Vendredi 13 avril, au tribunal militaire de Yaoundé, le colonel Abega Mbezoa Eko Eko a rendu son verdict, sur suggestion du commissaire du gouvernement, Thaddée Engolo : onze ans de prison, plus des frais de 250 000 francs CFA, avec une peine additionnelle de neuf mois s’il ne paye pas ces frais pendant trois mois, pour Joseph Ngaling Ngwa, citoyen camerounais d’expression anglaise, anglophone donc, selon la nouvelle ethnicité qui s’est cristallisée dans notre pays depuis 1985.
Juge et commissaire du gouvernement sont francophones, tous les deux. Verdict lu en français. Joseph Ngaling Ngwa, qui ne lit ni ne comprend le français et qui est un résident de Washington DC, aux États-Unis, où est basée sa famille, était accusé de plusieurs crimes : complicité de financement de terrorisme, financement de terrorisme, hostilité à la patrie et complicité d’incitation à la rébellion.
J’ai fait la connaissance de Ngaling Ngwa – même si sa femme l’appelle plutôt Joe, le diminutif à l’américaine de son prénom – à la prison de Kondengui, quand j’y étais enfermé avec lui, en décembre. Homme taciturne, méticuleux dans la clarification de ses droits et des violations de ceux-ci, il est venu plusieurs fois me rendre visite dans ma cellule, dès le lendemain de mon arrivée en prison. Lui avait été arrêté le 13 janvier, neuf jours après son arrivée au Cameroun. Le souvenir que j’ai de lui est celui d’un homme frappé par l’âge ainsi que par le délabrement du lieu.
L’envers du décor
Je suis arrivé dans la maison de sa famille, aux abords de la route – humble, avec quatre voitures dans la cour. Devant elle, la camionnette encore remplie de meubles que Ngaling Ngwa n’a pas eu le temps de vider après son déménagement de Silver Spring, dans le Maryland, à Washington DC. Son épouse, Gladys, une femme petite et aux gestes secs quand elle parle du cas de son mari, mais sinon très joviale quand elle mentionne sa famille, revenait d’une visite chez les médecins en cette journée pluvieuse d’avril.
Je l’ai attendue quelque temps au salon, meublé sobrement, selon ce goût typiquement camerounais, avec aux murs des photos de son couple et de leurs quatre enfants. Salon vivant qui sera bientôt empli, un à un, des enfants de cette famille venus me saluer, tandis que, de l’autre côté du téléphone, heureusement, nous entendrons la voix du prisonnier depuis Kondengui, car mon arrivée avait été annoncée autant à la famille qu’à cet homme captif, condamné à l’une des peines les plus absurdes que notre pays ait connues.
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Je voulais rencontrer sa famille, pour la saluer, pour lui dire mes amitiés, mais aussi parce que je voulais savoir comment l’envers du décor de la punition camerounaise se vit, comment les familles vivent le drame d’avoir été sevrées de leur membre masculin, la centaine de prisonniers de ce qui est le Parlement anglophone – et qui m’avait donné une standing ovation à Kondengui – étant masculine.
Réalité dramatique
« Ce n’est que Dieu qui me tient, dit Gladys, son épouse. Sans sa force je ne serai nulle part. » Elle doit gérer un ménage fait de sept personnes, dont un enfant né quelque temps seulement avant l’arrestation de son mari. Comment fait-elle ? Je me demande. « J’ai trois jobs », dit celle qui, citoyenne américaine, travaille autrement pour l’administration des Etats-Unis.
Je croyais que Ngaling Ngwa était citoyen américain et que son sort pourrait peut-être être résolu de la manière qui aura été la mienne. « Non, il est un résident », me dit son épouse. « Il avait finalement commencé le processus d’obtention de la nationalité », ajoute-t-elle. Car Ngaling Ngwa voulait garder son passeport camerounais, ce qui ne lui avait du reste pas rendu la vie facile, par exemple dans la recherche de travail. Son épouse aura ainsi été plusieurs fois la seule à avoir un revenu, « mais ça changeait tout de même de savoir que je ne suis pas aussi celle qui emmène les enfants à l’école ».
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La réalité dramatique d’une vie quotidienne se présente désormais, car comment faire fonctionner un ménage en l’absence du père ? « Les enfants étaient tous déboussolés après son arrestation, confesse-t-elle. Il a fallu qu’il commence à leur parler de temps en temps pour qu’ils se remettent un peu en ordre. » C’est ici que je vois son visage se fermer, car, me dit-elle aussi, « je ne leur ai pas dit que Joe a été condamné ». Comment le prendraient-ils ? Comment accepteront-ils le fait qu’ils verront pas leur père pendant si longtemps ? « Ça n’aura pas lieu, je lui dis. Il fera appel. »
Donner des rêves pragmatiques est ce que j’ai appris à faire, à mes dépens, au bout de nombreuses rencontres comme celle-ci avec le visage familial de la tragédie camerounaise. Et je revois Ngaling Ngwa dans la cour de Kondengui, hagard, un peu perdu dans cette foule, avec à côté de lui son éternel compagnon qui imite tellement ses mots que finalement je les aurai toujours pris pour des jumeaux. Je le revois, visage assombri dans le salon de sa famille, qui instille l’espoir à ses enfants afin de maintenir, de loin, la dynamique positive de son épouse, de son foyer, même à partir du lit de sa cellule. Il prononce le mot « Ambazonie », que sa femme ne prononce pas. Il est politisé, Gladys ne l’est pas. « Je dors à peine deux heures par nuit. »
Expulsée du Cameroun
Elle me raconte les détails de son quotidien : « Au début, j’avais l’aide d’une cousine, mais elle est morte et depuis c’est moi qui m’occupe de tout. » Le décès de cette cousine est un petit drame dans celui-ci, plus grand. Car alors Gladys avait décidé de profiter de son enterrement pour aller au Cameroun assister son époux emprisonné. Le 11 décembre 2017, elle arriva donc à Douala, habillée de vêtements de deuil. « A notre atterrissage à Douala, me dit-elle, le haut-parleur a appelé mon nom et puis des policiers sont venus vers moi et m’ont dit que je ne pouvais pas descendre, que je devais retourner aux Etats-Unis. C’est ainsi que j’ai été remise dans l’avion d’Ethiopian Airlines. Je suis arrivée le jour même où mon propre frère rendait l’âme. Tant de malheurs ! »
J’avais été transféré, moi, de la police judiciaire, où j’avais passé une semaine, à Kondengui le lendemain de l’expulsion de Gladys du Cameroun – je me souviens que son mari était venu me rendre visite dès mon arrivée au quartier 11. Il était accompagné de son suivant et me parla indigné de son épouse qui n’avait pas été admise au Cameroun. « Ils ne l’ont pas laissée venir enterrer notre cousine », me dit-il. Il me parla de son manque de représentation juridique, même s’il me donna l’adresse d’une officine de droit américaine qui, dit-il, suivait son cas.
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« Non, me dit Gladys. Je suis allée au Cameroun parce que les avocats ne me demandaient que de l’argent et rien n’évoluait. Ils ne me contactaient que pour de l’argent. Voilà pourquoi je suis allée au Cameroun, pour essayer de comprendre par moi-même ce qui se passait. » Refoulée de Douala, elle ne pourra pas en savoir plus. La raison de son refoulement ? « La police dit que je n’avais pas de visa, ce qui est un mensonge. »
Il faut beaucoup de foi pour tenir devant tant de difficultés causées par l’Etat dont on est originaire, causées par tant de tragédies – deux cadavres, un mari prisonnier –, et Gladys a de la foi, elle qui est chrétienne. Le soir même de notre rencontre, elle me dit par WhatsApp que le pasteur de son église a prié pour moi, découvrant que j’aurais des problèmes de cœur et suggérant de l’appeler pour les résoudre.
Des machines à détruire
Le pasteur de Gladys peut-il libérer son mari captif à Kondengui par la prière ? Il y a peut-être des choses que les avocats feraient plus facilement, mais Ngaling Ngwa n’a pas d’avocat véritablement au pays. Une fois d’ailleurs, quand j’étais encore en prison, j’avais dû intervenir au milieu d’une querelle qui l’opposait, son suivant et lui, aux autres prisonniers du Parlement anglophone dont son suivant avait pour un moment été exclu. « Nous n’avons pas d’avocat », était la raison qui me fut dite. « Et Maître Muna ? Avant nous avions plusieurs avocats, mais maintenant nous n’avons plus que Maître Muna. Que s’est-il passé ? »
Mais comment défendre des prisonniers qui sont condamnés à la pelle à des peines plus farfelues les unes que les autres ? Terrence Penn Kahn, le leader des prisonniers anglophones, douze ans, Titus Njinoh, douze ans, Calemba Fung, dix ans, Che Benjamin, onze ans, Andrew Ambeizei, onze ans, Van Kingsley Alobwede, treize ans, Malvin Bezeng, onze ans… Pourquoi dix, onze, douze, treize ici ou là, quand les crimes sont les mêmes ?
Le pasteur de Gladys est-il la solution devant cet imbroglio juridique ? Je demande à Gladys si je peux raconter son histoire et elle sursaute, me confiant qu’elle n’a pas l’habitude de se mettre en avant, « surtout à cause de mon travail ». C’est ici que je lui demande où elle travaille. « Je travaille dans une agence gouvernementale américaine », me dit-elle. Je lui confierai que peut-être devra-t-elle se mettre plus en avant, pour son mari, être « notre Rosa Parks ».
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« Il est allé au Cameroun pour un mariage et en a profité pour résoudre des problèmes familiaux, me dit-elle de son mari. Nous avons un terrain à Buea et il devait s’en occuper un peu, vu qu’il n’avait alors pas de travail. J’ai des responsabilités dans notre communauté, et quand il était au Cameroun, je lui ai demandé d’acheter des tissus afin de coudre des tenues traditionnelles pour ceux qui sont aux Etats-Unis. Il n’avait pas suffisamment d’argent, je lui ai donc envoyé 800 000 francs CFA par Western Union. Au bureau de Western Union, ils lui ont demandé cependant une pièce d’identification qu’il n’avait pas. L’établir lui a pris une journée, le temps de retourner à Western Union et de retirer l’argent que je lui avais envoyé. Il a été arrêté avec cet argent-là sur lui, dans le taxi qui l’emmenait chez le tailleur à qui il voulait le remettre. Ils l’ont maintenu au secret pendant trois semaines. Et c’est seulement lorsqu’un avocat l’a rencontré au GMI [Groupement mobile d’intervention] de Yaoundé et qu’il lui a donné mon numéro de téléphone que nous avons su où il était. Car autrement, nous l’avons cherché dans tous les commissariats de Buea, partout. J’étais prête à perdre la raison, car je ne savais pas s’il avait été tué. Surtout que les nouvelles qui nous venaient du pays n’étaient pas bonnes. Des morts par-ci, des arrestations par-là. Après ces trois semaines au GMI, il a été mené à Kondengui. Et le 13 avril, ils l’ont donc condamné. Je n’arrive pas à dire à mes enfants que leur père est condamné. Je n’y arrive pas. »
Courageuse Gladys qui parle alors que ses enfants sont dans notre dos.
Patrice Nganang est un écrivain camerounais, professeur à l’université Stony Brook, à New York. Accusé d’apologie de crime et de menaces, il a été détenu au Cameroun du 6 au 27 décembre 2017. Il est l’auteur de Temps de chien, prix Marguerite-Yourcenar et Grand Prix de la littérature d’Afrique noire.