Une victoire pour la famille Traoré et un cinglant revers pour le parquet de Pontoise, accusé par la défense de Bagui Traoré d’un «manque d’impartialité» et d’une «erreur judiciaire» qui lui a causé «cinq ans de détention provisoire pour rien». Sous les applaudissements des nombreuses personnes venues pour le soutenir, l’homme de 29 ans a été acquitté ce vendredi par la cour d’assises du Val-d’Oise des chefs de «tentatives de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique» face à pas moins de 80 gendarmes. Il était accusé d’avoir organisé les violences urbaines qui ont suivi la mort de son frère en juillet 2016. «Personne, ni dans la procédure ni à l’audience, n’a indiqué l’avoir vu tiré, ni s’être tenu près d’un tireur, ni entendu donner des consignes, a motivé le président Marc Trévidic ce vendredi soir. Un débat sur de simples hypothèses n’a pas sa place dans une cour d’assises. […] La justice ne peut pas se passer de preuves, or c’est ce qu’il s’est passé dans le cas de Bagui Traoré.» Deux des autres accusés ont été condamnés à des peines allant jusqu’à douze ans de prison.
«C’est une décision historique, a réagi Me Frank Berton, un des conseils de Bagui Traoré. Celui qu’on présente depuis des années comme l’instigateur des violences […] celui qui était décrié, vilipendé, insulté ainsi que sa famille sont réhabilités. Il va pouvoir sortir la tête haute de la prison.»
Au fur et à mesure du procès, l’accusation a fait «naufrage» selon la défense de Bagui Traoré : «Pas une seule question sur les faits, pas une question sur son emploi du temps pendant les trois jours d’émeutes.» Au point que le parquet a fini par requérir l’acquittement mardi. Un retournement inattendu après qu’il a voulu impliquer «coûte que coûte» Bagui Traoré dans l’affaire selon Frank Berton : «Un coup, on lui dit «Tu as tiré». Un coup, «Tu as donné le fusil à [un autre accusé]». Un troisième coup, il n’a plus donné l’arme mais les ordres. Et d’un coup, hier, il n’y a plus rien ?» L’avocate générale Ingrid Gorgen a reconnu dans son réquisitoire qu’il n’y avait «pas de preuves» de sa participation aux émeutes et que les trois semaines de procès lui avaient donné une «lecture différente» du dossier.
«Sans téléphone, compliqué d’orchestrer les événements»
Les avocats de Bagui Traoré ont plaidé en chœur que le parquet «savait déjà parfaitement» que certains éléments du dossier disculpaient leur client. Lors de la première des émeutes, il était en garde à vue après avoir été interpellé aux côtés de son frère puis transféré à Pontoise. Les avocats de Bagui ont souligné au passage «l’inhumanité absolue» d’un tel traitement : il sera interrogé pendant plus d’une heure concernant une autre affaire juste après avoir appris la mort de son frère, à quelques mètres de lui. Il n’en sort qu’à 0h30, alors que les premiers tirs sont déjà en cours et ne rentre à Beaumont que vers 1h30 du matin, en stop et sans son téléphone confisqué. «Sans téléphone, compliqué d’orchestrer les événements», a reconnu l’avocate générale.
L’accusation contre Bagui Traoré reposait également sur des témoignages de protagonistes qui se sont effrités pendant l’audience. Un des tireurs, acquitté également, accusait Bagui d’avoir organisé les violences : il a complètement changé de version à la barre. «J’ai menti, a-t-il avoué. Il n’a jamais porté d’arme, n’a jamais tiré, n’a jamais été le meneur.» L’homme a reconnu avoir voulu se «venger», pensant que Bagui Traoré l’avait lui-même «balancé».
Dans le box des accusés, ce dernier n’a cessé de clamer tant son innocence que sa conviction d’être la cible d’un «acharnement judiciaire». «Les gendarmes ont tué mon petit frère, je n’ai rien à faire dans le box des accusés, a-t-il scandé lors de son interrogatoire. C’est horrible d’être en prison pendant cinq ans quand vous n’avez rien fait.» Il en est persuadé : son implication dans cette affaire est intimement liée à la mort d’Adama. «Il leur fallait un Traoré et ils ont pris celui qui avait le casier judiciaire le plus chargé pour couvrir ce qu’ils avaient fait», a-t-il estimé. Une «diversion», «l’arbre qui cache la forêt», a abondé son avocat Me Frank Berton. «C’est parce qu’il est le témoin de la mort de son frère qu’on l’a attiré dans cette procédure», a-t-il ajouté, et pour «toucher» toute une famille qui se bat contre les violences policières.
«La porte de la prison va s’ouvrir, Bagui»
«Cinq ans après, les rôles se sont inversés, c’est moi, ma famille qui nous retrouvons du côté des coupables alors que ce sont les gendarmes qui occupent les bancs des victimes», a regretté Assa Traoré, venue témoigner «en tant que sœur de Bagui mais aussi en tant que sœur d’Adama». Elle a dénoncé que ce procès organisé en grande pompe – deux grandes tentes de retransmission installées dans le hall du tribunal avec un dispositif de sécurité hors normes – se tienne avant même celui de la mort de son frère : «J’ai l’impression que la vie d’Adama comptait moins que celle des dizaines de gendarmes constitués partie civile.» La mère d’Adama, très émue à l’annonce du verdict, confie : «On a eu la justice pour Bagui, on attend la justice pour Adama. Ce sont les gendarmes qui auraient dû être jugés, car au début la violence vient d’eux.»
«Acquitter, c’est préserver l’honneur de l’institution judiciaire, a lancé Me Frank Berton aux jurés avant le verdict. Acquitter c’est dire qu’on ne condamne pas un homme sans charge, sans preuve, que la justice dans cette affaire ne peut pas être l’otage des forces de l’ordre.» Mercredi, il avait fait une promesse à son client : «La porte de la prison va s’ouvrir, Bagui. Parce que ces gens vont te faire sortir. Et tu vas pouvoir aller à la marche blanche.» Un hommage pour les cinq ans de la mort d’Adama. C’est chose faite : il y sera au premier rang, le 17 juillet, aux côtés de sa famille pour enfin faire son deuil.
«Nous continuerons à aller marcher car c’est un bel espoir aujourd’hui, mais le combat n’est pas terminé, a réagi Assa Traoré à la sortie du tribunal. On reprendra une totale confiance en la justice quand les gendarmes seront sur le banc des accusés pour la mort de mon autre frère.» Si Bagui a martelé qu’il n’était pas coupable dans cette affaire, elle souligne qu’«Adama lui, est dans une boîte. Il ne peut pas crier son innocence car il est mort».
Libération.fr
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