S’il existait un prix de l’opiniâtreté, Jean Balan serait un sérieux prétendant à la victoire. Avocat commis d’office il y a quinze ans dans l’affaire du bombardement du camp militaire français de Bouaké, en Côte d’Ivoire, qui tua neuf soldats de l’opération « Licorne » et un civil américain le 6 novembre 2004, il est devenu, au fil de l’information judiciaire ouverte à Paris pour « assassinats et tentatives d’assassinats », l’aiguillon de ce dossier.
Conseil d’une vingtaine de survivants et de familles qui se sont constitués parties civiles, Jean Balan en est arrivé, au gré des avancées ou des blocages de l’enquête, à une déduction : l’attaque des avions ivoiriens sur l’emprise française a été manipulée par un cercle de dirigeants français afin d’obtenir un prétexte au renversement de Laurent Gbagbo, le président d’alors, avec qui les relations étaient exécrables. L’avocat le reconnaît lui-même, les preuves formelles de cette culpabilité font défaut ; mais en s’appuyant principalement sur les 15 000 pages du dossier d’instruction, il revient sur les actes qui interrogent encore, expose les mensonges ou les incohérences de ministres de l’époque.
A quelques semaines de l’ouverture à Paris du procès de trois des quatre pilotes et copilotes biélorusses et ivoiriens, le 17 mars, et alors que le ministère des armées a cessé depuis 2018 de lui verser ses honoraires, Jean Balan vient de publier Crimes sans châtiment : affaire Bouaké, un des plus grands scandales de la Ve République (éd. Max Milo), dans l’espoir de lever « la chape de plomb » qui, selon lui, recouvre cette affaire.
Quelle est l’intention de ce livre ?
« Si la justice avait pu faire son travail, je n’aurais jamais écrit ce livre. »
Je n’aurais jamais écrit ce livre si la Cour de justice de la République (CJR) avait été saisie et si une enquête sérieuse avait été menée concernant l’attitude des trois ministres concernés par cette affaire : Michèle Alliot-Marie, à l’époque ministre de la défense, Dominique de Villepin, ministre de l’intérieur, et Michel Barnier, ministre des affaires étrangères. J’aurais accepté une conclusion judiciaire quelle qu’elle soit, mais là, tout a été fait pour que celle-ci n’existe pas. Je prends donc à témoin l’opinion publique et les historiens qui pourraient être intéressés. Si la justice avait pu faire son travail, je n’aurais jamais écrit ce livre.
Qu’attendez-vous du procès qui doit s’ouvrir le 17 mars devant la cour d’assises de Paris ?
Je ne sais pas. Les accusés, un pilote biélorusse et deux copilotes ivoiriens, ne seront pas présents. Des mandats d’arrêt ont été lancés depuis 2005 et si on avait voulu, on aurait pu les attraper mille fois. En leur absence, ce sera donc un procès par contumace qui devrait durer une journée ou deux, avant qu’ils soient condamnés à la peine maximale. Maintenant, il y a un mystère, c’est que ce procès est prévu pour durer trois semaines. Cela peut signifier qu’il va sortir du cadre de la démonstration de la culpabilité ou non des accusés.
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Cette durée pourrait vous donner l’occasion de poser devant un tribunal un certain nombre de questions toujours en suspens…
Poser des questions pour ne pas avoir de réponse, ça ne m’intéresse plus. Je verrai comment ce procès va évoluer. Une autre avocate de parties civiles a demandé la convocation des anciens ministres, mais je ne veux faire aucun plan sur la comète. Je ne suis pas là pour jouer un rôle de justicier, je n’ai aucune animosité contre ces trois ministres. Moi, ce qui m’exaspère, ce n’est pas qu’on ne sache pas toute la vérité mais qu’on puisse tout faire, y compris de la manière la plus illégale, pour qu’elle ne soit pas connue.
Vous dites que ces trois ministres ont tout fait pour entraver l’enquête. Quels sont les éléments qui vous permettent de faire ces accusations ?
Michèle Alliot-Marie n’a cessé de dire une chose et son contraire. A chaque fois qu’on a démontré que ce qu’elle disait était inexact, elle a inventé autre chose. Par exemple, quand elle dit dès le début avec beaucoup d’emphase, devant l’Assemblée nationale, qu’on arrêtera très vite les pilotes [biélorusses] du fait de la loi sur le mercenariat, et qu’ensuite elle ose dire que les lois ne nous permettent pas de les arrêter alors que les autorités togolaises les ont interceptés à la frontière et mis à disposition de la France, c’est ridicule et mensonger. Il y a comme ça des centaines de mensonges.
« Dominique de Villepin ne ment pas, mais il est d’un cynisme extraordinaire. »
Dominique de Villepin ne ment pas, lui, mais il est d’un cynisme extraordinaire. Alors que du temps de Jacques Chirac il était l’une des personnes les plus impliquées dans les affaires africaines en étant notamment à l’origine des accords de Marcoussis [entre belligérants ivoiriens, en 2003], lorsqu’il est convoqué par la juge d’instruction pour être interrogé sur l’affaire Bouaké, sa première phrase est : « Je ne suis au courant de rien. » Tout juste s’il savait où était la Côte d’Ivoire ! Tout cela est évidemment contredit par de nombreux autres témoignages.
Michel Barnier n’a jamais été interrogé. Je ne sais donc pas quel a été son rôle exact, mais il a été le premier à entrer dans la danse macabre de ce dossier, en faisant en sorte que soient remis au consul de Russie les éventuels complices des pilotes qui avaient été arrêtés par les soldats français sur l’aéroport d’Abidjan.
On ne sait pas qui a donné l’ordre de bombarder, ni pourquoi, mais sur la base de tout cela, la juge d’instruction [Sabine Kheris] a estimé que la décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo permet de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’Etat pour saboter l’enquête.
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Selon vous, des membres des autorités françaises ont suscité l’attaque du camp de Bouaké pour trouver une justification à l’éviction de Laurent Gbagbo.
Ce n’est pas ma conclusion, mais c’est la déduction que chacun pourra faire en lisant le livre ou le dossier. Je ne fais qu’exposer des éléments qui sont dans le dossier judiciaire. Ce que je pense n’a aucune importance. Tout ce que je sais, c’est que ces ministres sont dans le coup parce qu’ils ont tout fait pour que l’enquête ne prospère pas. Pour cacher quoi ? Certainement pas pour protéger un illustre inconnu ivoirien. Voilà pourquoi je voulais une enquête judiciaire approfondie afin qu’on connaisse la vérité.
D’après vous, la preuve de la volonté de renverser Laurent Gbagbo se matérialise avec cette colonne de dizaines de blindés français qui descend de Bouaké, le 7 novembre, pour se retrouver devant la résidence présidentielle à Abidjan.
Oui, avec les opercules des canons ouverts, ce qui est un signe de guerre. On a fait croire qu’elle s’était trompée de chemin entre l’hôtel Ivoire et la résidence de Gbagbo, mais c’est insensé, absurde, à moins de prendre les militaires français pour des amateurs. L’armée française est très professionnelle. Cela a échoué à cause de la mobilisation populaire.
Dominique de Villepin serait le grand ordonnateur de cette « bavure manipulée », selon la formule du général Henri Poncet, l’ancien patron de la force « Licorne ». Sur quelle base affirmez-vous cela ?
Son cynisme absolu. Je ne peux pas prouver qu’il a pris son téléphone et donné un ordre. Je ne dis pas détenir la vérité absolue, mais si quelqu’un veut donner une autre version qui tienne la route, cela fait quinze ans que j’attends. Au début on m’a traité de tous les noms, mais aujourd’hui personne ne remet en cause ce que je dis du dossier.
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Votre conclusion est que dans le plan initial, il n’aurait jamais dû y avoir de morts français. Mais si le foyer était fermé, le camp, lui, était resté ouvert et servait donc de refuge aux soldats de « Licorne ». Comment, dans ces conditions, s’assurer que les soldats français ne seraient pas touchés par les frappes ?
« On a envoyé des avions en pensant qu’il n’y aurait pas de morts. »
Je ne pense pas une seconde que les morts étaient prévus, mais on ne pouvait pas dire à tous les soldats français de quitter l’endroit sans que cela soit suspect. On a envoyé des avions frapper ces endroits en pensant qu’il n’y aurait pas de morts mais que ce serait un prétexte suffisant pour dire que Gbagbo nous avait attaqués. Avec les dix morts, ç’a été la panique à Paris et cela a amené par la suite à poser une chape de plomb sur cette affaire.
Vous accusez également des magistrats comme François Molins d’avoir joué le rôle de bouclier judiciaire des ministres.
C’est très clair. Lorsque M. Molins était procureur de Paris, il y a eu un blocage permanent du parquet pour que la CJR ne soit pas saisie. Il faut savoir qu’il doit sa carrière à Michèle Alliot-Marie, dont il a été le directeur de cabinet. Puis un nouveau procureur est nommé à Paris à la fin de l’enquête. Ce dernier effectue un réquisitoire extraordinaire pour renvoyer les pilotes devant la cour d’assises, il raconte les pérégrinations de ce dossier, tous les manquements de l’Etat envers les familles. C’est extrêmement courageux de sa part et il fait ce qu’aurait dû faire M. Molins : il saisit immédiatement l’avocat général près la Cour de cassation pour que la justice poursuive son cours devant la CJR.
Problème : qui est devenu avocat général près la Cour de cassation ? M. Molins, qui n’a pas d’autre choix que de saisir la commission des requêtes de la CJR, dont la seule fonction est d’empêcher les plaintes fantaisistes. Avec un cynisme incroyable, il dit qu’il la saisit par souci d’équité mais que selon lui, il n’y a aucun élément pour poursuivre les ministres. Il donne ainsi une indication très claire et précise à la commission des requêtes. Pensez-vous que dans n’importe quel pays au monde, s’il y avait eu un tel conflit d’intérêts, un tel abus de pouvoir, il serait resté à ce poste ? Je ne le pense pas. En tant qu’ancien directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie, il la protège jusqu’au bout et, en la protégeant, il protège les deux autres.
Evidemment, à la fin, la décision de la commission des requêtes est grotesque. Elle explique qu’on ne peut pas poursuivre les ministres car on ne peut leur reprocher que leur inaction. Pensez-vous ? Une action organisée, orchestrée, qualifiée en inaction…
Existe-t-il aujourd’hui une possibilité pour que les trois ministres que vous mettez en cause rendent des comptes ?
La commission des requêtes de la CJR a remis un avis, ce n’est pas une décision. On ne peut pas faire appel, mais qui prend la décision finale ? Je n’en sais toujours rien. Aucun magistrat n’a pu me le dire pour l’instant. Cela ne figure dans aucun code de procédure.
Crimes sans châtiment : affaire Bouaké, un des plus grands scandales de la Ve République, de Jean Balan, éd. Max Milo, 342 pages, 21,90 euros.
Propos recueillis par Cyril Bensimon Publié le 31 janvier 2020