport de Physicians for Human Rights, rendu public le 6 avril, estime à « plus de soixante » les décès au cours de cette phase de contestation.
Dans un quartier lointain, au sud de Khartoum, un homme contemple ses deux bras bandés. Lors de son interpellation dans une manifestation, quelques semaines plus tôt, il a subi le traitement que les hommes de la « sécurité » infligent à leurs victimes : les deux mains brisées. Certains à coups de crosse. D’autres à coups de tuyau. On l’a relâché, les poches vidées, couvert de sang, tétanisé de douleur, à l’autre bout de ville. Il ne se souvient plus comment il est rentré chez lui. Dans cette modeste maison, au coin d’un chemin de terre, au milieu de petits immeubles inachevés, la colère gronde, on parle de vengeance. Son père est là, qui crie qu’on fasse tomber une bonne fois pour toutes « ce régime qui mutile nos enfants et nous affame ». Les services de sécurité ne se hasardent plus dans ces quartiers, la nuit. ils pourraient tomber dans une des embuscades qui se multiplient, même si elles ne sont l’objet que de jets de pierre.
Une crise profonde
Ce n’est pas la première fois que le pouvoir soudanais a recours à la brutalité pour écraser la contestation. Omar Al-Bachir est arrivé à la tête du Soudan en 1989, à l’aube du 30 juin. Dans quelques semaines, il y aura trente ans que ce colonel peu connu est apparu comme la figure d’un coup d’Etat opéré par les forces armées qui dissimulait, en réalité, la prise du pouvoir par les membres des cellules du mouvement islamiste. Ensuite, la contestation a débuté assez vite. « Dès 1995, il y a eu des manifestations et une répression implacable », soupire Ibrahim Adam Mudawi, un influent défenseur des droits de l’homme qui a perdu le compte du nombre de fois où il a été emprisonné ces dernières décennies.
« La population de Khartoum a compris que les méthodes du Darfour peuvent s’appliquer contre eux. », Ibrahim Adam Mudawi, défenseur des droits de l’homme
Depuis la sécession du Soudan du Sud, en 2011, le pays s’est enfoncé dans une crise profonde, perdant une grande partie de ses revenus pétroliers qui avaient, les années précédentes, donné lieu à un « boom ». En 2012, puis l’année suivante, des manifestations ont été réprimées avec violence. En 2013, « environ 200 personnes ont été tuées en quelques jours, les gens de la sécurité avaient ordre de tirer en visant les têtes et les poitrines. Un carnage », témoigne Ibrahim Adam Mudawi, qui a aussi travaillé à dénoncer les crimes commis au Darfour. « La population de Khartoum a compris que les méthodes du Darfour peuvent s’appliquer contre eux. Cela a entraîné une énorme prise de conscience », analyse-t-il.
Une autre nuit, une autre demeure, où se discutent les lendemains du Soudan. Voici qu’entre un visiteur. L’homme est un vétéran de la politique soudanaise. On devra taire son nom. Responsable du mouvement islamiste dans les années 1980, il a été un pilier de la préparation du coup d’Etat d’Omar Al-Bachir. Il était chargé, alors, de la mobilisation parmi les étudiants. Entre-temps, il a joué aussi un rôle dans le parti au pouvoir, le NCP, puis s’est éloigné récemment du régime, devenu selon lui « clientéliste et corrompu ». Il n’est pas le seul. Même le mouvement islamiste est divisé.
« Les attentes sont considérables »
Mais quelque chose d’autre est arrivé :
« Avec le recul, je me rends compte que l’idée que nous nous faisions de la société, et ce qui devait être mis en place, à commencer par l’application stricte de la charia, était une erreur. Notre pays aspire à vivre en harmonie. Il nous faut penser d’abord aux conditions de cette harmonie avant d’imposer des règles religieuses. »
Est-ce une ultime pirouette d’habitué de la dissimulation et de la clandestinité, pour gagner son auditoire ? L’ancien responsable de la branche soudanaise des Frères musulmans travaille à présent à rassembler toutes les forces antipouvoir, dans une large coalition. « Il y a même des communistes ! Et on se parle, c’est fou. Mais le temps est venu. Le pouvoir n’a jamais été aussi faible, croyez-moi, je le connais de l’intérieur. »
La résistance s’étend et s’organise. Des comités ont été créés pour tabler sur différents aspects de la contestation. Par exemple, ce monsieur d’un certain âge, qui dirige une cellule chargée d’inventer des dispositifs pour bloquer les pick-up. Dans un atelier, à l’écart, on forge des pièces de métal, on essaye des combinaisons d’huile, de peinture, d’autres choses encore. Dans une autre maison, toujours à l’abri des regards, un ingénieur est en train de travailler sur un plan pour une transition de quatre ans. « Il faut avant toute chose un plan de relance de l’économie. Les attentes de la population seront considérables, il faut tout de suite améliorer les conditions de vie. »
Sur l’écran de son ordinateur défilent des diagrammes, des plans élaborés. Ils seront discutés, dans le secret de bureaux ou de salons, parmi les responsables de la contestation. Sa fille surgit dans le salon, il ne baisse pas le ton. « Elle part à une manifestation, ils vont sauver le Soudan, ces jeunes. »