Pour en avoir bénéficié en tant que chef rebelle en 1990 et failli en être la victime en 2006 puis en 2008, Idriss Déby sait que les vents qui amènent le changement dans son pays se lèvent souvent à l’est. Inutile donc de rechercher sur la télévision nationale tchadienne un sujet sur l’actualité soudanaise. Les mois de révolte populaire comme la répression qui s’est abattue sur Khartoum demeurent au Tchad des angles morts. Pour les émissions, priorité est donnée aux cérémonies officielles, organisées à grands frais par l’Etat : une ode permanente à l’action du couple présidentiel, Idriss et Hinda Déby.
La réunion à N’Djamena de l’Organisation internationale de la francophonie sur l’éducation des filles, un thème idéal pour présenter aux yeux du monde une image de dirigeant moderne, vient de s’achever que déjà s’est ouvert, mercredi 26 juin, un forum destiné à attirer des investisseurs du monde arabe. Comme à son habitude, le président Déby circule escorté comme un chef de guerre, laissant dans son sillage une capitale bloquée dans l’attente de son retour au Palais rose, un nom de bâtisse romantique pour une forteresse ultrasécurisée. Au Tchad, tout commence et tout s’arrête à la sécurité – la question absorbe 30 % du budget de l’Etat –, surtout celle du chef.
Dans un pays dirigé depuis bientôt trente ans par le même homme, où la gestion de la manne pétrolière a abouti à la construction de bâtiments fantômes et à une dette de 1 milliard de dollars (880 millions d’euros), et où les protestations publiques comme les réseaux sociaux sont interdits depuis plus d’un an, le pouvoir craint un effet tache d’huile, où les jeunes tchadiens viendraient imiter leurs voisins soudanais.
« Passe difficile »
« On ne peut pas calquer les deux situations. Au Tchad, la priorité des gens est d’éviter la guerre. Nous sommes dans une passe difficile avec les problèmes de la vie chère mais nous n’avons jamais été une société d’abondance. Je ne crois donc pas au soulèvement que quelques activistes tentent de provoquer depuis l’étranger », relativise un officiel sous couvert d’anonymat.
Le pouvoir garde cependant les yeux braqués sur le Soudan. Dernier chef d’Etat à avoir rencontré Omar Al-Bachir en exercice, M. Déby a discrètement reçu à N’Djamena, lundi 17 juin, le général Abdel Fattah Al-Bourhane, le chef du Conseil militaire de transition soudanais. Depuis la chute en avril de celui avec lequel il avait fini par conclure une paix sous surveillance, les émissaires circulent entre les deux capitales.
« La situation actuelle n’est pas mauvaise pour nous », juge un cadre du pouvoir à N’Djamena afin de résumer la préférence tchadienne pour une solution soudanaise encadrée par des galonnés. Plus anxieux, un autre concède : « On ne se fait pas d’illusions, on ne peut que conseiller la sagesse et prier pour un accord entre militaires et civils. »
Le pouvoir tchadien, qui juge que « le Soudan n’est pas un problème de politique étrangère mais un problème interne », réfléchit à éviter les scénarios du pire. L’une des craintes exprimées est que l’armée soudanaise se révolte contre la Force de soutien rapide dirigée par Mohammed Hamdane Daglo, plus connu sous son pseudonyme de « Hemetti ». Ses miliciens, actuels maîtres de Khartoum, pourraient alors se replier dans leur région d’origine du Darfour, le long d’une frontière où de nombreux liens les unissent et les confondent aux populations tchadiennes. Le chef d’état-major particulier de M. Déby, Bichara Issa Djadallah, est ainsi un cousin de « Hemetti ».
La région est riche en armes, pourvoyeuse de combattants et génératrice de conflits. Dans le Ouaddaï, frontalier du Darfour, des rixes meurtrières ont éclaté entre agriculteurs de la communauté maba et éleveurs arabes. Selon plusieurs sources, ces derniers bénéficient de l’appui d’officiers ayant investi leur fortune dans l’achat de troupeaux de bovins. Le chef de l’Etat a publiquement menacé, début juin, de rétablir la cour martiale pour juger militaires et civils impliqués dans ces violences intercommmunautaires.
Pour le pouvoir, le danger est que le Soudan joue un effet démultiplicateur des ambitions et des frustrations tchadiennes. Un bouleversement de la donne soudanaise pourrait renforcer des clans arabes qui n’ont jamais cessé de lorgner le pouvoir à N’Djamena. Il pourrait aussi pousser vers la rébellion des autochtones ouaddaïens qui se sont souvent montrés réceptifs aux appels des insurgés. Enfin, et c’est là que se situe sûrement la première inquiétude d’Idriss Déby : quelles en seront les conséquences sur la communauté zaghawa, la sienne ? Installés de part et d’autre de la frontière, les Zaghawa entretiennent depuis plus de dix ans une relation ambivalente avec le président tchadien.
C’est parmi les siens qu’Idriss Déby forme sa première garde mais qu’il trouve aussi ses ennemis les plus farouches. Timan Erdimi, le chef rebelle dont la colonne, venue du Sud libyen, a été bombardée par l’armée française en février alors qu’elle longeait la frontière soudanaise, n’est autre que son neveu et ex-directeur de cabinet.
L’armée tchadienne, dont la plupart des hauts gradés sont issus de la communauté Zaghawa, était-elle prête à une guerre fratricide ? Plusieurs sources avancent que non. « Les Zaghawa se sont mobilisés sur les messageries WhatsApp et Telegram pour dire que nous n’avions pas intérêt à nous entre-tuer pour lui, relate un officier sous couvert d’anonymat, assurant par ailleurs que des soldats ont saboté les chasseurs de l’armée tchadienne en versant du sable dans les réservoirs. Après cela, le président a compris que l’armée n’était pas avec lui et qu’il fallait demander une intervention extérieure. »
« Un allié sur qui on peut compter »
La France a une fois de plus répondu positivement. Comme en 2006, où, par un tir de semonce, elle avait arrêté une offensive rebelle, comme en 2008 où elle avait sécurisé le réapprovisionnement en munitions de l’armée tchadienne alors que la capitale était en proie à une attaque d’insurgés. Depuis sa décision en janvier 2013 d’envoyer ses soldats combattre les groupes djihadistes dans le nord du Mali, Idriss Déby est passé du statut d’allié régional à celui de partenaire quasi intouchable dans « la guerre contre le terrorisme ».
Ouverte en 1986 pour contenir l’expansionnisme libyen, l’opération « Epervier » a été remplacée en 2014 par « Barkhane », destinée à lutter contre les islamistes armés de la région. Les thèmes changent mais le quartier général reste à N’Djamena. « C’est un allié sur qui l’on peut compter. Si demain, Boko Haram attaque depuis le lac Tchad ou un groupe de miliciens janjawids déboule du Soudan, nous lui prêterons encore très sûrement main-forte », dit une source officielle française.
Les interventions militaires de Paris au Tchad visaient pourtant jusque-là des groupes politico-militaires dont la seule ambition était de prendre le pouvoir. Cette recherche du maintien de la stabilité à tout prix a eu un effet pervers : la France et plus largement les pays occidentaux ont permis à ce pouvoir autocratique de se renforcer.
Depuis l’entrée en vigueur de la IVe République en mai 2018, Idriss Déby s’est octroyé les pleins pouvoirs. La fonction de premier ministre, qui permettait d’offrir un certain équilibre entre cadres du nord et du sud du pays, a été supprimée. Les députés ont perdu leur droit de veto, transformant l’Assemblée nationale en « Chambre d’enregistrement », selon un observateur étranger.
« Il n’y a guère que la France qui soutienne sans faille l’organisation des élections législatives, poursuit la même source, alors qu’elles ont été reportées depuis 2015 et promises par M. Déby pour la fin 2019. La frustration de la population monte et les partenaires se crispent. Pour la première fois, l’Allemagne a refusé de voter un appui budgétaire en laissant passer le message que tout ne peut être conditionné à la sécurité. » Jusqu’ici, l’instabilité du Sahel a constitué la meilleure protection d’Idriss Déby, une sorte de rente sur l’insécurité de ses voisins. Pour Paris, il reste le domino qui ne doit pas tomber.
Par Cyril Bensimon