Le professeur de droit le plus célèbre du Bénin reste en prison, et c’est dans une cellule de la maison d’arrêt de Cotonou qu’il célèbrera, le 18 juillet, son 48e anniversaire. Joël Aïvo, éminent constitutionnaliste, a comparu jeudi 15 juillet devant la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (Criet). Cette juridiction spéciale, créée en 2018 et considérée par ses détracteurs comme un instrument de musellement de l’opposition, s’est donnée jusqu’au 5 août pour statuer sur sa compétence et sur la demande de libération conditionnelle déposée par les avocats de la défense.
Accusé de « blanchiment de capitaux et d’atteinte à la sûreté de l’Etat », l’ancien doyen de la faculté de droit et de sciences politiques de l’Université nationale du Bénin (UNB) est défendu par de célèbres avocats béninois et européens, parmi lesquels l’ancien bâtonnier Robert Dossou, le professeur Barnabé Georges Gbago, les Français Christophe Bass et François Mazon, ainsi que leur confrère belge Ludovic Hennebel.
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« Le Professeur », comme l’appellent ses concitoyens, a été interpellé le 15 avril à Godomey-Togoudo, à la périphérie nord de Cotonou, alors qu’il revenait du campus. Selon ses avocats, les policiers n’étaient porteurs d’aucun mandat d’arrêt et leur client n’avait reçu aucune convocation du juge. Interrogé ensuite par la police judiciaire avant d’être présenté au procureur spécial de la Criet, Mario Elom Mètonou, Joël Aïvo sera accusé le lendemain de « blanchiment de capitaux et d’atteinte à la sûreté de l’Etat » puis placé sous mandat de dépôt à la prison civile de Cotonou.
Des dizaines d’opposants emprisonnées
« Son arrestation est liée notamment aux positions qu’il a prises pendant la campagne présidentielle et qu’il a relayées dans des médias français, affirme Ludovic Hennebel. Mais à aucun moment, il n’a incité la population à commettre des violences. »
Depuis l’élection de Patrice Talon en 2016, le Bénin connaît une dérive autoritaire dénoncée par de nombreuses ONG internationales de droits humains. En 2020, il a ainsi été radié de la liste des « pays sûrs » par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), une décision maintenue le 2 juillet.
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De sources concordantes, plusieurs dizaines de manifestants, blogueurs, opposants et voix critiques lors de l’élection présidentielle ayant conduit à la réélection de Patrice Talon en avril (avec plus de 86 % des voix) seraient aujourd’hui emprisonnés. Après son arrestation, la cellule de Joël Aïvo, d’environ 33 m², accueillait une quarantaine de détenus politiques et de droit commun. Interdit de promenade, Joël Aïvo n’en sortait que pour recevoir, deux fois par semaine, son épouse et, plus souvent, ses avocats ainsi que certains de ses collaborateurs.
« J’ai senti la mort de près »
Joël Aïvo, qui continue de suivre les travaux de ses doctorants, a finalement été transféré, le 9 juin, dans un quartier plus décent. C’est pourtant là que l’opposant a été testé positif au Covid-19 une semaine plus tard.
Les autorités pénitentiaires se sont alors opposées à son transfèrement à l’hôpital. Informé, l’un de ses amis médecins en France, le docteur Célestin-Alexis Agbéssi a aussitôt débarqué à Cotonou et lui a prodigué des soins. « J’ai senti la mort de près », confiera-t-il à ses conseils.
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Sur le campus de l’UNB, mais aussi dans le cercle des juristes africains et francophones, Joël Aïvo jouit d’une solide réputation. Fils de Déhoumon Houessou Aïvo alias « Baba Yabo », un célèbre comique et conteur disparu en 1985, père de deux enfants qu’il n’a pas vus depuis son incarcération, ce passionné de droit public a étudié à l’UNB, puis à l’Université Pierre-Mendès-France Grenoble 2 et à l’Université Jean-Moulin Lyon 3, en France.
Sa thèse, soutenue en 2006 avec les félicitations du jury, porte sur un sujet prémonitoire : « Le président de la République en Afrique noire francophone. Essai sur les évolutions institutionnelles de la fonction au Bénin, au Cameroun, au Gabon et au Togo ».
« Cinq ans, c’est cinq ans ! »
Ses ennuis commencent lorsqu’il laisse entrevoir ses ambitions politiques. En 2017, Joël Aïvo s’oppose à une première tentative de révision constitutionnelle par le président Patrice Talon. En février 2019, le gouvernement décide de supprimer les élections à l’université et il est alors brutalement démis de ses fonctions de doyen de la faculté de droit et de sciences politiques, puis remplacé. Quelques mois plus tard, dans la perspective du scrutin présidentiel de 2021 auquel il annonce sa candidature, il décide, sans grands moyens, de sillonner le Bénin, d’aller à la rencontre « du pays profond ».
Il pourfend aussi la décision gouvernementale de proroger de quelques semaines le mandat du président Patrice Talon. Au cours d’un meeting, le 26 décembre 2020, il lance un slogan « Cinq ans, c’est cinq ans ! » qui fait florès. En février 2021, il brocarde le nouveau système des parrainages d’élus, très controversé. Un dispositif qui l’écartera, tout comme la totalité des autres opposants, de la compétition électorale.
« Le procès de la démocratie »
Selon les avocats de Joël Aïvo, les officiers de police judiciaire – qui ont procédé à son interrogatoire dans la nuit du 15 avril – auraient indiqué avoir agi dans le cadre d’une procédure de flagrant délit, l’intéressé étant soupçonné avant tout d’appel à l’insurrection. « Devant le procureur, c’est devenu une affaire de blanchiment d’argent et d’atteinte à la sûreté de l’Etat, insistent-ils. Les charges ont été modifiées entre le moment de l’interpellation de notre client et sa présentation au procureur spécial de la Criet. »
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« Ce genre de glissement n’est pas exceptionnel, répond le procureur spécial de la Criet, Mario Elom Mètonou. Les officiers de police judiciaire font leurs enquêtes, rassemblent des informations et proposent des chefs d’inculpation au procureur à qui appartient, seul, la décision ultime. C’est donc lui qui décide des motifs d’inculpation qui lui permettront de faire sereinement son travail. »
Joël Aïvo reste fidèle à sa ligne de conduite. « A ses yeux, le procès ne sera ni celui d’une supposée tentative de déstabilisation, ni celui d’un improbable blanchiment d’argent, mais le procès de la démocratie », souligne l’un de ses proches collaborateurs.