Corruption dans l’armement : les intermédiaires, chevilles ouvrières du système
EXCLUSIF #3. Costumes Vuitton, enveloppes de cash, caisses de champagne. Les drôles d’affaires des marchands d’uniformes avec les dignitaires africains.
Ce 16 septembre 2014, le colonel Mboutou flâne dans les magasins de luxe de l’avenue de Montaigne, lorsqu’il est soudain contacté par Elizabeth C., responsable des ventes de la société MagForce, spécialisée dans l’équipement militaire. « Merci de me dire si je peux passer avant 18 heures », lui écrit-elle. Quelques minutes plus tard, le voilà sous le porche du très chic hôtel de la Tremoille, accueillant la commerciale de ses bras grands ouverts, sous l’objectif des policiers de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), en planque un peu plus loin.
Une enveloppe à la main, Elizabeth C. disparaît dans l’hôtel, bientôt suivie du dignitaire africain. Une scène parmi d’autres observées depuis des semaines par les enquêteurs. Car le colonel Mboutou est une de leurs cibles privilégiées, dans une enquête ouverte par le parquet de Paris pour « corruption d’agents publics étrangers ». Jusqu’en février 2016, l’homme était en effet chef du secrétariat adjoint auprès du ministre de la Défense du Cameroun, Alain Mebe Ngo’o. Et était à ce titre en charge de la coordination militaire et des marchés d’habillement de l’armée. Pour obtenir un contrat, c’est donc lui qu’il faut flatter…
“Les montants étaient d’environ 20 000 à 30 000 euros Depuis des années, le colonel Mboutou est choyé. Robert Franchitti, officiellement à la tête de MagForce, truste en effet 80 % du marché de la fête nationale du Cameroun. Chaque année, le ministère passe pour huit à dix millions d’euros de commande d’uniformes et de vêtements en tout genre. Ne reste plus à Franchitti qu’à arroser les intermédiaires pour s’assurer de leur fidélité. Pour ne pas trop attirer l’attention et pour « simuler des mises en concurrence », selon un policier, les marchés sont parfois conclus aux noms de sociétés domiciliées à l’étranger comme Join China, T2M ou Vanko, toutes pilotées en sous-main par le patron de MagForce.
En 2014, la justice siffle la fin de la récré. Plusieurs dirigeants de MagForce sont arrêtés et mis en examen pour corruption d’agents publics étrangers. Le colonel Mboutou, lui, ne sera interpellé qu’en avril 2016 lors d’un séjour à Paris. Interrogé par les policiers, il reconnaît avoir reçu quelques enveloppes de cash, mais jure qu’il s’agissait de son « propre argent » laissé en dépôt à Franchitti. Lors de ses périples dans la capitale, ce dernier avait pris l’habitude de lui envoyer son homme à tout faire, un « certain Roger », chargé de lui redistribuer quelques billets pour rendre ses séjours agréables…
Une version mise à mal par les aveux dudit Roger qui, avant de se rétracter, avait confié aux enquêteurs : « Joël Mboutou s’est vu remettre la somme de 704 000 euros, dont 400 000 euros en espèces. Cela concerne l’année 2014. Ces espèces lui ont été remises tout au long de l’année écoulée par des enveloppes d’argent données à l’occasion de ses voyages en France (…). Les montants étaient d’environ 20 000 à 30 000 euros. Je me rappelle d’ailleurs que la dernière fois où je me suis rendu à la Trémoille, Joël Mboutou était en train de prendre son petit-déjeuner. J’ai été surpris car il n’a pas pris la peine de m’offrir un café. »
1,3 million d’euros virés vers une société écran
Loin de s’arrêter à ces quelques émoluments, le colonel Mboutou sait aussi se faire plaisir. Tracfin, le gendarme de Bercy, a ainsi remonté la trace de flux financiers suspects émanant d’une société dénommée Cogitel, dirigée par un chauffeur de bus, embauché par la ville de Levallois-Perret ! Entre janvier et septembre 2015, Cogitel a ainsi perçu par la ville de Levallois-Perret ! Entre janvier et septembre 2015, Cogitel a ainsi perçu deux virements provenant de la Direction du trésor camerounais et de la Société nationale des hydrocarbures, à hauteur de 1,3 million d’euros, correspondant à des achats de 5 000 « tenues camouflées » et des vêtements pour l’état-major des sapeurs pompiers.
Les recettes de la vente ont ensuite été ventilées vers les sociétés qui fournissaient le matériel, dont MagForce Belgique, une filiale du groupe français, dirigée par l’homme d’affaires François Gontier. Cogitel a gardé une commission d’intermédiaire de plus de 340 000 euros, qu’elle a instantanément virée sur un compte bancaire au Cameroun. Le chauffeur de Levallois-Perret, quant à lui, n’a touché que quelques milliers d’euros…
Joël Mboutou a-t-il imposé à ses partenaires commerciaux Cogitel comme intermédiaire, afin de toucher une commission de plusieurs centaines de milliers d’euros au Cameroun ? « Jamais », a-t-il juré en garde à vue, assurant n’avoir agi que par amitié pour le chauffeur de bus de Levallois, vieille connaissance de sa famille.
Meubles Romeo et costumes de luxe
Toujours est-il que le fameux chauffeur de bus a payé de nombreux cadeaux de luxe à son « ami » le colonel Mboutou : « Il est vrai que lorsque je venais en France, je bénéficiais de quelques largesses de la part de monsieur, notamment l’achat d’effets vestimentaires chez Vuitton, et dans la boutique Pape, pour me remercier. Mais il n’y avait rien d’établi, pas de conditions », a reconnu le colonel devant la police. Le dignitaire africain s’est également fait livrer quelques caisses de champagne par François Gontier, et ne résistait jamais à la galerie Romeo, où il a acheté pour plus de 40 000 euros de meubles de salon pour faire plaisir à une amie. Là encore, le colonel n’avait pas réglé la douloureuse : c’est une société hongkongaise, faux nez de MagForce à l’étranger, qui s’en était chargée…
Contacté par Le Point.fr, le colonel Mboutou n’avait pas répondu à nos sollicitations à l’heure de publication de cet article. Sur les 57 621 euros dépensés en son nom chez Louis Vuitton depuis 2013, le dirigeant africain avait peiné à trouver des explications crédibles aux yeux de la police : « Oui, je fais beaucoup d’achats, principalement chez Louis Vuitton. Les sacs à main de mes épouses [en] représentent la plus grande partie. »
Publié le 19/07/2017 | Le Point.fr