« Au Cameroun anglophone, les meurtres et les destructions ont fait fuir quelque 180 000 personnes depuis un an », affirme Human Rights Watch dans un rapport publié le 19 juillet 2018. L’ONG accuse les séparatistes anglophones de tuer des civils et d’empêcher les enfants d’aller à l’école. Et elle accuse les forces gouvernementales de tuer aussi des civils et de pratiquer la tactique de la terre brûlée. Jonathan Pedneault est chercheur à la division urgence de Human Rights Watch. Il a enquêté sur place pendant plusieurs semaines. En ligne de New York, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
Du côté des activistes anglophones, vous décrivez leur stratégie des écoles brûlées, afin d’imposer un boycott de l’éducation qui à leurs yeux est trop francisée. Est-ce que la population a adhéré à cette stratégie ou est-ce qu’elle l’a subie ?
Jonathan Pedneault : On a une population dans les zones anglophones qui se trouve véritablement entre l’enclume et le marteau. D’une part, il y a effectivement des activistes anglophones qui font usage de méthodes extrêmement problématiques et brutales, non seulement à l’encontre des forces de sécurité, mais également à l’encontre de quelques personnes qu’ils perçoivent comme supportant le gouvernement ; et d’autre part effectivement, une réponse extrêmement brutale et problématique de la part des forces gouvernementales. Mais ceci étant, il est clair que du côté de la population, il y a une certaine forme de support, d’appui face à ces groupes indépendantistes qui sont leurs cousins, ils sont leurs voisins, ils sont des membres de leur communauté.
En septembre et en octobre 2017, vous dites que la répression des manifestations a fait plus de 20 morts et a contribué un peu plus à la radicalisation des indépendantistes ?
Effectivement. La réponse du gouvernement a jeté de l’huile sur le feu. Donc la répression des forces du gouvernement a recontribué de manière significative à radicaliser les activistes anglophones, à les pousser vers la lutte armée.
Et vous dites que, dans leur lutte armée, les activistes anglophones ont tué des dizaines de membres des forces de sécurité camerounaises. Plus de 80, selon le gouvernement de Yaoundé…
Effectivement, on a présentement des forces séparatistes armées qui opèrent de plus en plus librement dans certaines régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, des régions qui sont extrêmement boisées, extrêmement isolées. Il y a eu énormément d’embuscades, énormément d’accrochages entre les forces de sécurité gouvernementales et ces groupes armés qui continuent de recevoir des appuis de la part des membres de la diaspora anglophone, que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Nigeria ou en Afrique du Sud, mais également semble-t-il des armes, des munitions du Nigeria, qui leur permettent justement de conduire ces embuscades à l’encontre des forces gouvernementales.
Et ces groupes armés qui procèdent à ces attaques meurtrières, ils sont sous l’autorité d’un commandement unique où ils sont fractionnés ?
Ils sont extrêmement fractionnés. Il y a plusieurs groupuscules qui opèrent, cela c’est indéniable. Il y a des groupes qui se disent sous la bannière par exemple des forces de l’« Ambazonie » ou sous la bannière d’autres groupes. Mais la situation demeure extrêmement difficile à décrypter. Il y a d’une part évidemment des groupes criminels qui profitent de la situation. Mais il y a effectivement d’autre part des groupes un peu plus organisés, qui semblent de plus en plus capables de conduire des actions coordonnées. Ceci étant, il y a énormément d’acteurs, énormément d’individus qui se proclament ou qui se sentent autoproclamés au cours des derniers mois comme étant commandants de certains de ces groupes. La plupart d’entre eux sont dans la diaspora. Donc il est assez peu clair [de savoir] à quel type de structure on fait face exactement. Mais il y a beaucoup de gens qui sont armés, beaucoup de gens qui sont capables de conduire des actions asymétriques, mais violentes à l’encontre des forces du gouvernement et à l’encontre de certains civils qu’ils considèrent comme étant affiliés ou en support du gouvernement.
Les commanditaires de ces actions armées sont plutôt à l’étranger, ils ne sont pas au Cameroun ?
Il est très clair qu’il y a énormément de gens dans le Cameroun anglophone qui cherchent à combattre le gouvernement. Donc il y a bel et bien un support local à l’endroit de cette mouvance armée. Mais l’argent, le support diplomatique d’une certaine manière, je dis diplomatique parce qu’il y a énormément d’acteurs aux Nations unies, à New York, en France, au Royaume-Uni qui cherchent à convaincre les gouvernements de la nécessité de la création d’un État indépendant dans cette région-là. Donc il y a un support très clair de la part certainement de la diaspora anglophone camerounaise qui envoie de l’argent, fait des déclarations au public, envoie énormément de messages via les réseaux sociaux, en support justement de ces actions sur le terrain.
Au début de cette année, vous rappelez que Sisiku Julius Ayuk Tabe, le président de la République auto proclamée d’« Ambazonie », a été livré par le Nigeria aux autorités de Yaoundé. Vous dites que, depuis cette date, il a pu recevoir dans sa prison camerounaise la visite de la Croix-Rouge…
On parle de 47 individus qui avaient été arrêtés au Nigeria en décembre 2017 et en janvier de cette année, qui avaient été transférés aux autorités camerounaises en janvier, et qui depuis ce moment-là jusqu’en juin avaient été maintenus au secret sans pouvoir recevoir la visite des membres de leurs familles ou de leurs avocats. Une situation que plusieurs acteurs diplomatiques à Yaoundé comme à l’international ont soulevée auprès des autorités camerounaises. C’est quelque chose que nous-mêmes avons soulevé de manière très claire lors d’une visite qu’on a conduite en juin à Yaoundé auprès de certains ministres du gouvernement Biya. Et finalement en juin, la présidence a permis à la Croix-Rouge, au Comité international de la Croix-Rouge, de rencontrer les 47 détenus. Ce qui s’est produit, après énormément de pression de la part des missions diplomatiques à Yaoundé et de la part d’organisation telle que la nôtre.
Depuis quelques mois, vous affirmez que les forces de sécurité camerounaises procèdent à des attaques massives contre des villages en les incendiant et en tuant les malheureux qui n’ont pas pu fuir, c’est-à-dire les personnes âgées et les handicapés. Avez-vous des preuves de cela ?
Effectivement, c’est un des éléments les plus troublants qu’on a pu documenter sur place. J’ai passé trois semaines dans les régions anglophones au mois d’avril, on a interviewé plus de 80 individus, dont une cinquantaine de victimes et de parents de victimes, qui malheureusement dans certains cas sont décédées. On a pu documenter ces tactiques de terre brûlée conduite par les forces gouvernementales camerounaises. Plusieurs personnes ont décrit ces tactiques comme souvent en réaction ou à la suite d’une attaque ou d’une embuscade par les groupes séparatistes à l‘encontre des forces de sécurité. Donc ces forces de sécurité arrivent dans le village très tôt le matin, stationnent leur véhicule, sortent du véhicule, commencent à tirer pratiquement immédiatement, causant donc la fuite d’une bonne partie des habitants de ces localités. Ces habitants s’enfuient en forêt, continuent d’entendre des coups de feu et, lorsqu’ils retournent à leur village soit très tard la nuit ou le lendemain, ils retrouvent des quartiers entiers brûlés. Et effectivement malheureusement, dans certains cas des personnes âgées ou des personnes avec handicap psychosocial ou mental ont été tuées. Nous, on a pu documenter le cas de quatre femmes âgées qui ont été laissées derrière au moment de la fuite, qui ont été retrouvées le lendemain brûlées. J’ai parlé avec le fils de l’une d’entre elles, d’une de ces victimes, qui m’a raconté comment au moment de l’attaque, il avait été bloqué par des soldats au niveau d’un pont et qui, lorsqu’il a pu finalement rejoindre son village le lendemain, n’a pu retrouver malheureusement que la tête et les intestins de sa mère par exemple. On a pu également documenter les cas de sept personnes avec un handicap psychosocial ou mental qui sont décédées lors de ces attaques, sur lesquelles on a tiré, qui avaient des traces de balles au niveau de la tête ou de l’abdomen, et qui ont été tuées lors de ces attaques.
Et d’après vos informations, combien de civils ont été tués par les forces de sécurité camerounaises depuis le début de ces opérations de « terre brûlée » comme vous dites, depuis le début de cette année ?
On a pu de notre côté documenter le meurtre d’au moins 12 civils par les forces de sécurité camerounaises. Ce sont 12 civils pour lesquels on a les noms, les dates, les lieux. Mais il est très clair que le nombre excède 12 individus. On a reçu plusieurs autres noms qu’on n’a malheureusement pas pu vérifier à un tel niveau. Mais il semble clair que, vu l’ampleur des opérations menées par les forces gouvernementales, ce nombre excède une douzaine de personnes.
Au mois de juin, vous avez été reçu à Yaoundé par le principal conseiller du président Paul Biya, par le ministre de la Défense, le ministre de l’Administration du territoire, et plusieurs autres membres du gouvernement. Quand vous leur avez dit tout cela, que vous ont-ils répondu ?
On a eu un engagement très intéressant avec le gouvernement camerounais. C’est un engagement auquel on n’est pas forcément habitué ces temps-ci dans notre corps de métier. Le gouvernement camerounais a été très ouvert, il nous a reçus avec beaucoup d’attention. On a pu rencontrer plusieurs membres influents du gouvernement de Paul Biya, qui nous ont écoutés attentivement et qui ont évidemment, d’une certaine manière, rejeté certaines de nos allégations, principalement concernant les forces de sécurité qui avaient brûlé des villages. De notre côté, on a pu présenter des preuves incluant des images satellitaires qu’on a pu rassembler, démontrant bien que la destruction dans certains villages était extrêmement importante. Ils ont pour leur part indiqué que plus d’enquêtes seraient déclenchées justement à la suite de ces allégations. Mais il est très clair que le gouvernement camerounais fait face à une menace extrêmement importante qu’il considère pratiquement existentielle, c’est-à-dire qu’on a un groupe armé qui cherche à séparer le pays, à créer un État indépendant. Le gouvernement pour sa part cherche à répondre à cette situation-là. Le problème, c’est que le gouvernement y répond de manière abusive. Et tous ces abus que nous avons pu documenter, que nous avons communiqués au gouvernement du Cameroun, amènent justement à une radicalisation de la population anglophone qui, pour sa part, se voit attaquée par des forces qui prétendent être déployées pour la protéger. Donc, nous, le message qu’on a cherché à leur faire passer, c’est qu’une insurrection, telle que celle à laquelle ils font face présentement dans les régions anglophones, ne peut pas être combattue en utilisant de telles méthodes. Elle contribue à la radicalisation de la population. Et ce qui se passe présentement, c’est que plus il y a de villages brûlés, plus il y a de civils tués par les forces du gouvernement, plus il y aura des gens qui seront prêts à supporter l’agenda séparatiste de ces groupes armés qui opèrent présentement dans ces régions.
RFI | Par Christophe Boisbouvier