Cameroun : un scrutin «suicidaire» en pleine guerre civile
«Une élection ? Dimanche prochain ? Et qui va la surveiller ? Moi ?» s’alarme hilare un jeune policier, en uniforme flambant neuf, depuis son poste de garde grillagé. Devant l’université de Buéa, chef-lieu de la région anglophone du Sud-Ouest camerounais, les agents filtrent et fouillent la poignée d’étudiants qui s’empressent de s’engouffrer dans le bâtiment. Aucun d’eux n’a entendu parler du scrutin prévu ce dimanche. Pourtant, le Cameroun doit élire 90 conseillers dans chacune des dix régions que compte le pays. Mais l’élection, prévue par la Constitution de 1996 bien que jamais organisée depuis, peine à mobiliser ou simplement à se faire connaître des électeurs. «Voter pour quoi faire ? Le résultat est prévu d’avance. Tout ce que je risque, c’est de me faire tuer ou kidnapper à la sortie du bureau de vote», résume un étudiant en droit, l’un des seuls au courant du scrutin à venir.
La sécurité s’annonce comme la seule inconnue de cette campagne électorale, marquée par le silence de Paul Biya, 87 ans dont trente-huit au pouvoir. Le Président se montre quasiment absent depuis le début de la crise du Covid-19. Ce scrutin, pourtant appelé de ses vœux, s’annonce comme une catastrophe sécuritaire. Les régions du Sud-ouest et du Nord-ouest (NoSo), zones anglophones rattachées au Cameroun par référendum (1961) lors de l’indépendance, sont en proie à une guerre civile qui sévit depuis quatre ans. Le conflit, né des revendications corporatistes des avocats et enseignants anglophones, a évolué progressivement en guérilla anarchique aux revendications disparates. Les groupes séparatistes, balkanisés et de moins en moins contrôlés par les leaders ambazoniens exilés (terme venant de «l’Ambazonie», l’Etat indépendant qu’ils souhaitent créer), redoublent de violences depuis cet été et multiplient les actions terroristes.
Emoi national
«Demander aux gens de venir voter dans ce climat de tension est irresponsable et suicidaire, dénonce un élu local de Buéa, pourtant membre du parti au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), qui préfère garder l’anonymat. Les bureaux vont être des cibles faciles et les mouvements terroristes ont déjà annoncé vouloir perturber la tenue du vote. Nous n’avions déjà pas les moyens humains de surveiller les écoles de la région contre les attaques. L’élection va laisser vulnérables des dizaines de villages pendant toute la semaine.»
L’horreur du conflit a pris une autre ampleur le 24 octobre, quand des hommes armés ont fait irruption dans un établissement scolaire privé de Kumba, au nord-est de Buéa. Huit enfants de 9 à 12 ans sont morts dans l’attaque et une douzaine d’autres ont été gravement blessés.
Depuis le début du conflit, les séparatistes interdisent l’accès à l’enseignement aux enfants de la région, et cette rentrée devait marquer la reprise d’une vie scolaire normalisée. Le récit macabre des survivants et l’émoi national suscité par la tragédie, la semaine de la rentrée scolaire, ont mis fin aux espoirs de relancer l’école. Livrés à eux-mêmes, élèves comme enseignants désertent les classes. «Je voulais que mes enfants échappent à la vie de cultivateur. Mais je préfère un paysan vivant qu’un médecin mort, explique Johnega, un quadragénaire venu en ville recharger ses bonbonnes de gaz. Depuis l’attaque de Kumba, mes deux fils m’aident au champ et ne vont plus à l’école, qui a de toute façon fermé faute de professeurs. Je ne peux pas les regarder partir chaque matin sans savoir s’ils reviendront.»
L’Etat a bien tenté de forcer les enseignants à rester à leur poste, en multipliant les rondes de l’armée et en menaçant de suspendre les salaires. Mais les zones rurales restent sans surveillance et de nombreux directeurs d’établissement ont préféré mettre en parenthèse la reprise entamée à l’automne. «C’est une catastrophe pédagogique. Nous avons préparé la rentrée pendant un an, avec les parents, l’armée et les autorités. Mais je ne peux pas mentir aux familles. Je n’ai aucun moyen d’assurer la sécurité, et tout le corps enseignant est traumatisé par les récits de Kumba, enrage, lui aussi sous couvert d’anonymat, un proviseur de lycée bilingue contraint de fermer son établissement. Maintenant, l’armée s’occupe de l’organisation des élections, mais elle ne peut pas même pas organiser un cours de maths !»
Vivre dans la terreur
Comme la reprise de l’école dans la région, cette élection, reportée, repoussée puis oubliée pendant vingt-quatre ans, fait partie intégrante de la sortie de crise espérée par Yaoundé. C’est le grand débat national organisé il y a un an – inspiré de celui, français, répondant à la colère des gilets jaunes – qui a abouti à l’organisation du scrutin. Cette nouvelle institution régionale doit conclure le processus de décentralisation entamé il y a plus de vingt ans, en créant un statut spécial pour les régions anglophones qu’il reste à définir. Mais ni les groupes séparatistes ni les partis d’opposition ne comptent y participer et appellent au boycott. «Cette élection ne nous concerne pas. Paul Biya s’organise un nouveau plébiscite, mais cette fois sans électeurs», ironise un cadre du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), le premier parti d’opposition du pays. Dans la plupart des circonscriptions, seul le parti présidentiel présente des candidats. «Que vont faire ces nouveaux élus ? Ils n’ont pas de missions, pas de prérogatives précises. Ils vont se contenter d’organiser des réunions et de ramasser de l’argent public», anticipe-t-il.
Du coté des autorités, l’optimisme affiché il y a un an n’a pas survécu à la réalité de la guerre. L’élection était d’abord saluée comme le signe d’une volonté de consultation des populations anglophones, malgré la mise à l’écart des leaders séparatistes du grand débat national. Les libérations de prisonniers politiques, exigées par la France, confortaient l’idée d’une désescalade du conflit. Mais le regain des combats et les tensions entre la population et les forces de l’ordre ont progressivement acté l’échec de la réconciliation. L’annonce en juin de la mort en détention du journaliste anglophone Samuel Wazizi, un an après son incarcération, a mis en lumière la chape de plomb médiatique imposée depuis quatre ans.
A Bamenda, capitale du Nord-Ouest, l’attaque d’une patrouille de police début septembre, causant la mort d’un officier, a entraîné une opération «ville morte» organisée par le bataillon d’intervention rapide (BIR), le corps d’élite de l’armée camerounaise. Des centaines de soldats ont envahi la ville, imposant la terreur pendant une semaine aux habitants accusés de complicité avec les séparatistes. Depuis, Bamenda vit dans la terreur, et l’approche de l’élection a encore renforcé la présence militaire dans les artères de la ville. «Avec l’attaque de Kumba, mes chefs sont à cran. La publicité de l’événement a été terrible. Ils ont compris que les Ambazoniens ne laisseront pas l’élection se dérouler sereinement. Nous devons surveiller les écoles, chasser les terroristes dans la brousse, et nous assurer que le scrutin se passe dans le calme. Mais nous n’avons aucune consigne claire sur la manière de procéder, et de nombreux bureaux de vote seront sans défense, se désole un gradé en poste dans la région. La réalité, c’est qu’à part les grandes villes et les alentours de nos casernes, nous ne contrôlons pas la région. De nombreux bureaux n’ouvriront pas, aucun civil ne veut attendre la mort toute la journée assis devant une urne.»
Défenseurs des droits arrêtés
Autre illustration de la fébrilité du régime à l’approche de l’échéance, l’arrestation ces dernières semaines de nombreux avocats anglophones proches de l’opposition ou défenseurs des droits de l’homme. «Ces tentatives d’intimidation sont prévisibles, elles font partie des cycles électoraux, analyse l’un d’eux, fraîchement libéré après deux semaines de détention à Douala, la capitale économique du pays. Elles permettent de s’assurer que nous ne ferons pas d’action pour venir perturber le scrutin. Mais en empêchant les pacifistes de s’exprimer, ils offrent le monopole de la contestation à tous les groupes violents du Cameroun et légitiment leurs méthodes», poursuit-il en ajustant son costume vert impeccable.
Car aux portes du Sahara, à l’extrême nord du pays, les craintes sécuritaires sont tout aussi vives. Malgré un soutien sans faille des chefferies traditionnelles à Paul Biya, la tenue du scrutin y est aussi menacée. Le groupe jihadiste Boko Haram, né au Nigeria voisin et présent dans la région du lac Tchad depuis 2009, a lui aussi intensifié ses attaques contre les civils depuis la période pluvieuse, cet été. Le 28 novembre, au moins 110 personnes ont été tuées dans un village de l’Etat du Borno, au Nigeria. Le gouvernement y organisait, là aussi, la première élection régionale depuis treize ans.
Par Nacim Chikh, correspondant à Douala (Cameroun) — Libération 3 décembre 2020
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Cameroun: la paix semble encore lointaine dans les régions anglophones
Publié le : 04/12/2020 – https://www.rfi.fr/fr/afrique/
Depuis près de quatre ans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sont en proie à un conflit entre des groupes armés indépendantistes et les forces de l’ordre au Cameroun. Les tueries et les exactions commises dans les deux camps ont fait plus de 3 000 morts et 700 000 déplacés. Le gouvernement a finalement organisé des élections régionales qui doivent permettre ces régions à accéder à un statut spécial. Mais, pour ceux qui ont tout perdu et fui leur domicile, la paix semble encore lointaine.
Avec notre envoyée spéciale à Douala,
Tout au fond d’une ruelle boueuse de Douala, il y a la maison du chef de quartier, Joseph Mofor ; des dizaines de femmes et d’enfants s’y entassent. Démunis, comme Claudette, arrivée il y a presque un an de son village dans la région Nord-Ouest avec ses six enfants : « Mon père, ma mère et mon mari sont morts. Un jour, alors que j’étais aux champs, les militaires sont arrivés et ont tué mon mari. Il n’était pas un combattant de la rébellion ! Après, on a fui dans la forêt, on y est restés longtemps. On dormait dans des trous qu’on creusait dans la terre, certains jours on ne mangeait rien. »
Il faut le « franc dialogue »
Elle réussit finalement à rejoindre Douala et entend parler de ce chef qui recueille les déplacés internes du conflit. Aujourd’hui, ils sont 34 à vivre chez lui. En quatre ans Joseph Mofor a accueilli 370 personnes et plus de 200 enfants. Il ne voit qu’une issue à cette crise : « Vraiment, le gouvernement ne peut pas comprendre que ce n’est que le dialogue qui peut résoudre, le franc dialogue. Ils s’asseyent pour trouver des solutions. Si c’est le fédéralisme, on va au fédéralisme. »
D’abord la paix
Et ces régionales qui sont censées apporter plus d’autonomie aux régions anglophones n’ont pas de sens en plein conflit à ses yeux : « On ne peut pas faire des régionales avec des tueries. Il faut d’abord la paix ». En attendant, sa bataille à lui continue : trouver de quoi nourrir, vêtir et soigner ceux qu’il recueille.