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Cameroun : la mort d’une fillette fait craindre une nouvelle poussée de violences en zone anglophone
Publié le 18 octobre 2021 Edmond Ntungwe, oncle paternel de Caroluise Enondiale, montre un photo de la fillette sur son téléphone portable.
Mike voyait chaque matin « la belle petite Caro partir à l’école ». Quand il a serré dans ses bras son cadavre, « elle n’avait presque plus de tête », dit-il en effleurant sa vieille casquette : « La balle tirée par le gendarme avait emporté une partie de ses cheveux, de son cerveau. »
Caroluise Enondiale avait 4 ans. Jeudi 14 octobre, elle a été tuée alors qu’elle se rendait à l’école en voiture à Buea, chef-lieu de la région du Sud-Ouest, au Cameroun. Le gendarme qui a tiré sur elle a été lynché à mort. Un drame qui fait craindre une nouvelle poussée de violences dans cette région anglophone plongée dans la guerre civile depuis 2017.
Toute la journée, le « petit corps incomplet » de la fillette a été porté par la foule à travers Buea. Du bureau du gouverneur aux principaux carrefours, des heures durant, la ville « a marché, pleuré, chanté de rage, crié de colère, appelé Dieu notre père », témoigne Mike, qui se présente comme un ami de la famille. « C’était comme la fin du monde. Je n’avais jamais vu ça. »
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Dans la maison de famille, un oncle de Caroluise, Edmond Ntungwe, a les yeux rivés sur le téléphone où s’affiche la photo d’une fillette souriante en uniforme rose et blanc, cartable sur le dos et gourde accrochée au cou. « Hier matin [mercredi], “Nunu” me disait encore au revoir dans cette cour, confie-t-il en pointant un espace ombragé. Elle partait avec ses sœurs et sa mère pour l’école catholique. »
Sebastien Suh Kubri, le chauffeur du véhicule et ami de la famille a confié au Monde Afrique sa version des faits. Il explique que ce jeudi-là, comme chaque matin depuis la rentrée des classes, il est passé récupérer Lisette, la mère et les trois fillettes à 7 h 30. A cause d’un embouteillage sur la route principale, il a emprunté un chemin secondaire. Alors qu’il entamait une descente, un taxi a pilé brusquement devant lui. Deux gendarmes en sont sortis.
« Ils m’ont dit qu’ils m’avaient interpellé quelques jours plus tôt et que je ne m’étais pas arrêté », raconte le conducteur, âgé de 43 ans et père de deux fils. Tout en s’efforçant d’expliquer aux agents qu’il n’était pas en ville le jour dit et que les enfants assis à l’arrière risquaient d’arriver en retard à l’école s’il ne se dépêche pas, il affirme leur avoir « montrer tous [ses] papiers en règle ». Mais, les gendarmes auraient insisté pour qu’il vienne au poste avec eux. « Alors que j’étais en train de tourner, j’ai entendu un coup de feu, se souvient-il. Au même moment, Lisette qui était à l’arrière avec les trois enfants a crié : “Sebastian il a tué Caroluise !”. Je me suis retourné et j’ai vu du sang sur mon corps ».
« Des malfrats déguisés »
Mais le déroulé des événements aurait été tout autre, à en croire les autorités. D’après un communiqué du ministère de la défense, le véhicule a été arrêté à un poste de filtrage de la gendarmerie nationale : « Refusant d’obtempérer, le conducteur a poursuivi sur sa lancée en accélérant pour s’échapper. » Il a été rattrapé par deux gendarmes, puis « le ton est inexplicablement monté ». Le conducteur se serait « fermement opposé à la fouille de son véhicule, au point d’engager une nouvelle manœuvre de fuite ».
Dans une réaction « inappropriée, inadaptée à la circonstance et manifestement disproportionnée », précise le texte, l’un des gendarmes a procédé à des tirs de sommation, au « mépris du sacro-saint principe de précaution ». Caroluise est morte sur le coup.
La scène s’est déroulée en face de la petite entreprise de fabrication de parpaings, de pavés et de vente de sable d’Innocent Nkain. Il est l’un des premiers témoins du drame et c’est lui qui s’est interposé entre la foule en colère et le deuxième gendarme. « J’ai réussi à le sauver parce qu’il n’avait pas tiré, raconte-t-il. Mais tous ces gendarmes sont des malfrats déguisés. Ils passent leur temps à nous maltraiter et à nous escroquer de l’argent. Ces gendarmes et policiers aggravent la guerre. »
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Le conflit au Cameroun anglophone, qui a débuté en 2016 par des revendications corporatistes d’enseignants et d’avocats, s’est durci à partir de 2017. Opposant l’armée gouvernementale aux séparatistes « ambazoniens », il a déjà fait plus de 3 500 morts et jeté 700 000 personnes sur les routes. Les ONG accusent les deux camps d’exactions et de crimes contre les civils.
A Buea, le décès de Caroluise est devenu un triste symbole de « l’impunité de ces forces de l’ordre qui font leur loi », estime le leader anglophone Felix Agbor Nkongho. Les populations, déjà éprouvées par le conflit, sont régulièrement soumises à des contrôles et des arrestations arbitraires et doivent verser d’importantes sommes d’argent pour s’en libérer.
« Une colère nouvelle »
Le 2 octobre, une femme enceinte de huit mois, présentée comme l’ex-compagne du général séparatiste « No Pity », a ainsi été arrêtée et placée en détention, selon Felix Agbor Nkongho. « On torture une femme enceinte parce qu’elle connaît un ambazonien. On tire sur une voiture et une enfant est tuée parce que le véhicule a refusé de s’arrêter, mais au lieu de mener l’enquête, ils commencent à dire que le père de la petite fille était ambazonien. Il faut qu’on respecte les morts. Quand on fait une erreur, on s’excuse ! », fulmine l’avocat, président du Centre pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique, basé à Buea.
Sous couvert d’anonymat, un député du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) reconnaît que ces abus ont fait naître « une colère nouvelle très différente ». « Personne ne comprend pourquoi un soldat formé à la guerre a pu tirer sur un véhicule et tuer un enfant, poursuit-il. Cela a été une erreur fatale. L’armée et le gouvernement n’ont jamais pu gagner le cœur des anglophones, mais après ça, j’ai peur que des jeunes rejoignent les rangs des terroristes sécessionnistes. Il faut agir et vite. »
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Interrogé, un haut gradé de l’armée assure que l’enquête a débuté et que « tout sera transparent ». Mais le père Pascal Siben, principal de l’école catholique où était scolarisée Caroluise, ne croit plus en ces promesses. Jeudi matin, confie-t-il, alors que la fillette venait d’être tuée, un groupe d’hommes ont pénétré dans l’établissement dans le but de faire sortir les élèves et de les faire participer à la marche. « L’armée a tiré sur l’école en croyant que ces hommes étaient des séparatistes. Il y avait des élèves dans les salles de classe », raconte le prêtre, se levant de son siège pour pointer les impacts de balles sur deux fenêtres : « Nous nous sommes couchés à même le sol. Imaginez si un autre enfant avait été tué… Buea se serait enflammé. »
Pascal Siben craint qu’après cet incident et la mort de Caroluise, de nombreux élèves désertent les salles de classe. En 2019, l’Unicef estimait à plus de 850 000 le nombre d’enfants privés d’éducation à cause du conflit au Cameroun anglophone. « Nunu était une enfant qui aimait l’école, malgré son jeune âge (…) Elle est morte sur le chemin de l’école », précise le père de la petite, Nelsen Ndiale Enongene, réfugié au Maryland (Etats-Unis) après avoir quitté le Cameroun en août 2018, au plus fort de la guerre : « Ma femme est plongée dans un profond traumatisme. On a perdu notre fille. Imaginez sa peine. Moi aussi je ne dors plus. Je ne mange plus. »
Josiane Kouagheu(Buea, Cameroun, envoyée spéciale)